Insérer aujourd’hui: enjeux et points de tension

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Champ relativement récent du travail social, le domaine de l’insertion se subdivise en trois approches en fonction des publics et des objectifs. Tour d’horizon de pratiques déployées en réponse aux politiques d’activation. Grand angle.
Par Francesca Quercia, collaboratrice scientifique, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO) et chercheuse associée, Centre Max Weber (France)
Cet article fait partie du dossier Journée d’automne 2024 de l’Artias. Explorant la thématique de l’insertion sociale et professionnelle, ce dossier réalisé en collaboration entre REISO et l’Artias compile les articles et interviews de la majorité des oratrices et orateurs ayant contribué à cette rencontre des acteurs et actrices de l’action sociale en Suisse latine, déroulée le 28 novembre 2024 à Lausanne.
Depuis la fin des années 1980, les politiques sociales connaissent un important tournant. Avec l’émergence de l’« État social actif », il s’agit désormais de « (ré)activer » les sans-emploi (Astier 2009, p. 52), pour les aider à (re)devenir « acteur·trices de leur parcours d’aide et de formation » (Vrancken & Macquet 2006, p. 6). La (ré)insertion professionnelle devient ainsi la meilleure solution pour tou·tes (Vielle et al. 2005). Ces changements remettent en question les objectifs auparavant associés aux politiques sociales, tels que la redistribution et la lutte contre les inégalités sociales. Ils ont aussi un impact sur les pratiques des professionnel·les et sur la manière dont les personnes sans-emploi vivent leur condition d’« assisté·e ».
Or, malgré cette injonction à s’insérer émanant des politiques d’activation et un taux de chômage relativement faible, près de deux cent mille personnes demeurent exclues, momentanément ou durablement, du marché du travail suisse [1]. On peut donc se demander si le paradigme de l’activation est adapté à l’ensemble des sans-emploi et s’il est à même de favoriser leur accès durable au marché du travail. Autrement dit : est-ce que tout le monde a la possibilité de s’insérer ? Quelles sont les conditions qui favorisent une insertion durable ?
Cet article s’intéresse aux effets que cette injonction à l’insertion produit sur les pratiques des professionnel·les et sur leurs visions de l’insertion, mais aussi aux diverses manières dont les personnes accompagnées vivent cette pression. Sans aucune prétention d’exhaustivité, il se veut une synthèse d’un ensemble de recherches, suisses et internationales, réalisées dans ce domaine. Tout d’abord, il s’agira de tracer une esquisse des divers dispositifs existants et de leurs visions de l’insertion (sociale, socio-professionnelle ou professionnelle). Ensuite, des pistes de réflexion seront proposées autour des principaux atouts et limites des actuelles politiques d’insertion.
I. Insertion sociale, socio-professionnelle, professionnelle ?
1.1 Une esquisse des différentes approches de l’insertion
Le « monde de l’insertion » ne fait pas partie des domaines historiques du travail social (Ravon & Ion 2012, p. 71) : il a commencé à émerger lorsque l’insertion professionnelle est devenue une priorité des politiques sociales. De plus, les professionnel·les de l’insertion ne représentent pas un groupe homogène, ni en termes de formation [2], ni d’autodéfinition. Selon les structures, iels se définissent comme « travailleur·ses sociaux·les », « conseiller·es », « formateur·trices » ou « job-coaches » [3].
Cette hétérogénéité se traduit aussi dans différentes manières de concevoir et définir les projets déployés. Si la plupart des dispositifs proposent un accompagnement individualisé aux publics concernés [4], ils se fondent sur des approches différentes de l’insertion. Certains affichent un objectif d’« insertion sociale » et se situent loin du marché du travail primaire, alors que d’autres sont pensés au plus près de ce dernier et visent un objectif d’ « insertion professionnelle ». Entre ces deux pôles opposés, on trouve une série de mesures, plus ou moins proches de l’emploi, que l’on peut regrouper sous la notion valise d’« insertion socio-professionnelle ».
Insertion sociale
Un premier ensemble de dispositifs affichent un objectif d’« insertion sociale » des sans-emploi. Comme l’explique une professionnelle : « On ne fait pas du tout d’insertion professionnelle ! On se situe loin de l’emploi ». Ces mesures se destinent aux personnes jugées trop « désocialisées » et « vulnérables » pour qu’un accès au marché du travail soit envisageable dans un futur proche (Muniglia et al. 2012, p. 103). Elles se situent très en amont de l’insertion professionnelle et se disent le plus souvent « à bas seuil d’exigences ». Contrairement aux programmes plus contraignants et « activants », elles se basent sur des principes de participation volontaire et de non-exclusion des usager·ère : en cas d’absences, iels ne risquent pas d’être exclu·es.
Le principal objectif poursuivi est de « réparer » les sans-emploi avant de les insérer, en les poussant par exemple à s’occuper de leur santé (Rothé 2010). Il s’agit de réaliser, avec ces personnes, un travail de care (au sens de « se soucier » et « prendre soin » des individus : Molinier et al. 2009), la priorité étant la maintenance inconditionnelle du lien avec les usager·ères dans un cadre qui se veut « très souple » (Rothé 2010, p. 92-93).
La plupart de ces dispositifs visent aussi à favoriser l’acquisition par les individus de soft skills (Bailly & Lené 2015), c’est-à-dire des compétences relationnelles et émotionnelles nécessaires à leur insertion, comme avoir confiance en soi ou contrôler des émotions négatives pouvant générer des conflits. Pour ce faire, ils se basent sur une conception non chronométrique du temps (Couronné et al. 2020, p. 76), qui consiste à accompagner les bénéficiaires sur une durée plus ou moins longue en fonction de leurs besoins.
Ces dispositifs se basent donc sur une approche de travail social dit « palliatif » (Soulet 2007, p. 16). Les professionnel·les essaient de maintenir l’usager·ère « dans une dynamique d’aide afin de ne pas rompre les dernières attaches », de « poursuivre le contact » et de l’amener à « restaurer l’estime de soi ». L’objectif premier de ces dispositifs est d’aider les sans-emploi à « trouver une place relative » dans la société, ainsi que « des conditions pas trop mauvaises d’existence », l’« intégration » n’étant plus « un but absolu à atteindre ». Ces programmes s’opposent aux schémas d’évaluation basés sur des taux de sorties positives (en termes d’accès à une formation et à un emploi). Favorisant surtout des micro-transformations chez les usager·ères (en termes d’acquisition de soft skills difficilement quantifiables), leur efficacité est jugée « imprévisible et invisible » (Ibid.).
Insertion socio-professionnelle
Un deuxième ensemble de dispositifs affichent un objectif d’« insertion socio-professionnelle » des « personnes éloignées de l’emploi » (Couronné et al. 2020). Ces mesures se basent sur une vision dite « holiste » ou « globale » de l’insertion, qui aspire à tenir compte de l’« ensemble des dimensions qui déterminent la trajectoire » des sans-emploi, à l’image de problèmes familiaux ou de santé (Bonvin et al. 2012, p. 8). Si l’insertion professionnelle est un objectif à atteindre à moyen voire long terme, il s’agit dans un premier temps de chercher à « lever les principaux freins à l’insertion », en « prenant soin » des personnes accompagnées, selon une approche proche des éthiques du care (Molinier et al. 2009). Comme dans les dispositifs d’« insertion sociale », l’instauration d’un lien de confiance avec les usager·ères y est centrale (Ravon & Ion 2012).
Parallèlement à cette prise en charge globale des personnes, ces dispositifs proposent aussi de les « remettre en activité » dans des cadres collectifs, par exemple à travers des activités artistiques ou sportives, des ateliers professionnels, ou des stages en entreprise. La participation à ces activités est conçue comme une opportunité pour elles d’opérer « un travail sur soi » et « sur leurs comportements » (Vrancken 2007, p. 40), afin d’acquérir des savoir-être jugés nécessaires à leur insertion professionnelle future (assiduité, ponctualité, compétences relationnelles et émotionnelles, notamment).
Si ce travail sur les soft skills est aussi réalisé dans les dispositifs d’« insertion sociale », il est ici davantage orienté vers un objectif d’« auto-responsabilisation » des personnes (Ebersold 2015, p. 68), afin de favoriser leur accès à un emploi. Dans leurs échanges avec les participant·es — entretiens en face à face, tripartites —, les professionnel·les les aident à prendre conscience des transformations en cours et à penser les possibles transferts des compétences acquises au sein du dispositif dans des contextes professionnels.
En outre, dans les structures qui proposent une remise en activité dans des ateliers professionnels — tels que cuisine, menuiserie ou peinture — ou par des stages en entreprise, les personnes accompagnées peuvent aussi acquérir des hard skills ou « compétences-métier », comme savoir couper et cuisiner des légumes, ou apprendre les « codes » propres à chaque milieu (par exemple le tutoiement). Cet apprentissage par « expérimentation » et « sur un mode d’essai-erreur-nouvel essai » (Sarfati 2015, p. 15) leur donne aussi l’occasion de « tester » leur intérêt et leurs capacités de travail dans divers domaines. Ces expériences contribuent ainsi à préciser leur projet professionnel, dans le cadre de l’accompagnement individualisé. Ce dernier se veut attentif à leurs souhaits et se base sur l’idée qu’iels sont « capables » de « participer à la résolution » de leurs problèmes et de trouver par elles/eux-mêmes, mais en étant soutenu·es, des solutions pour « s’en sortir » ou « aller mieux » (Giuliani 2009).
En termes de durée, ces dispositifs affichent aussi la nécessité d’adapter le temps de la prise en charge aux besoins des usager·ères, en leur laissant « le temps » nécessaire pour « lever les empêchements » à l’insertion.
Bien que différents en termes d’outils employés, l’ensemble de ces dispositifs se situe à mi-chemin entre les mesures d’« insertion sociale » décrite ci-dessus et celles d’« insertion professionnelle », situées au plus près de l’emploi (cf. ci-dessous).
Insertion professionnelle
Enfin, certains dispositifs visent un objectif « d’insertion professionnelle », qui consiste à soutenir l’accès à un emploi ou à une formation professionnelle ; la responsable d’une structure explique : « On ne fait pas du tout d’insertion sociale, ici !» (Quercia 2024-2026). Dans cette approche, les professionnel·les qui se confrontent à des personnes ayant besoin d’aide dans d’autres domaines — en matière de santé ou de logement par exemple — les orientent vers d’autres structures.
Ces dispositifs se conçoivent comme le dernier maillon du parcours d’insertion et ciblent des publics aptes à être orientés « rapidement » vers une formation professionnelle ou un emploi. Leur durée se veut plus courte que celle des autres dispositifs et leur périmètre d’intervention plus restreint. Spécialistes en « insertion professionnelle », les professionnel·les proposent un « coaching individualisé » aux inscrit·es. Après une première phase « rapide » de clarification du projet professionnel — trois mois par exemple dans le programme FORJAD —, l’accompagnement consiste surtout à leur donner « un coup de pouce » dans la recherche d’un emploi et dans les postulations, par l’aide à la rédaction des CV et lettres de motivation ou à la préparation des entretiens d’embauche.
Ces dispositifs peuvent aussi proposer aux usager·ères un « placement » en entreprise, par des stages ou des emplois d’insertion sur le marché complémentaire [5]. Malgré des conditions d’emploi dévalorisées (temps partiel, faible rémunération, statut de stagiaire), ces postes sont présentés par les professionnel·les comme un moyen pour les candidat·es de se former « sur le tas » en pratiquant les métiers auxquels iels se destinent ; iels peuvent ainsi montrer leur « motivation » (Talbot 2017, p. 143), acquérir des soft et hard skills nécessaires à leur insertion, et préciser leur projet professionnel.
Ces dispositifs se rapprochent de ce que certain·es auteurs et autrices nomment hard policies, car ils se concentrent sur l’accès au marché du travail (Cuconato et al. 2006, p. 91). Contrairement aux travailleur·ses sociaux·les des dispositifs d’« insertion sociale » ou « socio-professionnelle », qui instaurent une « proximité familière » avec les usager·ères dans un cadre « souple », les professionnel·les de ces structures (job-coaches et formateur·trices en entreprise) suivent des lignes directrices plus « strictes » et « sont moins flexibles » (Cuconato et al. 2006, p. 91) : iels adoptent une posture plus distante des publics et les sanctionnent en cas d’absences ou retards. L’objectif est, en effet, de les placer « en situation professionnelle » et de leur permettre de se former dans un cadre qui se veut le plus semblable possible à celui du marché du travail primaire. En outre, les professionnel·les ont tendance à imposer aux usager·ères des choix d’orientation en adéquation avec les exigences des marchés de la formation professionnelle et du travail (Nada 2020) et leur posture comporte une dimension normalisatrice, visant à rendre les comportements des sans-emploi le plus conformes possible aux attentes des employeur·ses.
Ces dispositifs se rapprochent du modèle de « travail social génératif » décrit par Soulet (2007 p. 16) : centrés sur « le changement par le biais du projet », ils affichent un objectif d’« autonomisation » de l’usager·ère (selon une logique de « travail avec » autrui : Laforgue 2009, p. 6). Les professionnel·les se basent sur un « rapport pédagogique visant une progression » et voient l’« efficacité » de leur intervention mesurée sur la base de taux de sorties positives (en termes d’accès à l’emploi ou à une formation professionnelle) (Ibid.).
II. Pistes de réflexion
2.1 Insérer rapidement les sans-emploi : quels risques ?
Les dispositifs présentés ci-dessus sont plus ou moins soumis à un principe de performance et à l’obligation de justifier de taux de sorties positives. À ce propos, plusieurs travaux ont mis en évidence des effets contradictoires que ces logiques néo-managériales produisent sur les pratiques d’accompagnement des sans-emploi (Muniglia & Thalineau 2012 ; Nada 2020).
Tout d’abord, la nécessité de justifier de taux de sorties positives place les professionnel·les face à un « dilemme » : si la plupart des dispositifs se veulent ouverts à l’ensemble du public-cible concerné (jeunes adultes ou personnes en situation de migration, par exemple), la nécessité d’en garantir l’efficacité peut conduire les professionnel·les à sélectionner les plus « employables » (Bonvin et al. 2013). Elle produit donc un effet d’« écrémage », qui peut s’opérer à l’entrée des dispositifs mais aussi pendant la prise en charge. La pression à l’insertion comporte des effets négatifs surtout sur les « plus vulnérables », qui auront tendance à se décourager (Malmberg & Vuori 2005) et arriveront plus difficilement à s’insérer (Maillard 2014).
En outre, les professionnel·les se retrouvent face à un deuxième dilemme en raison de la nécessité de justifier de taux de sorties positives. D’une part, dans un contexte qui met en avant l’autonomie individuelle, celleux-ci se doivent de travailler « avec » les usager·ères, en respectant leurs souhaits et en les rendant acteurs et actrices de leur parcours d’insertion (Vrancken & Macquet 2006, p. 6). D’autre part, afin de montrer l’efficacité de leur intervention, iels essaient de maximiser les chances d’insertion des usager·ères, en essayant d’ajuster leurs aspirations professionnelles pour les rendre « réalistes » (Zunigo 2013). Ce processus est central en Suisse, car les politiques d’activation visent, plus que dans d’autres pays, à la révision des aspirations des sans-emploi selon l’offre des marchés de la formation et du travail (Nada 2020, p. 36 ; Bonvin et al. 2012).
L’injonction à la performance peut aussi se traduire dans des logiques d’orientation racialisées ou genrées, car les professionnel·les auront tendance à proposer aux migrant·es des secteurs supposément destinés aux étranger·ères, comme l’aide à domicile pour les femmes ou le bâtiment pour les hommes, afin de maximiser leurs chances d’être embauché·es (Scrinzi 2013). Or, cette tendance peut engendrer une frustration chez les personnes accompagnées, qui voient leurs aspirations revues à la baisse (Otmani 2023).
On peut donc se demander si ces pratiques d’orientation conduisent à une insertion durable des usager·ères. Les politiques d’activation contribuent, certes, à baisser le taux de chômage, mais elles peuvent engendrer indirectement une augmentation de la souffrance au travail. Elles « n’exercent souvent pas un effet durable », mais peuvent même « intensifier la pression subie par les personnes concernées et, partant, favoriser la précarité plutôt que l’autodétermination et l’indépendance » (Strohmeier Navarro Smith R. in Bonvin et al. 2020, p. 224).
2.2 Les dispositifs « souples » et « à bas seuil d’exigences » : quels atouts et limites ?
Face aux risques présentés ci-dessus, on peut se demander si les dispositifs d’insertion « sociale » ou « socio-professionnelle », dits « à bas seuil d’exigence » et basés sur une prise en charge globale des sans-emploi, constituent une alternative pertinente.
Ces programmes favorisent la poursuite d’objectifs plus qualitatifs et permettent de sortir d’une logique de performance fondée sur des taux de sorties positives. Ils produisent des effets positifs sur les personnes accompagnées. Celles-ci apprécient la possibilité qui leur est donnée de décider du rythme de leur accompagnement et du type d’activités dans lesquelles s’engager (Beaud 1999 ; Quercia et al. 2024-2025). De plus, la proximité avec les intervenant·es, le cadre souple et l’absence de sanctions économiques favorisent chez de nombreux·ses participant·es l’acquisition de soft skills transférables dans un contexte professionnel (dispositions temporelles, relationnelles et réflexives, par exemple : Delay et al. 2020-2024). Une part importante des usager·ères accède à un emploi ou à une formation, car ces dispositifs génèrent moins d’anxiété chez elles et eux (Marthinsen & Skjefstad 2011).
Cependant, des effets moins positifs sont aussi évoqués dans la littérature. Tout d’abord, la trop grande familiarité dans la relation d’aide (Breviglieri 2005) pousse une minorité des bénéficiaires à quitter ces programmes par peur de décevoir les professionnel·les (Van Parys & Struyven 2013). En outre, si le cadre « souple » de ces mesures convient à la plupart des usager·ères, il ne favorise pas une véritable « reprise de rythme » pour tou·tes. Certain·es jeunes adultes interviewé·es affirment, par exemple, qu’un cadre plus « strict » les inciterait davantage à arriver à l’heure et fréquenter régulièrement les dispositifs (Delay et al. 2020-2024). Ces mesures peuvent aussi s’avérer stigmatisantes : les professionnel·les disent vouloir transmettre aux jeunes des « savoir-être » (ponctualité, responsabilité personnelle, etc.), mais, ainsi faisant, tendent à « naturaliser » l’absence de ces savoirs chez elles et eux (Zunigo 2013).
Enfin, une bonne partie des dispositifs dits « souples » et à « bas seuil d’exigences » proposent aux sans-emploi à la fois un accompagnement individuel et une « remise en activité » dans des cadres collectifs (ateliers artistiques, sportifs, professionnels). Ces derniers constituent de véritables espaces de « socialisation pré-professionnelle » (Beaud & Pialoux 2004) et présentent de nombreux atouts. Ils permettent aux participant·es de retrouver des liens de sociabilité et une reconnaissance sociale, ainsi que d’améliorer leurs connaissances linguistiques, notamment pour les personnes en situation de migration (CITERES, 2021). Le collectif peut aussi jouer un rôle re-mobilisateur, en soutenant la « reprise d’un rythme » à plusieurs (Duvoux & Vezinat 2022, p. 78-80) et l’acquisition de soft skills mobilisables dans un contexte professionnel (compétences relationnelles et réflexives, par exemple : Delay et al., 2020-2024). Dans le cadre d’ateliers professionnels qui se veulent « bienveillants » (cuisine, menuiserie, réparation de vélos, par exemple), les sans-emploi peuvent aussi acquérir des hard skills (ou « compétences-métier » : Quercia et al. 2024-2025).
Cependant, les méthodes d’intervention qui allient une dimension individuelle et collective présentent aussi des limites. Tout d’abord, l’articulation entre l’accompagnement social et la production de biens matériels (repas pour les cantines scolaires ou objets en bois, par exemple) ou artistiques (spectacle de théâtre, par exemple) soumet les professionnel·les à un « défi permanent » de concilier cette double mission (Da Rui et al. 2015, p. 10). Iels sont censé·es répondre « aux besoins » des usager·ères et les aider à « renforcer leurs compétences », tout en garantissant, en même temps, le bon déroulement du « travail productif », souvent soumis à une logique de rentabilité. Ceci rend souvent « ardu de se conformer aux besoins spécifiques » des participant·es (ibid., p. 10). L’objectif de production peut aussi impliquer une « standardisation » des programmes, pensés selon une « organisation temporelle » (Lima 2020, p. 13) propre au processus productif. Ce dernier peut entrer en « tension avec les principes de personnalisation des services dont sont aussi porteurs les programmes » (Lima 2020, p. 17) et mettre à mal « l’élaboration d’un projet personnel » par les usager·ères (Duvoux & Vezinat 2022, p. 74). Certain·es se plaignent de disposer de peu de temps pour avancer sur leurs projets professionnels, la dynamique collective étant trop chronophage (Delay et al. 2025) ; d’autres confient ressentir une « forte pression » liée à la production des biens, ce qui peut entraîner un excès de fatigue (Quercia et al. 2024-2025).
2.3 Des dispositifs basés sur le changement individuel : quid des obstacles structurels ?
Au-delà de leurs différences (en termes d’outils utilisés, de proximité avec le marché du travail, de critères d’évaluation), la majorité des dispositifs d’insertion considèrent que la non-insertion dépend avant tout de caractéristiques personnelles des sans-emploi (Zwick Monney M. in Bonvin et al. 2020, p. 317). Certes, selon les dispositifs, l’accent est plus ou moins mis sur la responsabilité et la motivation des individus ou, au contraire, sur le besoin d’agir sur leurs « freins » à l’insertion. Mais in fine ces approches se basent toutes sur un même postulat : pour réduire le chômage, il faut avant tout transformer les individus et les rendre davantage « employables » (Keyhani 2020).
Or, la non-insertion des sans-emploi dépend aussi de facteurs structurels. Tout d’abord, on peut citer la « montée des exigences » sur le marché du travail et de la formation professionnelle, ainsi que la « la discordance entre l’offre et la demande » (Zwick Monney M. in Bonvin et al. 2020, p. 317). Dans certains cantons, à l’image de celui de Genève, ces marchés sont très tendus à cause de la forte concurrence ou de la « pénurie d’offres », ce qui les rend de difficile accès, surtout pour les personnes moins qualifiées et les « jeunes en difficulté scolaire ou sociale » (Meyer T. in Bonvin et al. 2020, p. 247).
À ces obstacles structurels s’en ajoutent d’autres, qui touchent surtout les personnes racisées et/ou en situation de migration. Ces individus se confrontent à des difficultés individuelles - comme une connaissance insuffisante de la langue, des difficultés scolaires, ou de faibles réseaux d’interconnaissance - mais aussi structurelles : la précarité des titres de séjour, la difficile reconnaissance des diplômes acquis dans les pays d’origine, ou encore les discriminations à l’embauche [6]. Il semble donc important d’alléger au maximum les procédures administratives, pour favoriser un accès légal de ces personnes à l’emploi, mais aussi de réaliser des actions de sensibilisation auprès des patron·nes afin de réduire leurs préjugés à l’égard des migrant·es.
Conclusion
Le travail joue un rôle fondamental dans la construction de l'identité sociale des individus. Il représente une source indispensable de revenu, mais aussi le moyen par lequel trouver sa place dans la société, en développant « un réseau de relations et un sentiment d'appartenance sociale, éléments importants pour sa santé mentale » (Lepori et al. 2012, p. 11). Ainsi, « dans une société où le travail constitue une norme sociale centrale », et a fortiori dans une conjoncture économique favorable, les personnes sans emploi sont exposées à une « profonde marginalisation personnelle et sociale qui aboutit souvent à des troubles de santé psychiques et physiques » (Losa Fabio B. in Bonvin et al. 2020, p. 109). Leur situation d’inactivité est aussi source d’une forte stigmatisation, car elle contribue à leur adosser l’étiquette négative d’« assisté·e » (Dubois 2021).
Cependant, l’injonction à travailler qui émane des politiques d’activation et que subissent les personnes concernées entraîne plusieurs effets négatifs. Le passage d'un Welfare State à un Workfare State (un État « activateur ») a comme conséquence le transfert de la responsabilité de la collectivité à l’individu (Lepori et al. p. 19), en venant remettre en discussion l’idée même de droits sociaux. Les individus sont considérés comme responsables de leur condition d’inactivité et de leurs échecs, alors que les facteurs structurels sont sous-considérés.
Cette vision de l’insertion induit le risque de fragiliser celles et ceux qui cumulent déjà de nombreuses difficultés sociales. Elle contribue aussi à réitérer l’illusion que tout le monde peut s’insérer sur le marché du travail primaire, si la personne le souhaite et fait preuve de motivation.
Or, « ce postulat est empiriquement infondé », car « nombre d’individus, en raison de leurs trajectoires biographiques et de la nature des exigences du système socio-économique ne peuvent pas, momentanément ou durablement, ressortir d’une logique d’activation » (Soulet, 2007, p.15). Il semble donc primordial de repenser de manière critique la priorité donnée à l’insertion professionnelle des individus, en investissant dans des dispositifs d’insertion sociale [7], mais aussi de revoir les objectifs des politiques sociales et leurs critères d’évaluation. En n’évaluant les mesures d’insertion que par leurs taux de sorties positives, on court le risque d’une invisibilisation des résultats obtenus dans des dispositifs « souples » et à « bas seuil d’exigences ». Les soft skills acquis dans ces programmes sont difficilement mesurables et nécessitent des grilles d’évaluation qualitatives, capables de restituer la complexité des micro-transformations opérées par les individus.
Bibliographie sélective
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[1] https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-104046.html, consulté le 20 février 2025.
[2] Certain·es professionnel·les ont une formation en travail social, d’autres en économie voire en management.
[3] Lorsqu’ils ne sont pas suivis d’une référence bibliographique, les termes entre guillemets sont tirés du vocabulaire des professionnel·les sur les différents terrains.
[4] Ceci est lié à une généralisation du case management comme méthode d’intervention sociale pour prendre en charge des « cas complexes » (Gobet et al., 2016, p. 9).
[5] Il s’agit d’emplois financés par les services publics (par exemple dans le cadre de l’aide sociale), dans des fondations et associations spécialisées dans la réinsertion, entreprises sociales, entreprises privées et administrations publiques (Zurburchen et al. 2023, p. 2).
[6] La littérature dans ce domaine est très riche. Parmi les travaux les plus récents cf. Auer et al. (2015), Bolzman (2016), Lincoln et al. (2019).
[7]Aujourd’hui « l’insertion sociale » joue un « rôle secondaire » et une « équivalence des deux objectifs d’insertion – professionnelle et sociale – est inconcevable (Bochsler et al. in Bonvin et al, 2020, p. 286).
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Francesca Quercia, «Insérer aujourd’hui: enjeux et points de tension», REISO, Revue d'information sociale, publié le 13 mars 2025, https://www.reiso.org/document/13872