Relation de soin médecin-patiente : un vrai roman
« Le Chœur des femmes », de Martin Winckler, observe les délicates relations de soin dans les domaines liés à la sexualité. Ce roman met remarquablement en scène des situations tout à fait réelles.
Par Jean Martin, membre de la Commission nationale d’éthique et ancien médecin cantonal vaudois
De son vrai nom Marc Zaffran, Martin Winckler est un médecin français, fils de médecin, né en 1955 à Alger. Il a fait ses études en France (il situe l’action de plusieurs de ses livres dans la ville de Tourmens, en réalité Tours) puis a été durant dix ans médecin généraliste au Centre-Ouest du pays, en travaillant aussi dans un centre de consultation pour femmes. Il a beaucoup collaboré à la revue indépendante française Prescrire (dont la réputation a fait qu’elle existe maintenant en version anglaise). Ecrivain depuis l’enfance, ses romans sont largement inspirés de son expérience professionnelle.
Au cours de mon activité, j’ai eu à me préoccuper de dossiers liés à la santé de la femme dans une optique de santé publique. Parmi eux : éducation sexuelle, planning familial, interruption de grossesse et maintenant procréation médicalement assistée, abus sexuels aussi. Tous ces thèmes ont des dimensions éthiques majeures qui sont justement au centre du roman « Le Chœur des femmes » [1].
En direct avec les patientes
Le narrateur fait le récit de ce qu’il a appris au contact des patientes dans l’« Unité 77 », service lié au Centre hospitalier de Tourmens et placé sous la responsabilité du Dr Franz Karma. La trame du roman suit le parcours du Dr Jean Atwood [2]. Interne en fin de formation, elle se destine à la chirurgie gynécologique et doit passer six mois dans une structure de soins de premier recours, perspective qui lui plaît très modérément. Dans ce roman donc, les personnages et les lieux sont imaginaires, mais presque tout le reste est vrai. En particulier, les récits de situations cliniques, médicales et humaines qui nous intéressent dans cet article.
L’interne nouvellement arrivée décrit ce qu’elle observe dans la consultation du Dr Karma. « Parfois, je le vois deviner la fin d’une phrase avant la patiente mais, au lieu de la terminer, il attend d’elle qu’elle crache la fin et, quand il voit qu’elle ne la trouve pas, il la suggère. Du coup, ça la relance, elle se remet à raconter sa vie. » Plus loin : « Elle m’énerve. Ils m’énervent tous les deux. (…) Je n’en peux plus parce que Karma ne regarde sa montre à aucun moment. En plus, dès que la patiente lève le petit doigt, il s’interrompt, dit “Oui ?” et la laisse poser une question ; il n’est là que pour elle, comme s’il n’y en avait pas une dizaine d’autres dans la salle d’attente. »
L’interne décrit ensuite l’étonnement d’une femme : « Je vois bien qu’elle se demande ce qui lui arrive, si elle a bien affaire à un médecin qui a le souci de la faire avancer sans lui marcher sur les pieds et sans se formaliser qu’elle marche sur les siens. (…) Il répond gentiment (mais beaucoup trop, j’insiste) pour que ce soit honnête : aucun médecin d’aucun genre n’est aussi patient que ça avec des bonnes femmes ». Idéal, irénique, du roman ?
Le Dr Karma, lui, s’exprime notamment sur la lutte contre la douleur : « C’est l’attitude face à la douleur qui fait la différence. Soigner ou prévenir les souffrances, c’était à l’époque bon pour les infirmières. Le rôle des médecins, c’était de faire des diagnostics (…). A la fin des années 1970, on disait encore “Soulager la douleur ça empêche de faire le diagnostic”, donner de la morphine au cancéreux, c’était dangereux parce que ça risquait de les transformer en toxicomanes. » Quand le responsable de l’unité parle à sa collaboratrice de « la morgue, la boursouflure de vous-même qu’on vous a inculquée après vous avoir soigneusement humiliée » au cours des études et de la formation, il exagère et généralise indûment. L’interne réagit alors vivement en lui faisant remarquer qu’il n’est pas possible que les autres aient toujours tort et lui toujours raison. Mais dans la réalité, qui nie que des postures médicales arrogantes et autoritaires existent encore ?
Les médecins manipulés… par qui ?
Revenons au Dr Karma : comment sait-il que sa patiente dit la vérité ? « Puisqu’elle nous l’a dit… Je pense que nos patientes passent leur temps à mentir mais pas toujours là où je crois ; que même si elles mentent sur les détails, elles ne mentent pas quand elles expriment leurs sentiments. Depuis vingt ans, chaque fois que j’accueille une femme enceinte qui a oublié de prendre sa pilule, elle le dit avant même que j’aie posé la question parce qu’elle s’en veut. Mais celles qui ne l’ont pas oubliée sont en colère, parce qu’elles ont tout fait correctement. » Et son conseil à l’assistante : « Si vous voulez soigner, il faut vous préparer à l’idée d’être manipulé. La question est de savoir jusqu’où on se laisse manipuler, et par qui. Et on peut éviter la manipulation en passant à la coopération, au partage. »
Dans le roman, des discussions intéressantes abordent la confidentialité et le secret. « Un secret, c’est un symbole, pas un instrument. S’en servir, c’est s’exposer à manipuler ou à se faire manipuler (…) Le secret qu’on te confie ne t’appartient pas et il ne te confère aucun droit, aucun pouvoir, aucune autorité morale sur la personne qui te l’a livré » [3]. Une observation qui me paraît particulièrement bien réfléchie.
Quant à l’interruption volontaire de grossesse, l’auteur parle d’un contexte où, bien que légale, elle est encore sévèrement jugée par certains. Les médecins qui la pratiquent dans des centres publics s’adressent surtout à des personnes peu favorisées et le font pour des motifs d’éthique sociale et de santé publique. Ils savent que, si une telle interruption est toujours regrettable, elle est aussi peut-être la moins mauvaise issue et doit être accompagnée d’une information/éducation compréhensible et suffisante en matière de contraception [4].
A mesure que le roman déroule le parcours professionnel et humain du Dr Atwood dans l’Unité 77 apparaît sous diverses facettes la problématique de l’intersexualité. On apprend que, plus de trente ans auparavant, un membre de sa famille, né intersexué, a été excessivement et indûment opéré par des médecins très désireux de « régulariser » rapidement un status ambigu [5], voulant à tort en faire une fille alors qu’il se vivait garçon. A l’époque, le Dr Karma a eu connaissance de cette malpratique qui a déterminé son orientation professionnelle vers une médecine plus relationnelle : écouter les patients, cas échéant leurs proches, d’abord et beaucoup, avant toute action précipitée. Cette manière ne surprend pas sous la plume d’un médecin militant. On trouve dans le livre d’autres piques à l’endroit d’opérateurs qui concluent et agissent trop rapidement… Cette discussion a pour moi fait écho au travail récent de la Commission nationale d’éthique sur l’intersexualité [6] dont les appréciations et recommandations sont fort proches de ce qu’expose Winckler.
Un « Chœur » substantiel et vivant
Ce roman est un pavé de plus de six cent pages : une longueur devant laquelle les lecteurs pas trop rapides de mon genre hésitent. Il se révèle pourtant un roman dont les pages tournent d’elles-mêmes, engagé, décoiffant, plein de la vie des gens, de joies et de passablement de vicissitudes. Même dans leur style un rien brouillon, les indications pratiques, voire techniques, qui y sont forumulées sont utiles dans les domaines de la « women’s health », en particulier sur la contraception. Quelle est la part de roman et la part de vécu dans ses écrits ? A l’avoir suivi dans ses livres, ses interviews et son blog, il me semble que ce n’est pas le fruit de son seul talent littéraire créatif mais également d’un bon docteur…
Sans doute règle-t-il des comptes avec les mandarins de la corporation ou un certain nombre d’idées reçues et continue-t-il à le faire aujourd’hui. Je le note sans plaisir dans la mesure où je préfèrerais penser que la profession médicale, en France et ailleurs, a vraiment adapté ses modes de fonctionnement. Mais là aussi, les faits sont têtus s’il faut en croire, par exemple, les propos très critiques de l’attitude médicale générale dans les situations de fin de vie, aujourd’hui encore, du rapport que le Prof. Didier Sicard a remis au président François Hollande en décembre 2012, un rapport que Martin Winckler commente favorablement sur son site [7].
Traitant de pratique médicale, de la vie des médecins et des patient·e·s, ses livres sont une lecture dynamique, agréable, fleurie ai-je envie de dire. On ne s’étonnera donc pas que je les recommande. Les praticiens expérimentés y confirmeront leur expérience et compétences et ceux en formation y apprendront beaucoup. Finalement, il est utile et encourageant qu’existent en français des ouvrages qui font progresser le partage adéquat d’information entre soignés et soignants et des manières partenariales d’être et de faire.
Et quelques formules intéressantes glanées au fil des pages
- Tu n’es pas responsable de ce qu’elles font, tu es responsable de ce que tu leur fais.
- Les livres de médecine ne parlent jamais des douleurs provoquées par les gestes des médecins.
- Qui soignes-tu en cet instant ? Le patient ou toi ?
- La loyauté d’un soignant va d’abord à ses patients, ensuite seulement à ses confrères.
- Tous les patients ne sont pas aimables ; mais ils n’ont pas besoin d’être aimés pour aller moins mal, ils ont besoin que tu les respectes.
[1] P.O.L. éditeur, 2009.
[2] Jean en anglais, traduit en français par Jeanne…
[3] Sur ce thème, lire en particulier les pages 401, 571 et 572.
[4] Description de la pratique d’une IVG, pages 153-157. D’autres pages décrivent les drames liés aux abus sexuels et aux grossesses chez des adolescentes.
[5] Lire aussi, à ce propos, l’actualité de REISO « Corps en tous genres ».
[6] Commission nationale d’éthique (CNE-NEK). Attitude à adopter face aux variations du développement sexuel – Questions éthiques sur l’intersexualité. Berne, novembre 2012. En parallèle, voir à propos des dérives le chapitre « Jeanne », pages 493-502 et pages 650-656 du roman.
[7] Voir sur cette page du site de Martin Winkler.