Face au racisme, une Bibliothèque Humaine
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Constituer une Bibliothèque Humaine permet de défier les stéréotypes dans l’éducation par la rencontre et les échanges. Elle offre également l’opportunité aux « Livres Humains » de relire leur parcours avec un autre regard.
Par Alida Gulfi, professeure HES ordinaire, et Marie-Christine Ukelo-Mbolo Merga, responsable relations internationales, Haute école de travail social Fribourg (HES-SO)
Le racisme structurel est défini comme « un système social constitué de discours, de maximes d’action et de représentations normatives provenant de formes de domination qui se sont développées au cours de l’histoire et qui tendent à reproduire les rapports d’inégalité touchant les groupes racisés. […] ce qui importe, dès lors, c’est moins qui en est l’auteur que les conséquences pour les victimes. » (Mugglin, Efionayi, Ruedin et D’Amato, 2022, p.7). Contrairement au racisme individuel, qui se manifeste par des attitudes ou des actions discriminatoires, le racisme structurel se réfère donc aux normes, aux politiques, aux pratiques et aux institutions qui favorisent la discrimination et les inégalités raciales de manière systématique. Ses effets se font sentir sur les dimensions de la vie des individus et des communautés à travers des mécanismes tels que les disparités dans l’accès à l’éducation, à l’emploi, aux soins de santé et à la justice.
Sous-catégorie du racisme structurel, le racisme institutionnel se réfère à des représentations et des pratiques d’une organisation fondées sur des procédures ou des règles établies non remises en question (Akkaya, Eckmann et Eser Davolio, 2022).
L’école est un espace d’expression du racisme à différents niveaux. En effet, le système scolaire reproduit des inégalités, notamment en termes de race, de classe sociale ou de genre, en rendant les positions plus valorisées symboliquement, socialement et économiquement moins accessibles aux élèves concerné·e·s (Orban, 2020). À l’école, le racisme est généralement perçu dans sa forme interindividuelle et morale : il est considéré comme de l’hostilité, de la haine et du rejet de la différence. De ce fait, l’institution publique invisibilise la dimension structurelle du racisme, ainsi que le fait qu’inconsciemment les enseignant·e·s et les autres acteurs scolaires peuvent perpétuer des discours et des attitudes produisant sur les personnes concerné·e·s des souffrances et de l’exclusion.
Un livre pour dialoguer
Pourquoi le travail social doit-il s’intéresser au racisme dans l’éducation ? Quel rôle peut-il jouer ? Une partie de la réponse se trouve dans la définition globale du travail social proposée par la Fédération internationale des travailleurs sociaux (IFSW, 2014) selon laquelle le travail social promeut le changement et le développement social, la cohésion sociale ainsi que le développement du pouvoir d’agir et la libération des personnes.
Ainsi, en portant une attention toute particulière aux personnes concernées, la Bibliothèque Humaine représente un outil qui aide à déconstruire les mécanismes du racisme institutionnel et d’œuvrer à la cohésion sociale et au vivre ensemble. Cette démarche, développée en 2000 par Ronni et Dany Abergel, vise à promouvoir la compréhension, l’empathie et la lutte contre les stéréotypes, les préjugés et le racisme.
Ce dispositif donne l’opportunité à des lecteurs et lectrices d’emprunter des « Livres Humains », en chair et en os, qui représentent des groupes minorisés, invisibilisés, marginalisés et/ou qui vivent des expériences de discrimination. L’objectif est de favoriser le dialogue interculturel et interpersonnel, en permettant à des personnes de se rencontrer et de converser avec des individus dont l’expérience de vie diffère de la leur, et ce dans un cadre sécurisé.
Racisme et discrimination racontés
En 2023, une Bibliothèque Humaine (lire encadré) organisée par la Haute école de travail social Fribourg s’est déroulée en présence de quatre Livres Humains. Ces trois personnes francophones et une germanophone se sont racontées à travers leurs récits et ont échangé avec 25 lecteurs et lectrices présent·e·s. Ces dernier·e·s ont eu la possibilité de participer à trois sessions de récits. Durant ces temps, elles et ils ont rencontré des Livres Humains qui ont partagé et échangé leurs vécus et expériences de situations de discrimination et de racisme dans les relations avec l’école. Deux récits portaient sur les relations avec l’école en tant qu’étudiant·e·s, un en tant que parent et un rapportait le point de vue d’une enseignante.
Avant d’emprunter les Livres Humains, les lectrices et lecteurs étaient invité·e·s à prendre connaissance d’une charte, préalablement codéveloppée par les Livres Humains et les organisatrices de l’événement, précisant les conditions d’emprunt : respect du Livre Humain, curiosité, ramener le Livre Humain à temps et dans le même état qu’elle/il leur avait été remis, pouvoir à tout moment mettre fin au prêt pour les deux parties, ne pas enregistrer ou filmer le récit et les échanges.
Comprendre les difficultés
Selon les témoignages des Livres Humains, des lectrices, des lecteurs et des organisatrices, cette activité s’est avérée enrichissante pour toutes les parties prenantes à plusieurs niveaux.
Premièrement, la Bibliothèque Humaine a donné l’opportunité aux personnes présentes de découvrir des aspects complètement invisibilisés du racisme structurel et leur impact sur le quotidien des personnes concernées, tel que le non-accès à la scolarité ordinaire pour les enfants requérant·e·s d’asile :
« Les enfants requérants d’asile en Suisse sont confrontés à des difficultés dans leur accès à une scolarisation décente. Il y a une violation flagrante de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant requérant d’asile, car rien ne peut justifier le fait de ne pas pouvoir donner à cet enfant la chance équitable de s’épanouir et de prétendre à une vie meilleure que tout enfant légalement mérite. » (Livre Humain, homme, requérant d’asile)
ou encore l’expérience d’une enseignante relatant des attitudes racistes de collègues envers des élèves racisé·e·s :
« Les enseignants nomment la couleur de peau lorsqu’ils disent que les enfants africains sont très bruyants et lorsqu’ils s’énervent parce que certains enfants veulent rester avec leurs semblables dans la cour de récréation. » (Livre Humain, femme, enseignante)
À la suite des récits, les échanges entre les Livres Humains et les lectrices et lecteurs se sont avérés riches et se sont déroulés dans un climat respectueux, bienveillant et constructif. Cette activité a permis de comprendre les difficultés rencontrées par les personnes concernées et d’imaginer ensemble des perspectives de changement, par exemple, au niveau de la formation des enseignant·e·s :
« Pour que les choses changent vraiment, je souhaite que les autorités et les institutions rendent l’éducation antiraciste obligatoire, dans la formation initiale, dans la formation continue. […] Il faut que les éditeurs de matériel pédagogique produisent des manuels sans y reproduire le racisme. » (Livre Humain, femme, enseignante)
Des évolutions au niveau des politiques scolaires ont également été évoquées :
« Un climat scolaire positif et sain suppose de combattre au quotidien s’il y a lieu les actes et propos discriminants ou empreints de violence et de promouvoir le respect des droits de chacun. Or, nombreux d’enfants requérants d’asile connaissent des difficultés à l’école en raison de la position sociale défavorisée de leurs parents à cause de leur peau. » (Livre Humain, homme, requérant d’asile)
Ainsi, la Bibliothèque Humaine s’est avérée être un espace de rencontre, de co-apprentissage et de co-construction pertinent entre les Livres Humains et les lectrices et lecteurs.
Finalement, cet espace a permis aux Livres Humains de prendre une certaine distance par rapport au vécu de leur expérience, notamment en faisant le lien entre les dimensions micro et macro du racisme, ainsi que d’échanger de manière sécure. Certain·e·s se sont senti·e·s moins seul·e·s avec leur histoire. Parfois, elles et ils ont aussi éprouvé le sentiment de pouvoir se réapproprier leur histoire autrement que comme victime, contribuant à une lecture renouvelée de la situation leur permettant d’agir différemment dans le futur. Même si le fait de raconter leur vécu de racisme dans l’école et d’échanger avec les lectrices et lecteurs a été très prenant émotionnellement et physiquement, les Livres Humains ont ainsi reconnu la pertinence de cette activité et se sont sentis reconnu·e·s et valorisé·e·s.
Perspectives pour le travail social
Le travail social mobilise les droits humains comme cadre de référence. En cela, la discipline se trouve concernée par l’impact durable des pratiques discriminatoires qui désavantagent de façon systématique les personnes et les communautés (Helfer et Stampfli, 2023). Le travail social se doit donc d’intervenir auprès des personnes concernées, de visibiliser et sensibiliser les organisations et la collectivité à la problématique du racisme structurel, dans une perspective de prévention et de changement. De même, le travail social doit se considérer comme faisant partie du problème et thématiser le racisme, les rapports de pouvoir et les dynamiques favorisant les discriminations en son sein.
En ce sens, la Bibliothèque Humaine se révèle un outil qui contribue à travailler sur le racisme structurel dans l’éducation en portant l’attention sur deux axes en interaction. Un axe passe par une déconstruction des représentations et des pratiques racistes des enseignant·e·s, des autres acteurs scolaires et des politiques de l’éducation. En effet, les visions du monde et de l’être humain ainsi que les valeurs, attitudes et actions qui y sont associés sont profondément ancrés dans les structures, les programmes, les règles et les routines au sein des établissements scolaires. La déconstruction favorise la reconnaissance, à travers les récits, de comment ces pratiques traversent et impliquent les individus comme acteurs dans la pérennisation des mécanismes discriminants et racistes.
L’autre axe est celui du développement du pouvoir d’agir des personnes concernées. En favorisant le dialogue entre les deux axes, la Bibliothèque Humaine créé une dynamique de changement pour les différents acteurs.
Une semaine de prévention
La 12ème Semaine contre le racisme s’est tenue du 20 au 26 mars 2023 sur le thème « Ensemble vers une éducation sans racisme ». Coordonnée par le Bureau de l’intégration des migrant·e·s et de la prévention du racisme du canton de Fribourg, cette édition voulait renforcer la prévention du racisme dans et par l’éducation dans un contexte où le nombre de signalements de cas de discriminations raciales dans le domaine de l’éducation (formation, école, crèche) a augmenté (Vega et Kırmızıtaş, 2023).
La Haute école de travail social Fribourg a souhaité contribuer à cette réflexion en proposant une Bibliothèque Humaine sur le racisme structurel et institutionnel dans l’éducation.
Bibliographie
- Akkaya, G., Eckmann, M., & Eser Davolio, M. (2022). Les jeunes, les préjugés et le racisme. Actualité Sociale, Point fort, avril 2022, 12-15.
- Fédération internationale des travailleurs sociaux. (2014). Définition mondiale du travail social — Fédération internationale des travailleurs sociaux (ifsw.org)
- Helfer, M., & Stampfli, A. (2022). Racisme structurel : une tentative d’approche. TANGRAM.
- Mugglin, L., Efionayi, D., Ruedin, D., & D’Amato, G. (2022). Racisme structurel en Suisse : un état des lieux de la recherche et de ses résultats. Neuchâtel : Forum Suisse pour l’étude des migrations et de la population.
- Orban, A.-C. (2020). Réagir face au racisme dans l’enseignement. Revue Eduquer, 158, Dossier Racisme à l’école.
- Vega. G., & Kırmızıtaş, Y. (2023). Incidents racistes recensés par les centres de conseil en 2022. Berne : humanrights.ch et Commission fédérale contre le racisme.
Lire également :
- Béatrice Vatron-Steiner et al., «Saint-Nicolas, moteur de participation culturelle», REISO, Revue d'information sociale, publié le 1er décembre 2022
- Claire Vionnet, «Un geste harmonieux entre l’ici et l’ailleurs», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 1er novembre 2021
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Alida Gulfi et Marie-Christine Ukelo-Mbolo Merga, «Face au racisme, une Bibliothèque Humaine», REISO, Revue d'information sociale, publié le 30 octobre 2023, https://www.reiso.org/document/11519