Cellules d’immersion pour former à l’innovation
© Daniel / Adobe Stock
Initié en 2022, un module de formation à l’innovation sociale repose sur une démarche de recherche-développement. Dispensé dans le cadre du bachelor en travail social, il renverse le dispositif académique ordinaire. Retour sur expérience.
Par Jules Schminke et Laureen Gueissaz, étudiant·es en travail social, respectivement en animation socioculturelle et éducation sociale, Haute école de travail social et de la santé, Lausanne (HES-SO)
Rompre avec le modèle « académique traditionnel » des HES pour expérimenter l’innovation sociale à travers une méthodologie de recherche-développement : depuis le semestre d’automne 2022, le Module d’approfondissement de la HETSL (MAP) [1] intitulé « L’innovation en travail social et les enjeux de la participation » plonge les étudiant·es de troisième année dans les pratiques de terrain.
Co-construit avec le Centre social protestant Vaud (CSP), ce module répartit la vingtaine d’étudiant·es participant [2] entre trois « Cellules d’immersion » (Jet Service, Fraternité, Gouvernance). Accompagné·e·s de professionnel·les du CSP et d’un·e enseignant·e, elles et ils y mènent un diagnostic et conçoivent des idées de projet au service de la participation des bénéficiaires.
À hauteur d’étudiant·es, cet article dresse un bilan de cette approche, dans laquelle le réel du travail social est placé au centre de l’enseignement. Par un renversement des étapes, c’est-à-dire en commençant par la « pratique », les groupes ont d’abord été projetés dans leur Cellule d’immersion. Ensuite, ils ont formalisé la théorie des dynamiques mises à l’œuvre, dans des cours dispensés par les élèves pour leurs pair·es, jusqu’à proposer, finalement, des projets co-construits avec, et pour le CSP. Grâce à cette expérience, les étudiant·es ont eu le privilège de vivre une mise en situation pédagogique plus radicale.
Une expérience de promotion de l’innovation sociale
Cette expérience de recherche-développement est axée autour du concept d’innovation sociale que Lallemand (2001) définit comme « une pratique qui permet d’apporter un questionnement nouveau, une réponse nouvelle, ou de prendre en charge différemment un besoin social existant ou émergeant. Elle peut porter sur l’activité proposée ou sur la démarche entreprise, ou encore sur la prise de risque qu’elle comporte dans sa mise en œuvre. Elle peut aboutir à des résultats transférables ou non ». (p. 11)
Lorsqu’elle se situe dans le champ du travail social, l’innovation est constituée de deux dimensions complémentaires, comme le spécifie Rullac (2021) : la dimension intégrée au travail social contribue au renouvellement des savoirs et des pratiques, alors que la dimension de développement social a pour objectif de répondre aux défis sociétaux par l’amélioration des services des institutions, de l’accompagnement des bénéficiaires et des compétences des professionnel·les.
L’innovation en travail social est ainsi à considérer comme une démarche permettant d’agir tant sur les aspects de forme que de fond des pratiques et des organisations professionnelles. Dans cette situation formative, il s’agissait de collaborer avec le CSP pour renforcer la participation des personnes usagères dans son dispositif. En ce sens, il a été possible de penser l’innovation aussi bien au niveau des méthodes de travail des professionnel·les, que de l’amélioration des prestations à destination des bénéficiaires.
Pour y parvenir, les démarches de recherche-développement ont visé la création d’un dialogue entre les savoirs scientifiques, professionnels et d’expertise usagère, dans une perspective volontaire d’hybridation des savoirs. La plus-value de ce modèle d’innovation est d’intégrer pleinement les personnes au bénéfice d’une réelle expérience d’usage des prestations professionnelles dans la réflexion, dans l’élaboration des problèmes et la construction de solutions, en tant que personnes expertes.
Un module à double visée
Ce module a donc poursuivi la double visée de former les étudiant·es et d’améliorer le dispositif du CSP selon ses propres perspectives, en mobilisant ses actrices et acteurs. Pour mettre en œuvre ces objectifs, les modalités pédagogiques ont été variées : cours, ateliers de suivi de projet, immersion de terrain, partenariat institutionnel et travail autonome (en groupe). Concernant les moments d’immersion, les étudiant·es se sont organisé·es selon un agenda établi en commun et ont prévu des réunions avec les référent·es de terrain. Des ateliers de suivi avec l’enseignant·e ont également jalonné le processus, afin d’évaluer son avancement, de conseiller et de guider. Les étudiant·es ont été placé·es dans une situation de triade, qui articule l’expérimentation, la formalisation et la transmission.
En cohérence avec la méthodologie de recherche-développement expérimentée par les étudiant·es sur le terrain (Descloux & Rullac, 2022), la pédagogie a été renversée. Ce sont les étudiant·es qui se sont retrouvé·es en charge des cours, dans la mesure où leurs expérimentations les désignaient comme les mieux placé·es pour transmettre les savoirs acquis à leurs pair·es. Chacun des trois groupes s’est vu confier un thème d’enseignement à dispenser aux deux autres groupes. Le premier thème, le diagnostic, a mis en lumière le processus passant par la recherche d’indicateurs de problèmes (faits concrets et objectifs). Celui-ci contribue à identifier des dysfonctionnements institutionnels qui entravent la mise en œuvre des missions de la structure afin de pouvoir répondre, en finalité, aux besoins institutionnels non couverts, dont le projet sera la solution. Suit ensuite la conception : en partant de la perspective générale, il s’agit de formuler les objectifs et les moyens visant à mettre en œuvre la solution. Enfin, la troisième thématique a examiné l’évaluation du projet : afin de pouvoir mesurer l’effet de la solution, il convient de définir des critères et des indicateurs d’évaluation, et ce dès le début du processus.
Les cours ont été répartis de manière chronologique, selon l’avancée des projets, pour vivre la méthode avant de la conceptualiser, puis la transmettre aux pair·es. Les professeur·es de la HETSL et les professionnel·les du CSP ont assisté aux cours et ont participé à la discussion suivant chacune des présentations, pour clarifier des concepts au besoin. Cette approche de l’enseignement témoigne d’une logique inductive de la production de savoir, s’ancrant d’abord dans le vécu du réel, pour ensuite en essentialiser les savoirs à transmettre.
L’allégorie de l’expérience de l’apprentissage du vélo illustre le sens de cette démarche. En effet, nul n’apprend à rouler à bicyclette en commençant par un cours théorique portant sur les phénomènes physiques qui régissent cette pratique. C’est bien l’expérimentation par essais et erreurs qui fonde cet apprentissage. Toutefois, une pratique de compétition, par exemple, peut nécessiter un apprentissage théorique ultérieur.
Cette comparaison semble pertinente pour l’enseignement de la recherche-développement, qui est une méthodologie reposant sur une expérimentation fondatrice. Autrement dit, l’innovation en travail social enseignée dans ce MAP l’a été de manière inductive et expérimentale, renversant la norme académique qui voudrait que le savoir théorique soit préalablement étudié à la mise en œuvre sur le terrain.
Une expérience formative professionnalisante
Comme tout modèle pédagogique et andragogique, celui proposé dans ce module contient des bénéfices et des difficultés pour les étudiant·es, notamment en matière de rôles ou de responsabilités au sein du module : à la fois élève à la HETSL, enseignant·e pour leurs pairs, expert·e pour la CSP, chercheuse ou chercheur en travail social ou encore équipière ou équipier de projet. La multifonctionnalité des postures a représenté un défi de notre point de vue d’étudiant·e, incitant à mettre en œuvre des capacités professionnelles encore en développement et demandant, à un niveau plus personnel, de faire preuve de polyvalence, d’humilité et de tolérance (vis-à-vis de soi-même et des autres).
Sous l’angle des bénéfices, l’élément évident à relever est le cheminement intrapersonnel qui se manifeste de diverses manières dans une démarche de ce type : être immergé dans une recherche de terrain contribue à la découverte de ses ressources et limites, et nécessite la mobilisation de nouveaux outils, notamment pour la présentation de projet. Une exploration interpersonnelle permet de sentir les enjeux intrinsèquement liés au travail d’équipe, par exemple au sujet de l’équilibre à construire dans un groupe selon les valeurs et intérêts propres. L’importance de se sentir concerné·e par la finalité apparaît comme un élément essentiel pour rassembler même lors de divergences. La collaboration interdisciplinaire tient en effet une place primordiale dans le contexte de la recherche-développement, puisque c’est en grande partie de cette collaboration que dépend le succès du projet.
Tenir compte des objectifs variés
Ce genre de projet a la particularité de compter une pluralité des finalités, soit d’objectifs finaux à atteindre pour chaque partie prenante. Si les étudiant·es collaborent à l’amélioration de la participation, elles et ils doivent aussi rendre compte de leurs expériences en classe et avancer dans leur formation. De leur côté, les enseignant·es sont concerné·es par la qualité de la formation de leurs élèves ou la collaboration avec le partenaire, ici le CSP. Pour les professionnel·les de la structure collaborante, il s’agit d’obtenir des résultats applicables sur le terrain. Conscientiser ces finalités variées et légitimes s’avère donc être une étape nécessaire dans le projet, dont une vision d’ensemble le nourrit intelligemment. Et chaque apport, qu’il s’exprime dans une Cellule d’immersion, en classe inversée ou autre, représente une opportunité de développement global.
Un tel projet pousse chaque actrice et acteur hors de sa zone de confort. En référence au travail de Lev Vygotski sur la zone proximale de développement (F2, Psychologie, 2020), ce positionnement engendre des va-et-vient entre cette dernière, où il est possible d’apprendre grâce au soutien et à l’intelligence collective, et la zone des savoirs acquis.
Cette approche s’est révélée transformative par sa redéfinition des repères et des limites de l’expérience formative ordinaire dispensée à la HETSL. Elle a engendré un déplacement significatif des cadres de référence, élargissant ainsi les horizons de nos réalités de futures travailleuses et travailleurs sociaux. Cette immersion a contribué notamment à mieux discerner en quoi l’innovation sociale peut être un point de convergence, au sein du travail social, entre la pratique professionnelle et la discipline académique, dans un double processus qui se nourrit mutuellement. En ce sens, le développement de projets constitue un moteur précieux, qui alimente à la fois des savoirs et des dispositifs inédits, qui s’unissent en faveur du domaine social.
Bibliographie
- Grand, O., Frund, R., Descloux, R. & Rullac, S. (2022). Les enjeux du développement de projets pour l’innovation sociale : expérimentations dans une formation en Travail social. Éditions sociographe.
- Lallemand, D. (2001). Les défis de l’innovation sociale. ESF.
- Rullac, S. (2021). Les perspectives de l’innovation en travail social. EMPAN.
[1] A partir de 2023, le MAP s’intitule « Le Développement de l’innovation en Travail social ».
[2] Les étudiant·e·s sont issu·e·s des quatre écoles du Domaine travail social de la HES-SO.
Lire également :
- Romain Descloux, «Approche collaborative pour l’insertion des jeunes», REISO, Revue d'information sociale, publié le 29 janvier 2024
- Stéphane Rullac, «Caractériser les recherches-actions collaboratives», REISO, Revue d'information sociale, publié le 18 janvier 2024
- Marie-Claire Rey-Baeriswyl, «Un pont entre science et société», REISO, Revue d'information sociale, publié le 2 octobre 2023
- Stéphane Rullac, «D’usager·e à expert·e: le travail social en mutation», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 26 juillet 2021
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Jules Schminke et Laureen Gueissaz, «Cellules d’immersion pour se former à l’innovation», REISO, Revue d'information sociale, publié le 29 février 2024, https://www.reiso.org/document/12102