Comment identifier la faim et l’envie de manger?
«A table !» Quelle alléchante invitation ! Toutefois, pour de nombreuses personnes, passer à table ne rime plus avec plaisir, rencontre et saveurs, mais avec peurs et prise de tête. Plan d’action contre les troubles alimentaires atypiques.
Par Florence Authier, diététicienne HES ASDD, Espace Nutrition, Neuchâtel
Comment un acte quotidien aussi banal que manger se transforme-t-il pour certains en un questionnement qui parasite leurs pensées et péjore leur joie de vivre ? Les problématiques présentées dans cet article ne sont pas des pathologies sévères telles que l’anorexie ou la boulimie, mais des fragilisations bien plus répandues, qualifiées de troubles alimentaires atypiques [1].
Avant de décrire ce qui peut poser problème, intéressons-nous dans un premier temps à la manière physiologique de gérer nos apports énergétiques et nutritionnels. Normalement, nous devrions repérer notre besoin de manger grâce à la sensation de faim et nous arrêter de manger quand nous n’avons plus faim, répondant ainsi à notre besoin en énergie. Observer un bébé manger illustre bien ce fonctionnement : il pleure pour manifester sa faim et tourne la tête ou ferme la bouche quand il n’a plus faim. Ses besoins énergétiques sont couverts et son corps le renseigne sur cet état.
Les besoins nutritionnels et la régulation
Notre corps a besoin de diversité alimentaire pour couvrir nos besoins nutritionnels, raison pour laquelle nous avons envie de manger différents aliments. Nous pouvons repérer ces besoins par des appétits spécifiques qui vont orienter nos choix alimentaires. Observons ce mécanisme par exemple lors d’un buffet : nous allons goûter différents aliments et sentir à certains moments que nous n’avons plus envie du premier aliment mais envie d’un autre et ainsi de suite, ceci nous menant à un choix diversifié.
Nos préférences alimentaires ont donc pour fonction de nous aider à couvrir nos besoins nutritionnels par une variété d’aliments.
Les émotions vont par ailleurs nous amener à manger pour chercher du réconfort et un apaisement. Lorsque ce besoin est identifié et que nous y répondons en accord avec nous-même, l’aliment va être source de plaisir et satisfaire nos envies. Déguster un verre de vin, un morceau de fromage ou un dessert, en les appréciant, illustre bien ce mécanisme.
Le contrôle et les restrictions
Chez certaines personnes toutefois, cette régulation bio-psychosensorielle [2] se dérègle peu à peu, au fil du temps et des expériences. Il y a souvent plusieurs mécanismes qui s’emmêlent et finissent par brouiller le pilotage automatique physiologique.
Penchons-nous sur l’envie ou le besoin de contrôler nos apports alimentaires dans un but de perdre du poids. Face à un poids ou une silhouette différents de nos souhaits ou de nos aspirations, nous ne laissons plus la régulation des quantités alimentaires se faire par notre corps avec ses signaux de faim et de rassasiement. Nous allons les ignorer et choisir selon toutes sortes de critères les aliments et les quantités à consommer. Contrôler rassure et donne l’impression d’avoir une prise sur la réalité de son corps. Mais le problème est qu’il y a deux pilotes dans l’avion : le contrôle volontaire que nous appelons « contrôle cognitif » fait par la personne et le contrôle neurophysiologique décrit ci-dessus. Et ces deux contrôles ne sont pas compatibles.
Peu à peu, à force de ne pas écouter et respecter nos besoins et nos envies et de décider avec notre tête de nos apports alimentaires au service d’une perte de poids, nos sensations alimentaires sont négligées. Nous parlons alors de restriction cognitive.
En contrôlant nos portions et en nous interdisant certains aliments, nos envies pour les aliments sujets à restriction s’exacerbent et nous avons précisément envie de ce que nous nous interdisons. Il ne s’agit pas de l’envie décrite plus haut en lien avec la diversité alimentaire mais des envies qui apparaissent peu à peu en réponse à la restriction.
La perte de contrôle et la culpabilité
Nous allons nous retrouver à alterner des phases de contrôle et de perte de contrôle où nous « craquons » pour les aliments « interdits ». Ce système va générer des émotions de culpabilité ou de regret qui viennent s’ajouter aux émotions de notre quotidien. Toutes ces émotions cumulées vont alors nous amener à manger pour, justement, calmer nos émotions. Nous parlons de mangeurs émotionnels quand nous utilisons de manière régulière la nourriture à cette fin.
A force de manger pour calmer nos émotions, le mécanisme s’ancre et il faut parfois peu d’émotions pour nous amener à manger.
Le cercle vicieux est alors enclenché puisque manger pour s’apaiser génère d’autres émotions qui elles-mêmes sont susceptibles de nous faire à nouveau manger.
Nous voulions perdre du poids et nous contrôlons notre alimentation dans cet objectif. Au bout du compte, nous alternons des phases de contrôle et de perte de contrôle durant lesquelles nous grignotons ou mangeons des grandes quantités de nourriture tout en étant insatisfaits de la situation. Ces mécanismes risquent de nous faire prendre du poids dans la durée, alors que nous cherchions à en perdre au départ, en particulier si les périodes de contrôles deviennent plus courtes et les pertes de contrôle plus fréquentes.
Nous voilà ainsi dans la direction inverse de celle que nous recherchions, avec une spirale des régimes et une prise de poids yoyo.
Agir sur le comportement et les émotions
Une fois admis le difficile constat que la stratégie de contrôler notre alimentation nous amène tôt ou tard à perdre le contrôle indépendamment de notre volonté, il est temps de changer notre optique et d’explorer un autre chemin.
L’idée est de restaurer un comportement alimentaire physiologique, c’est-à-dire où nos apports alimentaires et nutritionnels sont régulés selon nos besoins. Ces besoins fluctuent en permanence et nous sont communiqués par des sensations alimentaires de faim, de rassasiement et de «trop» et par des appétences pour certains aliments. Il n’y a pas de raison d’avoir des interdits, car il nous faut une diversité d’aliments pour couvrir nos besoins nutritionnels. De plus, il existe mille et une manières de manger selon les cultures, les aliments à disposition et les habitudes personnelles. Libre à chacun de faire des choix qualitatifs en fonction de ses valeurs, les quantités étant régulées par nos sensations corporelles.
Quand ce mécanisme subtil et complexe a été déréglé, il y a alors un réel travail comportemental à initier pour restaurer peu à peu une alimentation intuitive. Si nécessaire, un travail d’identification et de gestion des émotions pourra être fait en parallèle pour les mangeurs émotionnels.
Observer la faim et l’envie de manger
Une première étape sera d’observer nos propres sensations corporelles. Commençons par la faim. Elle correspond à un ensemble normal de sensations physiques de notre corps qui signale le besoin de manger. Elle peut se manifester avec des intensités variables et sous différentes formes. Elle peut disparaître aussi pour mieux revenir un peu plus tard. Pour beaucoup, la faim légère ou modérée se manifeste par des signaux essentiellement corporels : creux à l’estomac, crampe d’estomac, ventre qui gargouille, sensations dans la gorge ou dans la bouche… La faim plus intense se manifeste par des signaux généraux : froid, maux de tête, vertiges, sueurs, tremblements, irritabilité, nausées, diminution de la concentration, fatigue…
Pas besoin d’attendre une faim intense pour manger, mais il est intéressant de constater que ces signaux nous renseignent sur nos besoins de façon précise et corporelle.
De nombreuses personnes ne ressentent que rarement la faim car, pour différentes raisons, elles mangent avant d’avoir faim ou indépendamment de la faim : parce que c’est l’heure, parce que c’est « important » de ne pas sauter de repas, pour faire une pause, pour se changer les idées ou parce que le signal de la faim leur est désagréable.
La faim et l’envie de manger sont parfois confondues. L’envie de manger correspond au désir de manger un aliment spécifique dont on attend du plaisir. Elle vient donc orienter nos choix alimentaires. Il est tout à fait normal de ressentir cette envie. Elle n’est toutefois pas forcément liée à la faim et ne se manifeste pas pour signaler un besoin physique. Elle peut être stimulée par des éléments liés au goût, au plaisir, aux sens : « c’est bon / cela sent bon / je vois des aliments dans une vitrine… et j‘ai envie de manger ces aliments ». Elle peut aussi être activée par des situations émotionnelles telles que le stress, l’angoisse, la nervosité, la tristesse, la colère, la peur…
L’envie de manger est donc une perception complexe. Elle est parfois aussi induite, comme nous l’avons vu plus haut, par la restriction cognitive: nous avons envie de manger justement l’aliment que nous nous interdisons.
Utiliser les sensations corporelles
Comment faire pour nous arrêter de manger lorsque nous sommes rassasiés, mais pas encore dans une situation de « trop » ? Le rassasiement correspond à la disparition de la faim et de l’envie de manger et devrait entraîner l’interruption de la consommation. Cerner ce moment où l’envie de manger et le plaisir de manger baissent n’est pas toujours facile. Plusieurs facteurs perturbent nos propres observations : manger rapidement, machinalement ou sans attention et en faisant d’autres activités en même temps. La sensation du « trop » est aussi intéressante et utile. Elle amène de l’inconfort physique et nous pousse à nous arrêter de manger, ce qui est justement le but recherché.
Des exercices d’observation sans jugement de nos sensations constituent un premier pas dans le rétablissement d’un comportement alimentaire physiologique. Peu à peu, nous allons passer à un deuxième étape, soit l’utilisation de nos sensations corporelles pour réguler les apports alimentaires.
Comme lors de l’apprentissage d’une langue étrangère, l’exercice et la pratique vont permettre de nous sentir de plus en plus à l’aise. Le langage corporel va devenir plus clair, plus précis, plus accessible et nous allons le respecter de plus en plus souvent.
Respecter nos besoins corporels amène une sensation de confort et des pensées positives qui nous poussent à continuer sur ce chemin bien moins spectaculaire que la restriction ou les régimes, mais bien plus durable.
Plus longtemps et plus profondément ce mécanisme aura été fragilisé, plus il sera nécessaire, pour le remettre en état, de nous faire accompagner dans notre démarche par des professionnels formés à la problématique des troubles du comportement alimentaire.
[1] Ni anorexie, ni boulimie : les troubles alimentaires atypiques. Quand l’alimentation pose problème, de Sophie Vust, Editions Médecine et Hygiène, Chêne-Bourg (GE), 2012.
[2] Groupe de réflexion sur l’obésité et le surpoids
Cet article appartient au dossier À table!
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Florence Authier, «Comment identifier la faim et l’envie de manger?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 20 janvier 2020, https://www.reiso.org/document/5456