Pour réunir les savoirs
et les expériences en Suisse romande
S'abonner à REISO
Dès le 11 novembre, le Festival Visages déroule sa dixième édition. En préambule, Olivier Taramarcaz livre une réflexion sur les enjeux liés à la place de l’art dans la compréhension entre les générations.
Par Olivier Taramarcaz, Initiateur et compositeur du festival visages, Pro Senectute Suisse
Le festival visages privilégie des œuvres porteuses d’un regard poétique, des films de proximité. Les réalisations sélectionnées accordent une place particulière aux histoires de vie : parcours, récit, transmission, mémoire, oubli… Visages met l’accent sur la présence au monde, sur l’aventure de la vie. Il invite à se mettre à l’écoute de la pulsation du monde et des enjeux de société. La place première est donnée à la rencontre, au lien social, à la convivialité. Il s’agit alors moins de visionner des films que d’entrevoir des manières d’être au monde. Invitation à se déplacer dans l’imaginaire, dans le réel, à se laisser déporter sur le chemin de vie de personnes qui offrent en partage leur histoire singulière, parfois au cœur de situations difficiles, dans un macrocosme où les injustices sociales, les formes d’exclusion, tendent à croître davantage que le souci de l’autre et du bien commun.
Donner la parole à la vie, c’est considérer tous les moments comme des lueurs. L’humain est un être de relation et dans la rencontre se trouve un levier, une rampe de lancement. Le mot d’Archimède : « Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde », pose la question de trouver ce point d’appui, formé par nos histoires de vie. Lorsqu’elles sont partagées, elles enrichissent chacun·e, mutuellement. Nous apprenons les un·e·s des autres par ce que nous vivons les un·e·s avec les autres. Ainsi, le festival visages allume les projecteurs sur les histoires de vie humbles, modestes, donnant la parole à des personnes qui font aimer l’ordinaire. Il ne s’agit pas de distiller la vieillesse en l’essentialisant, ni d’idéaliser les relations entre générations. L’enjeu est plutôt d’ouvrir les fenêtres du réel.
Les générations s’inscrivent dans un lien de proximité, de réciprocité, de bienveillance, de solidarité sociale et affective. Elles se forment par le côtoiement, dans une certaine durée et continuité. Au croisement des saisons, l'attachement à l'identité par les racines, apporte des formes de stabilité, d'équilibre, produit quelque chose de l’ordre d’une espérance créatrice.
Filmer la vie, c’est porter le regard sur les grandes questions : l’art de vieillir ; la transmission entre générations et entre cultures ; l’expérience de vie dans des contextes de crise économique, sociale, familiale ; le rapport à la perte, au deuil. C’est considérer la vie comme un regard, comme un geste, cherchant un chemin de passage, de reconnaissance, de filiation, par le langage et par l’image.
Un film, c’est comme un livre ouvert. Si, dans la réalité, la vie est parfois vécue de manière fragmentée, l’expression de ce qui nous habite réunit nos émotions et notre compréhension, dans une quête de sens. Se mettre en parole, voilà le levier qui permet de désamorcer les crises, de réduire ce qui nous sépare. Cela exige de renoncer à la rupture, de renoncer à se détourner de l’autre, de délaisser le langage mortifère du « ok boomer » [1], et de la fabrique d’individus clôturés dans leurs préjugés. Le pédagogue Daniel Hameline a lancé cette phrase évocatrice de notre temps : « Chacun dans sa chacunière ». La fonction d’un film est de nous déclôturer par le dialogue.
Visages propose des films du réel. Ces œuvres renvoient à des visions de l’être humain, à des enjeux de société, aux enjeux de la transmission entre générations. Elles questionnent les référentiels, les histoires, les racines ou encore les souvenirs avec lesquels les enfants vont construire le monde de demain. S’appuieront-ils sur des valeurs marchandes ou des valeurs relationnelles ? Si c’est cela qu’il importe de considérer, le défi est alors de passer d’une culture de l’insolidarité marquée par des monocultures, à des formes de solidarités passant les frontières. En quoi nos actions portent-elles de la bienveillance ? Comment s’expriment-elles dans la proximité, dans la mutualité ? De quelle manière nourrissent-elles une conscience réflexive ?
« Nous ne sommes pas au monde ». Ce mot d’Arthur Rimbaud indique un écart. Où sommes-nous ? Dans quel monde ? Qu’est-ce qui, dans ce monde, porte la possibilité d’un monde commun ? Qu’est-ce qui permet de comprendre ce qui se passe ? Quels biens relationnels produisons-nous ? Comment nous mobilisons-nous pour préserver ce monde, dans ce qui le fonde et dans ce qui peut permettre d’y habiter ? De quelle manière créons-nous des espaces dans lesquels nous sommes plus proches de ce qui nous est proche ?
Il y a une distance à parcourir pour rejoindre l’autre, pour se sentir concerné par lui·elle. L’autre est dans son monde, et dans son temps qui n’est pas le nôtre. Et chacun·e est dans son monde, et dans son espace qui n’est pas celui de l’autre. Pour légitimer le fait de garder les distances, et d’interdire de réfléchir, (plutôt que de s’inter-dire), des modèles ont été construits selon une approche de cloisonnement. Dans la logique de séparation entre générations, nous voilà donc dispensés de penser les espaces de croisement. Mais en les supprimant de notre logique de pensée, ils sont invisibilisés. Comme dans le livre de Georges Perec, La disparition, où une lettre a disparu, sans sembler manquer : l’absence de « e » ne gêne a priori pas la lecture, des critiques littéraires ne l’ont même pas remarqué. On peut vivre ainsi sans s’apercevoir de l’absence de l’autre, sans reconnaître sa présence. On regarde et l’on ne voit pas.
Les êtres humains sont devenu·e·s « des spécialistes spécialement spécialisés », selon une autre expression de Daniel Hameline. Ainsi formaté·e·s, nous avons été inventif·ve·s, produisant des espaces distincts pour les enfants, pour les jeunes, pour les femmes, pour les pères, d’autres pour les migrant·e·s, des parkings pour les gens du voyage, et d’autres encore pour les vieux et les vieilles. C’est ce que nous avons su faire. Et cela semble nous convenir, au point d’avoir systématisé ce modèle de non pensée dans toutes les sphères de la vie publique et privée.
La distance qui sépare les un·e·s des autres peut être augmentée par le déni relationnel, par le déni d’altérité, enfermant l’autre dans une altérité subie. Placer la vieillesse dans un angle mort signifie que l’on regarde mais que l’on ne voit pas. Quand Alfred Sauvy a lancé : « La société vieillit », il a alimenté le préjugé d’une société qui manquerait de dynamisme, qui stagnerait, suscitant de l'insécurité, participant à la conviction que les personnes âgées font vieillir la société. Un jour, lors d’une conférence, un de ces vieux a exprimé ce malaise : « A quoi on sert ? » Autrement dit, comment trouver une place si l’on reçoit le message que notre présence dessert la société ?
Pour que les écarts ne se traduisent pas en actes de violence, cela implique des espaces d'intercompréhension, de reconnaissance, d'accompagnonnage.
Dans le basculement du « tout peut arriver », émerge une forme d’incertitude réciproquement partagée par toutes les générations. A l’heure du tout est possible, le « tout » comprend aussi la prise de conscience que chacun·e peut être de trop, inutile au monde. Des mondes qui ne se croisent pas, tout en existant en parallèle, ne peuvent pas produire de bien commun. Ils peuvent construire efficacement du cloisonnement, de la non-compréhension, de la non-considération, de la non-existence.
La particularité de l’humanité, ce qui la constitue, c’est la simultanéité des générations, dans un même espace et dans un même temps. Considérer le côtoiement entre générations dans des espaces communs, c’est reconnaître l’importance d’une identité par les racines familiales, sociales, culturelles, historiques. Et pour que les écarts ne se traduisent pas en actes de violence, cela implique des espaces d'intercompréhension, de reconnaissance, d'accompagnonnage.
Ne voyons-nous pas qu’une durée de vie plus longue permet l’expression de plus grandes possibilités, de contributions, d’échanges entre générations plus significatifs ? Si je dépasse la contradiction ou l’écart représenté par l’altérité de l’autre, liée à son âge, à sa culture, à son inculture, à son style, à son physique, à ses limites, à sa vision du monde, j’accepte une dynamique de vie dans ce qui la fonde : la diversification plutôt que l’homogénéisation.
Il y a donc un élément de crise dans le fait de déconsidérer les espaces de côtoiement intergénérationnels comme lieux de régulation, dans le fait de labourer le jardin pour le remplacer par un champ, dans le fait de négliger les saveurs, d’écarter des formes de langage, des formes d’expressions, notamment culturelles, littéraires, cinématographiques, artistiques.
Jean Bojko, co-fondateur du teatr’éprouvète à Corbigny [2], dans le Département de la Nièvre en France, a initié nombre de projets comme des points d’interrogation sur notre rapport à la vie. Il a naturellement impliqué les personnes concernées par une réalité, par un fait de société, les considérant comme les mieux placées pour s’exprimer. Ainsi, l’aventure Les 80 ans de ma mère s’est déclinée de multiples manières, notamment avec la création d’un service d’artistes à domicile. Un projet photographique de réalisation de portraits de personnes âgées, en est issu, axant non sur l’âge, mais sur les parcours de vie. Une série de films courts a été réalisée, impliquant les personnes âgées et leurs proches, celles et ceux-ci participant préalablement à une formation aux techniques d’écriture, de prise de vue, de montage, ainsi qu’à une initiation au langage cinématographique. Dans le film Un temps fou, une dame de 99 ans souffle : « J’atteins ma limite », interpellant le spectateur et la spectatrice sur son rapport au monde, posant d’une certaine manière la question : quelle hauteur atteignons-nous, avec nos visées sans limite, avec nos concepts détachés du réel ? Jean Bojko m’a légué : « Penser ce qui nous est proche ne nous empêche nullement d’appartenir au monde. »
La distance générationnelle s’inscrit comme un marqueur de différenciation. C’est pourtant cette distance qu’il s’agit de parcourir pour écrire un entre-nous commun, avec la conviction que ce qui différencie les un·e·s des autres peut aussi les rapprocher. Dans le réel, il y a toujours un croisement des mondes, où s’élabore la langue de signes précurseurs. Le déclencheur peut être un livre, un film, une rencontre, répondant à la quête de réciprocité, ouvrant sur un espace à l’intérieur duquel peut être partagée la singularité, la vulnérabilité aussi.
Un film ne propose pas une évasion de soi, une distraction, un divertissement qui projetterait hors du réel. Cette médiation ne vise pas à faire écran à la vie réelle, mais à l’interpeller, à la nourrir, à questionner le rapport au monde, à rapatrier dans sa vie la part qui fait participer au monde commun.
Infos pratiques
- Festival Visages
- Martigny, différents lieux
- Du 11 au 18 novembre
- Voir le programme complet
[1] « Née sur internet, cette expression (...) soulign[e] le fossé qui s’est creusé entre des générations qui ne se comprennent plus. « OK boomer » oppose les baby-boomers, donc nés entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et 1960, aux milléniaux, nés entre 1980 et 1995, et à la génération Z, née après 1995 » (Le Point)
A lire également :