Promouvoir la lecture, un outil de prévention
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L’éveil au livre et au récit chez les enfants et leurs familles est un outil efficace de lutte contre les inégalités sociales. Coup de projecteur sur deux projets, l’un axé sur l’accueil familial de jour, l’autre destiné à l’accueil collectif.
Par Marie Girard, Pro Enfance, Lausanne
Si le goût pour les récits est présent chez tous les enfants jusqu’à l’âge d’environ 5 ans, le passage à l’apprentissage de la lecture se révèle un lieu d’inégalité. Le rôle des parents et des proches dans la construction du rapport au livre chez l’enfant et l’influence de ce rapport sur les trajectoires de lecteurs et lectrices sont en effet connus. De nombreuses études [1] montrent que la présence et la valorisation de la littérature dans l’environnement du tout-petit sont un des facteurs prédictifs du lien qu’il ou elle entretiendra par la suite avec l’écrit. Elles soulignent également que la promotion de la lecture a une incidence positive sur le développement du langage.
La littérature soutient l’enfant dans le développement de son capital culturel. Au travers des récits, il ou elle rencontre des codes sociolinguistiques spécifiques qui aiguilleront ses futures interactions. Les livres offrent aux enfants des clés pour s’inscrire plus facilement dans différentes sphères sociales, en acquérant d’autres formes de langage et une culture commune nécessaire à la vie sociale. [2]
Dans le cadre de l’accueil de l’enfance, les professionnel·les peuvent favoriser l’éveil aux livres et aux récits auprès des enfants et de leurs familles. Néanmoins, privilégier l’accès à la littérature dans une région ou un réseau représente un coût et nécessite une coordination des acteur·trices. [3]
Favoriser la lecture dans l’accueil familial de jour
Réunissant quinze communes du Chablais vaudois, le réseau « Enfants Chablais » compte 90 accueillantes en milieu familial de jour (AMF) et quatre coordinatrices. Bien que le cahier des charges et le concept pédagogique des accueillantes mentionnent que les enfants sont pris en charge dans un environnement stimulant, le constat a été fait, lors des visites des coordinatrices du réseau, que peu, voire pas, de livres étaient à disposition des enfants. En outre, leur qualité était parfois discutable. Dans l’optique de favoriser l’égalité des chances, cet axe pédagogique a été renforcé, afin que toutes les AMF puissent offrir des moments et des activités dirigées en lien avec la littérature.
Cette volonté de permettre aux enfants d’accéder à des ouvrages diversifiés et de qualité s’est matérialisé dans un projet de bibliothèque mobile, financé par une fondation privée. Des caisses en bois et de la peinture pour les décorer ont été mises à disposition des accueillantes. Depuis, 15 caisses circulent tous les deux mois entre les AMF, selon un tournus établi. Les caisses contiennent 17 livres choisis avec une professionnelle et adaptés à un public âgé de 3 mois à 13 ans. Le souhait était que toutes les AMF disposent de leur propre matériel, des raisons budgétaires l’ont empêché.
Créer des liens autour de l’accueil collectif
En Ville de Neuchâtel, le projet « Sept mesures pour la promotion de la lecture » a débuté en 2009, porté par le Service de la famille qui regroupe 26 structures d’accueil de l’enfance et 250 professionnel·les. Son but est de promouvoir la lecture auprès des enfants, quel que soit leur âge, leur contexte familial ou culturel, afin de favoriser leur développement émotionnel, valoriser leur imaginaire, leur créativité ainsi qu’enrichir leur vocabulaire. Le projet a encore pour objectif de sensibiliser les familles, les professionnel·les et les autorités politiques à l’importance de la lecture. Il permet d’amener dans les structures une approche ludique du livre basée sur l’expérimentation personnelle de l’enfant.
La mise en œuvre de ce projet s’est déroulée de manière participative, afin d’identifier et de déployer des mesures qui correspondent aux envies des enfants, des familles et des équipes éducatives. L’une d’entre elles est la création d’une bibliographie de référence. Ce document, édité par les professionnel·les de l’enfance et du secteur de la littérature, recense des ouvrages adaptés aux enfants [4]. En outre, l’échange de livres entre les structures d’accueil est favorisé. Ainsi, les enfants sélectionnent leurs ouvrages favoris pour les présenter à leurs camarades d’une autre institution. Des espaces permettant d’accéder en tout temps et en toute autonomie aux livres ont également été aménagés. Afin d’encourager l’enfant à s’approprier l’objet, des espaces dédiés aux livres sont aménagés dans des salles multiactivités. De plus, un budget spécifique est réservé à l’achat et au renouvellement d’ouvrages littéraires.
Afin de renforcer le lien avec les familles, un système de prêt a été mis en place. Des ouvrages (renouvelés très régulièrement) sont également laissés en libre-service, et peuvent être amenés à la maison et ramenés ou non dans la structure d’accueil. Enfin, une bibliographie en langue étrangère complète les mesures afin de valoriser la diversité. Si les collaborateur·trices ne maitrisent pas la langue, ils invitent les parents ou un·e référent·e de l’enfant à venir lire un livre dans leur langue. Cette implication des proches contribue par ailleurs à valoriser la culture d’origine et une reconnaissance sociale. Cette reconnaissance de leur patrimoine culturel est centrale pour les familles issues de la migration, qui ressentent souvent un sentiment d’illégitimité face à la culture du pays d’accueil, qu’ils n’ont pas toujours eu l’opportunité d’assimiler durant leur propre enfance. L’accès à la littérature dans la langue d’origine permet à l’enfant de la découvrir et de la partager avec ses ami·es.
La formation des équipes, pilier du projet
Dans les deux initiatives, la formation des équipes éducatives et des accueillantes en milieu familial est un axe à part entière.
Dans le projet vaudois, la formation est obligatoire pour toutes les accueillantes. D’une durée de deux heures, elle vise à les sensibiliser à l’importance de la lecture et à créer des moments encadrés ou libres avec les enfants autour de l’objet-livre. Des thématiques telles que la manière dont un livre est construit, sa prise en main, ou encore les différentes façons de le lire y sont abordées. Elles soulignent que le récit ne s’arrête pas à la lecture. Ces aspects répondent notamment à la question de savoir comment soutenir les accueillantes analphabètes dans le rapport aux livres, le désacraliser et le rendre accessible.
Dans le projet neuchâtelois, le personnel a suivi une formation dispensée par l’association Prévention illettrisme dès le préscolaire (PIP) » [5]. Cette formation a contribué au partage de valeurs et favorisé un échange autour des craintes suscitées par le projet. Afin de soutenir les compétences, les intervenant·es PIP s’immergent parfois dans des colloques d’équipe ou dans des séances plénières. En complément, chaque éducateur·trice peut choisir des formations liées au domaine et financées par la Ville. Le processus œuvre à la co-construction d’un socle commun de références et d’une culture commune autour du livre, éléments centraux pour que le projet soit porté et vive sur le terrain au quotidien. L’enjeu est de renouveler l’intérêt des collaborateur·trices pour que le projet s’épanouisse dans les structures, de promouvoir la créativité et de susciter l’engouement.
Des projets aux impacts plus larges
Le projet vaudois entame sa deuxième année de vie. Face aux retours positifs des accueillantes et des enfants, les coordinatrices souhaitent le pérenniser. L’un des objectifs initiaux consistait à susciter l’envie des accueillantes à se lier au livre, et à découvrir les lieux de prêts existants dans leur région, ce qui a bien fonctionné. Le réseau offre désormais l’abonnement d’accès aux bibliothèques ; certaines des accueillantes s’y rendent ensemble et les bibliothécaires les soutiennent. Deux sous-objectifs se trouvent dès lors atteints : celui consistant à encourager le développement de sa propre bibliothèque et l’autre à créer un lien entre les accueillantes.
Ce projet a également eu pour incidence de changer la manière de concevoir la prise en charge des enfants par les AMF. Il a ainsi été décidé d’inscrire dans leur cahier des charges et le projet pédagogique que la littérature doit être disponible et que des activités en lien doivent être proposées aux enfants. Néanmoins, un accompagnement conséquent se révèle indispensable afin que les nouvelles accueillantes osent se saisir de l’objet-livre. Il est ainsi important que les coordinatrices disposent de temps pour les accompagner.
À Neuchâtel, le projet participe à la lutte contre l’illettrisme et à l’encouragement précoce, tout en renforçant le lien avec les familles. Le fait que les livres circulent sans contrôle, dans et hors de l’institution, en fait des objets de transition entre la structure d’accueil et les familles. La bibliographie de référence [6] et l’invitation à venir lire des récits plurilingues renforcent la création du lien et l’éveil des enfants à des langues différentes. Le projet a également permis d’impulser une collaboration avec le réseau, notamment avec les librairies et bibliothèques locales qui ont mis à disposition leur expertise.
Des compétences à développer et des synergies à créer
Des projets semblables fleurissent dans différentes régions de Suisse romande afin de sensibiliser les professionnel·les à l’importance de la lecture et de leur mettre à disposition des ouvrages de qualité.
Différents projets pour promouvoir la lecture
Parmi les projets liés à la littérature dans l’accueil familial de jour, citons par exemple les projets de promotion de la lecture portés par le Réseau d’accueil des toblerones de Gland et de l’Accueil en milieu familial de Lausanne. Celui-ci vise à faire circuler des ouvrages et sensibiliser les accueillantes aux bienfaits et à l’importance de la lecture. Il est mis en œuvre en collaboration avec le Centre en éducation de l’enfance (CREDE) et « Né pour lire » [7].
En ce qui concerne l’accueil en milieu collectif, des projets tels que Ricochet [8], Bibliomedia [9], ou encore le sac à langue du CREDE [10] sont autant d’opportunités permettant aux équipes éducatives de diversifier leurs ressources avec cohérence.
En intégrant l’éveil au récit, ces initiatives renforcent la qualité de l’accueil et l’égalité des chances. Pour atteindre ces objectifs, la promotion de la lecture et l’éveil au livre doit aussi bien s’inscrire dans les cursus de formation initiale des professonnel·les que dans une offre de formation continue étoffée et accessible. Cela participerait également à la mise en lien des acteurs et actrices de terrain, ainsi qu’au déploiement de différents projets. Les initiatives étant nombreuses et souvent isolées, elles gagneraient en force grâce au potentiel de synergies.
Notons enfin que ces initiatives ont des coûts qui doivent être pris en compte. Outre l’achat du matériel et la formation des professionnel·les de l’enfance, elles nécessitent du temps de réflexion et de recherche, qui ne peuvent se faire que hors présence des enfants. À l’heure actuelle, de telles ressources structurelles, non disponibles dans toutes les régions romandes, mériteraient d’être renforcées. Penser et financer des mesures d’encouragement de l’enfance sont des investissements rentables socialement et économiquement, qui favorisent l’égalité des chances de tous les enfants du pays.
[1] Aurenche, B. (2019). Lire à des bébés, est-ce bien sérieux ? L’expérience d’une bibliothécaire. Enfances & psy, 82.
[2] « L’intérêt des livres dans la lutte contre les inégalités », Catherine Schroeder Peresse, 2021, sciendirect.
[3] Une rencontre en ligne sur la thématique, de laquelle s’inspire cet article, a permis à 25 personnes issues des cantons romands d’échanger sur les enjeux. A cette occasion, le dispositif « Sept mesures pour la promotion de la lecture » de la Ville de de Neuchâtel, ainsi que le projet « Bibliothèque mobile chez les accueillant·es en milieu familial de jour » [3] porté par le réseau « Enfants Chablais », ont été présentés. Cette rencontre, tenue le 7 mars 2024, s’inscrit dans les rencontres en ligne proposées par Pro Enfance.
Cette rencontre, proposée par Pro Enfance, s’est déroulée le 7 mars 2024
[4] Dans cette bibliographique de référence, chaque ouvrage est recensé avec une photo de la couverture, le résumé et la raison pour laquelle l’objet a été apprécié.
[6] La bilbiographie est remise à chaque famille lors de l’inscription de l’enfant afin de présenter le projet.
[7] https://www.nepourlire.ch/fr
[8] https://www.ricochet-jeunes.org/qui-sommes-nous
[9] https://www.bibliomedia.ch/fr/creches-et-garderies/
[10] https://crede-vd.ch/ressources-pedagogiques/4-12-ans/sac-a-langues/
Lire également :
- Marie Girard, «Les places de socialisation, un outil d’intégration», REISO, Revue d'information sociale, publié le 26 février 2024
- Marie Girard, «Les stagiaires, piliers qui ne devraient pas l’être», REISO, Revue d'information sociale, publié le 8 septembre 2022
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Marie Girard, «Promouvoir la lecture, un outil de prévention», REISO, Revue d'information sociale, publié le 29 juillet 2024, https://www.reiso.org/document/12860