Internet, l’argent et les ados
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Si les pratiques économiques numériques des adultes sont désormais renseignées, celles des adolescent·e·s restent plus floues. Une enquête menée en Valais lève le voile et montre l’émergence de nouvelles inégalités sociales.
Par Caroline Henchoz, professeure ordinaire et Anna Suppa, collaboratrice scientifique, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO), et Sophie Mantzouranis-Baudat, professeure assistante, Haute école et École supérieure de travail social, HES-SO Valais-Wallis
Achats, gestion des revenus ou gains d’argent, de plus en plus d’activités financières se pratiquent désormais sur Internet. La Suisse fait partie des pays européens les plus actifs dans l’économie numérique et la crise liée au Covid-19 a encore accéléré cette transition. Or, selon certaines études (OCDE, 2020), cette évolution est liée à l’apparition de nouvelles formes d’inégalités qui toucheraient plus particulièrement les jeunes, les femmes et les personnes des milieux socioéconomiques défavorisés.
Si l’on veut promouvoir l’égalité des chances et éviter l’émergence de nouvelles disparités, il est nécessaire de comprendre quelles sont ces inégalités et comment elles se construisent. C’est l’objectif que s’est donné une recherche qui s’intéresse à l’adolescence, soit la période où l’on fait généralement ses premiers pas autonomes, sans l’accompagnement d’adultes, dans l’économie numérique [1]. En Suisse, 100% des 15 à 24 ans utilisent régulièrement Internet (OFS, 2019). Or, si l’on connait à présent mieux les pratiques économiques en ligne des jeunes adultes [2] (Baudat & Henchoz, 2021, 2022), on en sait encore peu sur celles des adolescent·e·s.
Pour saisir ces usages, un questionnaire en ligne a été soumis, au début de 2022, à 381 collégien·ne·s et apprenti·e·s valaisan·ne·s âgé·e·s de 15 à 19 ans. Étant bilingue, le canton du Valais constitue un contexte idéal pour explorer les différences entre les régions linguistiques. Les réponses obtenues ont ensuite été analysées par cinq expert·e·s de toute la Suisse. Il s’agissait de les expliquer du point de vue de la pratique et de réfléchir à leurs implications. Quatre formes d’inégalité rencontrées par les adolescent·e·s sont décrites ici [3] . Les principales pistes qui ont émergé en matière d’intervention et de prévention sont ensuite présentées.
Des inégalités de pratiques
Les pratiques risquées, soit celles qui peuvent potentiellement aboutir à un gain mais aussi à une perte d’argent, se révèlent rares parmi les adolescent·e·s interrogé·e·s, sans toutefois être négligeables. Environ un·e adolescent·e sur dix a en effet déjà effectué des investissements (11%), pratiqué des jeux d’argent (11%), emprunté (10%) ou prêté de l’argent en ligne (7%). D’autre part, certain·e·s jeunes recourent fréquemment à ces actions : 5% font souvent à très souvent des investissements en ligne et 4% déclarent jouer souvent à très souvent à des jeux d’argent sur Internet. On relève que les garçons en apprentissage sont surreprésentés parmi les personnes qui adoptent parfois des pratiques risquées liées à des jeux d’argent ou des prêts.
La majorité des adolescent·e·s utilisent Internet pour des activités de consommation. 91% se sont déjà adonné·e·s à des achats en ligne et plus d’un tiers en fait souvent à très souvent, particulièrement les filles. Internet est aussi fréquemment employé pour gérer son argent : 53% des 15-19 ans vont souvent à très souvent payer des achats avec une application, 42% mobilisent Internet pour consulter leur compte en ligne et 41% pour payer par carte. La plupart de ces activités de gestion est donc directement liée à la consommation.
Enfin, Internet représente une ressource non négligeable pour gagner de l’argent. Malgré leur jeune âge, près d’un tiers des adolescent·e·s (35%) a déjà vendu quelque chose en ligne et environ six sur dix (59%) ont déjà recouru à Internet pour chercher un emploi, et ce plus particulièrement chez les filles en apprentissage.
Des inégalités de compétences
Près d’un·e adolescent·e sur deux (49%) manque de compétences financières ; c’est-à-dire qu’ils et elles n’ont pas réussi à répondre de manière satisfaisante à des questions testant leurs connaissances relatives aux taux d’intérêt, aux intérêts composés, à l’inflation ou à la diversification des risques (Lusardi & Oggero, 2017). Les garçons, les collégien·ne·s et les germanophones sont proportionnellement plus nombreux·ses à disposer de compétences financières que respectivement les filles, les apprenti·e·s et les francophones.
À ce stade de la recherche, on n’observe toutefois pas de liens entre les compétences financières et les pratiques à risque ou les difficultés rencontrées en ligne. Cela peut s’expliquer par le fait que cet indicateur n’est pas suffisamment précis ou alors par le fait que le manque de compétences financières est « compensé » par des compétences auto-rapportées rattachées à l’utilisation d’Internet qui sont en moyenne relativement élevées.
Des risques inégaux en matière d’achats en ligne
Les difficultés rencontrées par le plus grand nombre d’adolescent·e·s sont liées au shopping en ligne. Ainsi, plus d’un·e jeune sur deux a déjà regretté un achat (61%), rencontré des problèmes techniques lors d’une commande ou d’un paiement en ligne (57%) ou a dû faire face à une dépense imprévue (52%). Ils et elles sont à peine moins nombreux·ses à avoir reçu des commandes abimées ou à ne pas les avoir reçues (46%). Dans la majorité des cas, ces difficultés apparaissent néanmoins peu fréquemment.
Certains problèmes restent très rares, comme le vol d’identité, la fraude à la carte de crédit, ou encore l’incapacité à payer un achat effectué en ligne (respectivement 98%, 95% et 93% des adolescent·e·s affirment ne jamais y avoir été confronté·e·s). De manière générale, il existe une surreprésentation de garçons et de collégien·ne·s parmi celles et ceux qui affirment n’avoir jamais rencontré de difficultés.
Les achats en ligne s’accompagnent également de comportements à risque, comme le fait d’accepter les conditions générales sans les lire, ce qui est le cas de huit adolescent·e·s sur dix (82%). On notera toutefois que cela ne le différencie pas des adultes qui font de même. Il est plus inquiétant de relever que certaines attitudes sont déjà présentes parmi les 15-19 ans, comme faire des achats impulsifs ou choisir l’option paiement par facture pour retarder l’échéance, qui en concernent plus d’un·e sur deux (56% dans les deux cas). On relève enfin que près d’un·e adolescent·e sur quatre (24%) affirme avoir déjà perdu de l’argent en ligne, ce qui n’est pas négligeable.
Des inégalités dans l’initiation à l’économie numérique
La source de formation la plus fréquente est l’auto-apprentissage. Environ neuf adolescent·e·s sur dix (89%) affirment avoir déjà dû s’en sortir seul·e·s pour découvrir comment utiliser Internet pour leur argent ; pour plus d’un·e sur deux (55%), c’est souvent à très souvent le cas. Les parents représentent la seconde source d’apprentissage la plus citée, surtout parmi les collégien·ne·s et les adolescent·e·s de classe sociale aisée. Viennent ensuite les ami·e·s. On notera toutefois que pour près d’un tiers des jeunes interrogé·e·s (31%), les parents ne représentent jamais ou rarement une telle ressource.
Les professionnel·le·s (enseignant·e·s ou responsables d’apprenti·e·s, professionnel·le·s du travail social) sont rarement évoqué·e·s comme sources d’apprentissage importantes : moins de 5% des adolescent·e·s ont bénéficié souvent à très souvent de leurs conseils et enseignements. Quand ils et elles sont cité·e·s, c’est plus souvent par des apprenti·e·s.
Cette part importante de la débrouille explique sans doute que les adolescent·e·s s’engagent activement dans leur initiation : l’observation, la discussion et l’expérimentation (learning by doing, apprendre en faisant) sont les trois principaux modes d’apprentissage rapportés. Les germanophones déclarent apprendre davantage en faisant leurs propres expériences en compagnie d’autres personnes que les francophones.
Mieux identifier les besoins pour mieux y répondre
Bien que très descriptifs, ces premiers résultats ont permis aux expert·e·s consulté·e·s d’identifier différentes pistes d’intervention visant à promouvoir la culture financière numérique des adolescent·e·s.
La mise à disposition de ressources d’apprentissage représente une première piste à suivre. Il s’agit de permettre aux jeunes de trouver dans leur entourage des indications sur lesquelles s’appuyer et des modèles auprès desquels s’inspirer pour apprendre à utiliser Internet de manière sécurisée. Cela passe par exemple par l’élaboration d’offres de formation adaptées aux adolescent·e·s, mais aussi aux parents et aux professionnel·le·s qui les entourent, ou encore par l’intégration de la thématique de l’économie numérique dans des cours existants ou nouveaux.
D’autres propositions d’intervention portent sur les modalités d’apprentissage privilégiées par les adolescent·e·s. Il s’agit par exemple de la promotion de l’apprentissage par la pratique, de manière que des thèmes tels que la consommation et la gestion de l'argent puissent être discutés et expérimentés dans le cadre d’activités concrètes qui se rapportent à la vie et aux intérêts des élèves (bal de fin d’année, excursions scolaires, loisirs, etc.).
Finalement, une troisième thématique à travailler relève du politique. Des mesures favorisant l’accès à un ordinateur privé pour l’ensemble des ménages [4] ou l’accès aux mêmes informations pour chacun·e, en introduisant par exemple l’enseignement de la culture financière durant la scolarité obligatoire, sont recommandées. Élaborer des réglementations plus strictes ou encore des mesures préventives relatives au système fiscal ont également été des pistes évoquées. Il pourrait par exemple s’agir de prendre contact avec les jeunes adultes en cas de non-remplissage de leur déclaration d’impôt.
Enfin, il reste encore beaucoup à apprendre sur les pratiques économiques numériques des adolescent·e·s et plus généralement sur les usages en matière d’économie digitale. La dernière recommandation, à laquelle il est espéré pouvoir répondre à l’avenir, concerne donc la poursuite des recherches sur ce sujet.
Références
- Baudat, S., et Henchoz, C. (2021, 20 avril). L’argent en un clic : les jeunes Suisses inégaux devant leurs écrans. The Conversation.
- Baudat, S., et Henchoz, C. (2022). Money in one click: Inequalities in digital financial practices and digital Skills among emerging adults in Switzerland. Journal of Family and Economic Issues.
- Lusardi, A., et Oggero, N. (2017). Millennials and financial literacy: A global perspective. Global Financial Literacy Excellence Center.
- OCDE. (2020). Advancing the digital financial inclusion of youth.
- OFS. (2019). Activités effectuées sur internet à des fins privées
- OFS. (2022). Equipement et dépenses TIC des ménages 2020
[1] Cette recherche est financée par la HES-SO. En savoir plus
[2] « Les jeunes, leur argent, et Internet ; Synthèse des résultats de l’étude « Les jeunes et l’argent dématérialisé. Quels apprentissages, compétences, limitations et quels enjeux pour le travail social ? » »
[3] Pour plus d’informations sur l’échantillon, la méthodologie et davantage de résultats, voir le rapport
[4] En 2020, 7% des ménages suisses, dont une majorité parmi les moins formés et les revenus les plus modestes, n’ont pas d’ordinateurs personnels (OFS, 2022).
A lire également :
- Caroline Henchoz et Sébastien Bétrisey, «Education financière en Suisse: parlons d’argent», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 17 mars 2022
- Caroline Henchoz, Tristan Coste et Fabrice Plomb, « Regards croisés sur le surendettement en Suisse », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 14 juin 2021
- Caroline Henchoz et des étudiant·e·s de l'Université de Fribourg, «Les jeunes, l’argent et les usages d’internet», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 29 juin 2020
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Caroline Henchoz, Anna Suppa et Sophie Mantzouranis-Baudat, «Internet, l’argent et les ados», REISO, Revue d'information sociale, publié le 7 novembre 2022, https://www.reiso.org/document/9833