Laisser une trace durable, ici et là-bas
© Comundo / Kuba Okon
La coopération internationale par l’échange de personnes vise à mutualiser les savoirs pour opérer un changement de fond, là où les professionnel·le·s agissent et en Suisse.
Par Philippe Neyroud, directeur, Comundo Suisse romande, Fribourg
Les objectifs de développement durable et l’Agenda 2030 des Nations Unies sont de tous les discours. La durabilité figure désormais au sommet de l’agenda médiatique, sociopolitique ou économique et guide les activités des institutions publiques, des entreprises privées, des associations ou des ONG, aussi bien ici en Suisse que dans le Sud global.
Les organisations de coopération internationale ont, très tôt déjà, inscrit la durabilité au cœur de leurs objectifs, bien avant la prise de conscience collective actuelle. Le cœur de leur action, complémentaire à celle des organisations humanitaires qui répondent aux catastrophes et aux crises dans le court terme, consiste à opérer un changement de fond dans les pays d’intervention : transformer une condition précaire ou vulnérable en un mieux, respectueux des droits universels. Dans cette optique, elles travaillent à un changement global de mentalités en attirant l’attention sur les conséquences des actions et attitudes des pays du nord sur les populations et communautés du sud. Sur le terrain mais aussi en Suisse, en réponse aux objectifs de l’Agenda 2030, elles proposent des actions et montrent des voies possibles pour changer des réalités marquées par la précarité, l'injustice ou la violation de droits humains. Un thème bien connu en Suisse est, par exemple, celui des grandes entreprises multinationales : il fait actualité depuis plusieurs années et l’objet d’efforts et d’actions coordonnées de nombreuses organisations, ici et là-bas, et montre clairement qu’un tel changement est un processus de longue haleine car il capitalise sur des succès d’étape avant de pouvoir bâtir un monde durablement plus juste.
Plus-value au sud et en Suisse
Certaines de ces organisations, telle que Comundo [1], s’engagent selon le modèle de la coopération par l’échange de personnes (CEP) : des professionnel·le·s du nord mettent à disposition leurs compétences — ressources à la fois renouvelables et durables — dans un pays du sud, auprès d’une organisation partenaire impliquée dans des projets et processus de développement. À ses côtés, les coopérant·e·s contribuent au développement de ses projets ou à consolider ses structures. En parallèle, elles et ils témoignent de leur expérience auprès de la population suisse. La durée des engagements varie de un à trois ans.
L’objectif de durabilité consiste en un double mouvement : le premier, là-bas, facilite et accompagne des dynamiques existantes en apportant une expertise technique adaptée et un regard différent. De plus, il génère une rencontre interculturelle qui forme un terreau fertile. Que les deux parties soient disposées à l’enrichissement mutuel s’inscrit comme un élément central pour le bon déroulement du processus de la CEP et la réussite de la collaboration : la posture des coopérant·e·s doit être empreinte de modestie et de sensibilité interculturelle pour que les cultures puissent se rencontrer et que l’enrichissement ait lieu ; le pont qui se crée alors entre le sud et le nord facilite aussi les contacts avec les publics et entités du nord et permet de faire avancer les projets des partenaires locaux. Quant au second mouvement, il consiste pour les coopérant·e·s à témoigner, ici en Suisse, des situations locales de là-bas, de partager leur expérience, de sensibiliser aux défis et succès rencontrés. L’enrichissement s’avère mutuel : il en résulte une plus-value qui alimente le changement de mentalités en Suisse.
Le fait que les projets mis en œuvre au sud soient portés par des actrices et acteurs locaux se trouve au cœur de la CEP et constitue en soi un gage de durabilité. Sur une base volontaire [2], les coopérant·e·s s’engagent à renforcer les organisations partenaires au moyen de leurs compétences métiers et de leur regard extérieur. Les personnes actives dans le contexte de la CEP n’ont pas pour fonction de déterminer ce qui est « bon » ou pas pour les communautés locales. Cette responsabilité incombe à ces dernières [3], car ce sont elles qui connaissent le mieux les spécificités de leur situation.
Lorsqu’une organisation de la CEP finance l’engagement de coopérant·e·s, l’objectif consiste à renforcer les capacités des organisations partenaires en leur inspirant de nouvelles stratégies, méthodes ou processus de travail. Les compétences individuelles des collaborateurs et collaboratrices de ces organisations s’en trouvent également renforcées, dans la perspective qu’ils et elles se les approprient et les fassent évoluer. On touche ici à une dimension essentielle de la durabilité selon la CEP : les changements initiés ensemble sont destinés à continuer à vivre après l’engagement du ou de la coopérant·e.
Expertise et soft skills
Les compétences professionnelles ou techniques recherchées pour la mise en œuvre du processus spécifique à la CEP sont aussi variées que les défis à relever sur place. Celles provenant des domaines de l’éducation ou du social sont bien représentées, mais d’autres s'avèrent également nécessaires pour répondre à des enjeux spécifiques, comme la gestion, l’agroécologie, l’informatique, le marketing et la communication, la santé ou les soins spécialisés.
Au-delà de la seule expertise professionnelle apportée par les candidat·e·s coopérant·e·s, aptitudes personnelles et « soft skills » contribuent de façon essentielle au succès de ce type d’engagement. Responsable du programme Colombie et du recrutement de Comundo en Suisse romande, Mathilde Defferrard explique ses critères de sélection : « Pour un apprentissage mutuel fructueux, certaines qualités sont indispensables. Nos partenaires soulignent l’importance des capacités d’adaptation interculturelle. On les évalue au cours du processus de sélection des candidat·e·s, de même que les capacités à apprendre, à coopérer, à gérer l’ambiguïté et le stress ou à se remettre en question. »
Pour la réussite des engagements des coopérant·e·s, une formation préparatoire axée sur le savoir-être s’avère indispensable. Ainsi anticipée, la rencontre interculturelle peut porter des fruits durables. Également co-présidente d’Isango, partenaire stratégique de Comundo en matière de formation, Mathilde Defferrard souligne l’importance d’une bonne préparation : « Disposer des compétences techniques attendues constitue un prérequis pour un engagement comme coopérant·e. En complément, le travail sur le savoir-être, le rôle et la posture personnelle, les compétences psychosociales et les enjeux de la coopération internationale se trouvent au centre du processus de préparation. »
Co-construire en Colombie
Enseignante et spécialiste en évaluation et gestion de la formation, la Lausannoise Selva Linda Sanchez s’envole à l’été 2022 pour une année en Colombie. L’objectif de son engagement est de renforcer une organisation locale dans la pérennité de ses stratégies de formation. À quelques mois de la fin de son mandat, Selva témoigne : « Je me suis engagée pour réaliser un plan éducatif avec Casitas Biblicas, une organisation qui intervient dans le contexte instable des quartiers populaires du sud de Bogotá. Le projet auquel je contribue vise à assurer la qualité et la durabilité de son offre éducative. J’ai créé des espaces pour co-construire ce plan avec les professionnel·le·s de Casitas. Je suis convaincue qu’une année est la durée minimale pour un tel engagement, puisqu’il implique l’intégration dans une communauté, des rencontres, des remises en question et des actions pertinentes. Et j’espère laisser des processus durables entre les mains de l’organisation ainsi que de ses formateurs et formatrices. »
Du côté de Casitas Biblicas, le directeur Leonardo Díaz relève : « En partageant leurs compétences, toutes et tous les coopérant·e·s de Comundo qui ont collaboré avec nous ont énormément contribué au développement personnel et professionnel de nos collaboratrices, collaborateurs et bénévoles. » Il souligne encore qu’ils et elles « ont aussi emporté avec eux une grande expérience de vie, une capacité à développer leur profession avec un regard parfois plus social, sensible ou critique. »
Redonner au Pérou
Travailleur social et spécialiste des droits des enfants, Loïc Studer rentre en Suisse au début de 2020, après trois années d’engagement au Pérou. Il y a soutenu un mouvement autogéré d’enfants et de jeunes travailleurs et travailleuses de Lima, dans le but qu’ils et elles acquièrent une meilleure connaissance de leurs droits et soient en mesure de les défendre plus efficacement. Membre du comité directeur, Cecilia Ramirez affirme que « les outils et documents sur lesquels Loïc a travaillé avec les membres, collaboratrices et collaborateurs du Manthoc pour s’organiser en tant que mouvement se sont avérés d’autant plus importants dans le contexte délicat de la pandémie ».
Convaincu que le modèle de coopération par l’échange de personnes génère des résultats durables, Loïc mobilise son énergie à son retour « pour rendre quelque chose au sud » et faire fructifier son expérience en continuant à s’investir en tant qu’acteur du changement depuis la Suisse. « Avec d’ancien·ne·s coopérant·e·s et ami·e·s, nous avons créé une association, Zodongo, née du constat qu’on pouvait capitaliser sur les liens de confiance tissés avec les partenaires aux côtés desquels on s’est battus durant trois ans. Sur place, leurs besoins spécifiques n’entrent pas toujours dans le cadre de la coopération internationale. Notre mission consiste à collecter bénévolement des fonds pour les adresser directement au mouvement, ainsi qu’à Hashtag Gulu, une organisation ougandaise [4]. Cela permet de combler des besoins qu’ils ont eux-mêmes identifiés ».
Des partenaires locaux au cœur du modèle
La démarche de la coopération par l’échange de personnes s’intègre pleinement dans le débat autour de la décolonisation de l’aide internationale. Celui-ci préoccupe en effet la majorité des institutions et des organisations — parmi lesquelles Comundo, les organismes onusiens, la Direction du développement et de la coopération au niveau fédéral — qui thématisent ce thème à travers de nombreux ateliers et conférences. Si le mot d’ordre consiste depuis longtemps à collaborer sans imposer, la pleine adaptation des interventions aux réalités et impératifs identifiés par les organisations partenaires locales réalise certainement un pas de plus vers la durabilité des actions.
En savoir plus
- Comundo, site internet
- Selva Linda Sanchez, page de projet
- Site internet Isango, centre de formation de référence
- Site internet d’Unité, association faîtière des organisations suisses de la CEP
- Zodongo Suisse, site internet
- Interview de Josef Estermann, ex-responsable de la recherche chez Comundo
- Horizons, Dossier Agir durablement, novembre 2021
[1] Comundo est la plus grande organisation suisse de coopération par l’échange de personnes. Issue de la société civile, elle est portée par trois associations historiques : Mission Bethléem Immensee, Inter-Agire et Interteam. Ses projets sont soutenus par la Direction du développement et de la coopération de la Confédération. www.comundo.org/fr/a-propos
[2] Afin de promouvoir une relation d'égal à égal, le traitement proposé est celui d'« indemnités de vie » suffisantes pour vivre décemment dans le pays d'engagement, mais nullement un « salaire d'expatrié·e » qui créerait une inégalité flagrante avec le personnel de l'organisation partenaire. Les assurances sociales suisses et diverses autres prestations (formations, voyages, etc.) sont couvertes par Comundo.
[3] La responsabilité incombe aux actrices et acteurs locaux, mais des décisions programmatiques sont bien sûr discutées à la fois avec les coopérant·e·s, la direction Comundo dans le pays et les responsables programmes en Suisse.
[4] Zodongo adresse donc ses fonds à deux organisations, l’une au Pérou et l’autre en Ouganda, où l’un des autres membres fondateurs de l’association est parti comme coopérant.
Cet article appartient au dossier Durabilité
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Philippe Neyroud, «Laisser une trace durable, ici et là-bas», REISO, Revue d'information sociale, publié le 4 mai 2023, https://www.reiso.org/document/10687