L’Ouest lausannois est-il encore accessible?
Pour les communes, les enjeux pour assurer un foyer à chacun·e sont nombreux. Face à la hausse des prix, en particulier sur l’Arc lémanique, les loyers explosent, l’endettement guette et les foyers d’urgence sont submergés. Réflexion.
Par Marc Burkhalter, travailleur social, Fondation Le Relais, Renens
Les communes portent la responsabilité de proposer une solution d’hébergement à toute personne domiciliée sur leur territoire. Ce droit « à la sécurité » est inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 25). Cependant, les collectivités publiques n’ont pas de réponses concrètes lorsque quelqu'un·e se retrouve à la rue et les structures d’accueil d’urgence sont insuffisantes. Une réflexion est cependant en cours quant à leur adéquation face à aux besoins. Pour ne citer qu’un exemple, que peuvent-elles proposer à une famille avec des enfants ?
Certains hôtels ont des conventions avec les structures de type Centre social régional (CSR) pour la mise à disposition de chambres. Il existe toutefois des listes d’attente pour disposer d’un tel espace et l’accès en est réservé aux personnes bénéficiant de l’aide sociale. Rien n’est proposé pour les familles ainsi que pour celles et ceux qui disposent d’un autre type de revenu. Des tentatives de solution existent, au coup-par-coup et dans l’urgence, mais cela s’apparente à du bricolage.
D’autre part, la législation s’avère en retard sur l’évolution des usages sociétaux. Si la loi sur l’aménagement du territoire a nécessité des années pour être révisée, elle semble pourtant déjà dépassée : les bâtiments qui se construisent actuellement ne correspondent pas à la capacité financière d’une majorité de la population [1]. De plus, les zones faiblement peuplées ont besoin d’être revitalisées en transport public et commerces pour attirer de nouvelles et nouveaux habitants.
Quant au filet social, le CSP relevait en 2022 qu’il n’accorde pas les mêmes montants pour une aide au logement suivant le type de soutien [2]. En effet, les prestations complémentaires familles ou AVS/AI et le Revenu d'insertion ne donnent pas droit au même loyer maximum [3]. Certaines institutions calculent ce montant sur le loyer brut et d’autres sans les charges. La situation est telle que même les professionnel·les de l’accompagnement social ne sont pas sûr·es de ce qui sera pris en charge lorsque le loyer est partagé entre différentes administrations.
De plus, une part de la population n’a droit à aucune aide ou ne veut pas y faire appel, notamment en raison du risque de non-renouvellement d’un permis de séjour.
Les professionnel·les de l’aide sont confrontés à l’ampleur de la demande, à la complexité croissante des situations et à la frustration liée au peu de moyens concrets d’action dont ils et elles disposent.
Pénurie de terrain, flambée des prix
Ces difficultés peuvent être illustrées par l’exemple d’une personne subissant un accident de travail, lequel débouche sur une incapacité à reprendre son activité professionnelle. Tout d’abord, la victime devra trouver le moyen de faire des économies pour compenser la baisse de revenu, alors que ses charges fixes demeurent identiques. Entre la fin de la prise en charge par l'assurance perte de gain, un soutien par un CSR avant l'obtention d’une rente de l'AI, la personne risque de devoir déménager deux fois pour que son loyer reste dans les normes admises. La problématique est la même dans le cas du chômage, suivi d’une rente-pont, puis des prestations complémentaires de l’AVS.
En outre, les activités, l’habitation et les transports publics se sont concentrés autour des villes, notamment de Villeneuve à Genève en ce qui concerne l’Arc lémanique. Cette concentration sur une surface restreinte génère des difficultés pour la création de nouveaux logements. La pénurie de terrains constructibles augmente le prix du mètre carré, empêchant l’émergence d’habitats en corrélation avec le pouvoir d’achat d’une part de plus en plus conséquente de la population, ainsi qu'un soutien au logement permettant aux loyers de ne pas dépasser les barèmes des institutions. Cela restreint également la réalisation de structures d’accueil à caractère social, que ce soit pour les personnes sans domicile fixe ou celles ne répondant pas aux critères des gérances.
Impunité des bailleurs
L’État a peu de contrôle en amont sur les bailleur·ses et les loyers pratiqués, tandis qu’il appartient à chaque locataire de demander le respect de ses droits en cas d'abus. D’un autre côté, une part de la population craint de perdre son logement si elle s’oppose au propriétaire, sans pouvoir en retrouver un autre ensuite, en tout cas pas dans la même région. L’addition de la peur d’un côté et de l’impunité de l’autre a favorisé une hausse des prix du marché qui amplifie l’angoisse de ne pas arriver à se reloger.
Les régies immobilières, qui perçoivent des honoraires sur les loyers encaissés, favorisent automatiquement les dossiers les plus sûrs. Comme elles reçoivent un nombre important de postulations pour tout appartement à louer, les personnes ne répondant pas à l’ensemble des les garanties exigées se retrouvent systématiquement écartées. Cette position « de force » des gérances ouvre également la porte à des comportements discriminatoires sous le couvert de choisir « le meilleur dossier ». La fonction première de ces sociétés consiste à obtenir le rendement le plus élevé d’un immeuble et elles le font bien.
Par ailleurs, les gérances réduisent leurs coûts en informatisant les démarches, notamment en proposant les objets à louer exclusivement sur des sites internet et en imposant des postulations en ligne. Outre représenter un enjeu de fracture numérique, ces exigences créent aussi des difficultés à toute personne maîtrisant mal le français. De plus, la rapidité de réponse de certaines agences semble indiquer que des filtres prédéfinis sont appliqués et que les candidatures passent par le tamis d’algorithmes pour être réellement examinées. Cela augure-t-il d’une société où la moindre anicroche dans le parcours de vie empêchera d’accéder au statut de locataire ?
Payer plus cher ou perdre du temps
Vouloir se loger sur l’Arc lémanique demande une réelle obstination. Confrontés à des non-réponses ou des refus, les candidat·es finissent par penser qu’ils ne méritent pas mieux en raison d’une faiblesse de leur dossier. Des études [4] ont déjà été établies sur le mal-logement et son impact tant au niveau de la santé psychique et physique, que sur les chances d’améliorer sa vie de façon générale. Cela influe aussi les domaines des violences domestiques et des incivilités.
Par ailleurs, s’éloigner des centres implique en général la possession d’un véhicule privé. Les personnes au budget serré doivent alors choisir entre investir dans la voiture et habiter en périphérie, ou payer une location élevée qui déséquilibre leurs finances. Dans les deux cas, la moindre surprise, telle qu’un supplément de chauffage ou une hausse de loyer, suffit à faire basculer dans un engrenage souvent délétère. Par ailleurs, l’éloignement comporte également des conséquences sur le réseau social et les loisirs, en plus d’autres paramètres inhérents à un changement de domicile : comment gérer le temps d’attente pour obtenir une place en garderie ? Comment résoudre l’antagonisme entre un besoin accru de disponibilité pour sa famille et des trajets plus longs ?
Enfin, relevons que déménager nécessite un investissement financier et temporel pour visiter les objets.
Piocher dans l’épargne pour payer son loyer
L’addition de ces facteurs contraint finalement à faire des choix cornéliens. « Malgré la perte de pouvoir d’achat, les économistes d’UBS anticipent une « évolution moyenne de la consommation suisse ». Selon eux, bon nombre de ménages vont piocher dans leur épargne pour amortir la charge que représente la hausse des primes, ainsi que celle des loyers et des prix de l’électricité » [5]. En résumé, rester dans un appartement coûte de plus en plus cher et déménager devient très difficile. Ce problème va vraisemblablement s’accentuer puisque les hausses du taux hypothécaire se répercutent sur les loyers, tandis que les revenus, selon l’Union syndicale suisse, ont baissé en termes réels entre 2016 et 2022 pour les catégories salariales faibles et moyennes [6]. La problématique a été perçue durant l’année 2023 où les procédures d’expulsion pour défaut de paiement ont battu tous les records.
En quoi consiste le bon équilibre entre le budget, la taille du logement, la zone géographique possible et le temps nécessaire pour obtenir un bail ?
Dans le cas où quelqu’un·e ne remplit pas les conditions exigées par les gérances, ou se trouve dans l'urgence, seule une solution provisoire est envisageable. Il s'agit de colocation, de baux à durée déterminée, de sous-location, voire de « marchands de sommeil » [7]. Entretemps, si une chambre d’hôtel n’est pas envisageable, restera la rue, le canapé d’une connaissance ou vivre l’incertitude d’une procédure d’expulsion avec le stress de ne pas savoir si une solution pourra être mise en place avant celle-ci. Autrement, il faudra se résoudre à rester dans un lieu suroccupé ou augmenter l’endettement en espérant un miracle.
Créer des logements pour garantir le droit à un toit
Des logements sociaux doivent être créés afin de garantir le droit à un toit pour toutes et tous. Pour ce faire, il s’avère primordial que les collectivités puissent obtenir des terrains constructibles à un prix intéressant. La topologie du terrain en Suisse forçant à regrouper les activités humaines sur un tiers environ du territoire [8], une évolution uniquement autour des grandes agglomérations n'est plus envisageable. Des transports publics efficients, des commerces, des activités professionnelles et culturelles dans ces zones doivent être créées afin de favoriser une mixité d’habitations et de population. Mais un tel développement demande aussi de penser la construction pour favoriser une cohabitation sereine. En effet, le « chacun·e chez soi » a atteint ses limites et il est impératif de recréer du lien.
Pour permettre à la société humaine d’être pérenne, il est impératif de trouver un équilibre entre les profits du privé et la prise en charge des dégâts collatéraux. La collectivité ne pourra pas assumer seule le surcoût du logement.
En conséquence, il devient urgent de redynamiser les campagnes afin que la population puisse y vivre sans devoir effectuer des kilomètres pour obtenir le moindre service. Simultanément, il s’agirait de mettre un cadre pour éviter la surenchère des loyers. Enfin, une réflexion sur le filet social est nécessaire pour diminuer le nombre de personnes passant à travers les mailles, en simplifiant son accès notamment. Pour y arriver, les acteurs des différents secteurs doivent collaborer afin de construire ensemble les solutions, tout en respectant le projet de territoire Suisse [9].
[1] De façon générale, les loyers ont augmenté de 25% en 18 ans, selon l’ASLOCA ; voir par exemple les loyers actuels de l’Arc lémanique dans des bâtiments neufs via une recherche d’appartements, comme sur ce lien.
[2] https://csp.ch/geneve/wp-content/uploads/sites/5/2022/10/CSP_DossierPresse_15-septembre-2022.pdf
[3] Parent seul ou couple avec un ou deux enfants : PC familles et RI 1'782 frs + charges de 10% max, PC AVS/AI 1'845 frs charges comprises pour trois personnes et 2'010 frs pour quatre personnes.
[4] « Les coûts économiques, sociaux et sanitaires du mal logement » (Juliette Baronnet – Fors-Recherche Sociale no 204 – 2012)
[5] https://www.24heures.ch/remunerations-en-suisse-en-2024-l-inflation-devorera-les-hausses-de-salaires-594467319648
[6] SGB/USS dossier no 154 de janvier 2023 (D. Lampart, E. Gisler et T. Kirkali)
[7] Définition selon wiktionary.org : « Celui qui loue des logements ou des dortoirs à des prix trop élevés, où les gens dorment dans des conditions indignes et anormales d’insalubrité. »
[8] Selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique, pour 2024, 35% du territoire consiste en surfaces agricoles et 8% en surfaces d’habitat et d’infrastructure.
[9] https://www.are.admin.ch/are/fr/home/developpement-et-amenagement-du-territoire/strategie-et-planification/projet-de-territoire-suisse.html
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Marc Burkhalter, «L’Ouest lausannois est-il encore accessible?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 30 mai 2024, https://www.reiso.org/document/12542