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Soigner les gens, pas le système

Lundi 03.04.2023
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À moins de considérer le système de santé comme un support et non une fin en soi, la vague démographique liée à l’arrivée au grand âge des baby-boomers pourrait conduire cedit système à la rupture et menacer le lien social entre les générations.

Par Camille-Angelo Aglione, directeur de l’Association valaisanne des EMS

Mars 2020, la Suisse découvre que ni sa neutralité ni son système de santé, pourtant l’un des meilleurs au monde [1], ne la protège contre les pandémies. Constatant l’incapacité de ces systèmes d’absorber la crise et ses effets, les autorités usent alors de deux moyens : la coercition et l’éducation à la santé. Dans l’un des pays les plus riches du globe, possédant la 13e densité médicale la plus élevée au monde [2], le système de santé survit grâce à des éléments exogènes : la cohésion sociale de la société suisse et la dévotion du personnel de santé (indépendamment de la chromatique des blouses portées).

Il paraît clair que ces éléments contextuels sont liés à une situation de crise et ne peuvent être répliqués de manière durable, constituant ainsi un « système ». La dévotion du personnel soignant par exemple illustrée par le témoignage de ce médecin des Hôpitaux universitaires de Genève ne peut en effet se reproduire éternellement : « On ne se réunit qu’en nombre très limité, dans le strict respect des mesures sanitaires. C’est lourd de vivre ainsi, de manière aseptisée, mais il y a un vrai sentiment de responsabilité vis-à-vis de la pandémie. » [3]. Est-il raisonnable de contractualiser un tel niveau d’engagement ? Et que dire des initiatives locales, à l’instar des voisins réalisant les courses des aîné·e·s de leur immeuble ou des multiples actions de solidarité pour maintenir le lien avec les personnes isolées ? [4] Quel est le chapitre du « système de santé » qui décrit ces éléments ? Quel est le code LAMal de ces prestations ?

Dans ce contexte, le système de santé suisse n’a, au mieux, pas été un frein à la gestion de la crise sanitaire, mais il n’a pas été central. Ce sont plutôt des éléments tels que l’éducation à la santé, la dévotion des professionnel·le·s de la santé et la cohésion sociale qui ont représenté des facteurs de succès dans la gestion de la crise sanitaire. Dans une perspective de santé publique, la part modeste que le système de soin joue dans les déterminants de la santé [5] est connue. Il n’est toutefois pas certain que ces conclusions soient partagées par le grand public, tant la santé est médiatisée sous l’angle des prestations sanitaires.

Du baby-boom au papy-boom

Le pic démographique des années 50, plus connu sous le nom de « baby-boom », entraîne naturellement septante ans plus tard un « papy-boom ». D’ici à 2040 en Suisse, le nombre de personnes de 65 ans et plus augmentera de moitié (+52%) et celui des personnes de 80 ans et plus sera proche d’un doublement (+88%) [6]. Quels seront les effets de ce pic démographique sur notre « système de santé », à l’aune des réflexions précédentes ?

Tout d’abord, il semble évident que nous ne pourrons pas compter une seconde fois sur la dévotion des professionnel·le·s de la santé. La crise sanitaire a duré deux ans et les témoignages d’épuisement sont nombreux [7]. Le pic démographique devrait s’étendre sur une dizaine d’années au minimum. Par ailleurs, il est anticipé : on ne peut donc pas accepter de devoir compter sur un engagement extra-professionnel des soignant·e·s.

Qu’en est-il du côté des ressources économiques ? Dans le domaine de la santé, ces dernières sont en grande partie constituées par les impôts et, pour une part, des ponctions sur les revenus (primes d’assurances et participation aux coûts) des consommateurs et consommatrices. Avec la diminution de la part des actifs et actives professionnelles, les ressources vont baisser, en même temps que les besoins vont augmenter. Cela n’empêche pas de s’engager activement pour rationaliser les coûts de la santé, mais on ne fera qu’amoindrir une pression croissante.

Demeure l’adhésion médicale de la population, couplée à une forte confiance dans ses autorités. C’est sur ces bases qu’il s’agit de concentrer les efforts. Les conséquences du vieillissement démographique ne pourront en effet être maîtrisées en continuant à penser les réponses sous l’angle d’un système univoque. Les ressources professionnelles ne pourront répondre à l’enjeu et cela conduira à l’explosion de l’appareil. La santé doit être envisagée de manière large (définition de l’OMS : état de bien-être physique, mental et social) et comme un capital à préserver. Le système doit devenir un support permettant à l’individu de préserver ce capital, et offrir des solutions adaptées aux réalités locales. Si les enjeux et les ressources sont partagés par l’ensemble de la population, leur mise en œuvre reste individuelle, soutenue par des structures à toute petite échelle.

Dans ce système sont donc interrogées les initiatives telles que les soins infirmiers forts, au même titre que les paquets d’économie. Non pas pour dire qu’il vaut mieux des soins infirmiers faibles ou la pleine libéralisation du marché de la santé, mais pour affirmer que ces mesures ne doivent être évaluées que sous l’angle de leur capacité à soutenir les enjeux, parmi lesquels le principal est la capacitation de la population à préserver sa santé.

Il s’agit en priorité, fidèles à la tradition démocratique suisse, de définir ensemble ce que recouvre l’acception « santé ». Est-ce la préservation des capacités fonctionnelles ; la survie des organes ; la congruence spirituelle ; l’inclusion citoyenne ? Une fois la notion définie, le « système », pensé comme un support, doit mutualiser les ressources disponibles en faveur d’objectifs généraux communément partagés. À force de penser la santé comme un système incluant les objectifs, les solutions et les moyens, plus personne ne peut disposer d’une vision d’ensemble. On en vient même à croire que la visée est la maîtrise des coûts, confondant ainsi les moyens et l’objectif. Les moyens déployés doivent être pensés au plus petit niveau possible, de sorte que chacune et chacun puisse posséder la capacité de juger de leur adéquation. Le système de santé ne doit pas être pensé comme un modèle mathématique complexe mais comme un support à ce qui est essentiel.

Le vieillissement de la population entraîne une augmentation des besoins en accompagnement et en soins. Les ressources professionnelles sont effectivement limitées et malgré la richesse collective, il sera impossible de multiplier les moyens actuels pour répondre à la demande. Il ne demeure donc que deux possibilités : envisager de limiter l’accès au système ou capaciter les citoyen·ne·s dans la gestion de leur sénescence. Cette deuxième piste peut passer par une communauté qui rassemble ses ressources et ses besoins et, avec le soutien du « système », met en œuvre une solution locale parfaitement adaptée [8]. Rien n’empêche ensuite de promouvoir cet exemple, ni bien entendu de s’assurer qu’il réponde aux objectifs généraux. Cette réplique sera toutefois considérée pour ce qu’elle est : une solution locale qui riposte à des besoins locaux. Elle n’est pas le système, mais ne pourrait pas exister sans lui.

Ainsi pensé, le défi que représente le vieillissement de la population devient un enjeu collectif. La priorité ne peut être exclusivement de renforcer les compétences et les ressources des professionnel·le·s, l’urgence est précisément d’accentuer les compétences des non-professionnel·le·s de la santé. La première marche de l’escalier n’est pas de réduire les coûts, mais de les placer en regard de leur capacité à atteindre une définition collective de la santé.

Le vieillissement démographique s’impose comme une chance autant qu’un risque pour les solidarités. Il ne tient qu’à nous de saisir l’opportunité qui se présente d’arrêter de chérir la machine de Tinguely [9] qu’est devenu notre système de santé et d’explorer ensemble le vivre-ensemble que nous souhaitons en Suisse au cours des prochaines décennies.

[1] https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(17)30818-8/fulltext

[2] https://atlasocio.com/classements/sante/professionnels/classement-etats-par-nombre-de-medecins-pour-1000-habitants-monde.php

[3] https://www.letemps.ch/suisse/face-virus-soignants-epuises

[4] https://anousdejouer.ch/coronavirus

[5] https://www.inspq.qc.ca/exercer-la-responsabilite-populationnelle/determinants-sante#:~:text=Les%20d%C3%A9terminants%20de%20la%20sant%C3%A9,probl%C3%A8mes%20particuliers%20ou%20de%20maladies.

[6] https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/catalogues-banques-donnees.assetdetail.14963222.html

[7] https://bonpourlatete.com/a-vif/face-a-l-exode-des-soignants-il-est-urgent-d-ameliorer-les-conditions-de-travail

[8] https://www.ouest-france.fr/societe/logement/ce-hameau-sera-reserve-aux-seniors-qui-refusent-de-vivre-en-ehpad-89f109c6-a3d6-11ed-b6d3-72082cfae0b8

[9] https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2022/revue-medicale-suisse-793/notre-systeme-de-sante-une-machine-de-tinguely

Commentaires
 
Philippe Longchamp le 05.04.2023

Cher Monsieur, Merci pour votre article stimulant ! Je partage pleinement vos doutes concernant la capacité du système de santé à répondre aux défis du futur. Mais la solution que vous proposez (établir une définition commune de la « santé », puis penser le système de santé comme support permettant de « capaciter » les citoyen·ne·s afin de leur permettre de préserver leur capital santé) me semble à la fois utopique et dangereuse. Utopique, car les recherches en sociologie montrent qu'au sein de nos sociétés inégalitaires, la « santé » est nécessairement une notion polysémique. Dangereuse car, compte tenu de ce qui précède, la recherche d'un « consensus impossible » comporte en elle-même le risque d'une dérive vers une moralisation des comportements individuels (et en particulier ceux des individus les plus défavorisés).

Comme je le développe dans un article publié ici-même, une troisième voie me semble à la fois possible et souhaitable : agir directement sur les inégalités sociales et économiques, qui forment le déterminant de santé le plus impactant (50% selon la source citée dans votre article). En garantissant les conditions d'une bonne santé (quelle que soit sa définition), une telle mesure aurait le double avantage de soulager le système de santé d'une part, d'éviter d'avoir à mener des campagnes de « civilisation » des comportements individuels d'autre part (campagnes dont on sait par ailleurs qu'elles contribuent à aggraver les inégalités sociales de santé). Soigner le système ? Soigner les gens ? Soigner l'environnement social ? Je penche pour la 3ème voie. Mais en étant conscient que le défi qui nous attend nécessitera les trois, et bien plus encore !

Bien cordialement,
Philippe Longchamp

Camille-Angelo Aglione le 07.04.2023

Cher Monsieur Longchamp,

Merci pour l'intérêt porté à ces réflexions et également pour le partage de votre article, que j'ai lu avec intérêt, de même que celui de Sophie Le Garrec que vous citez dans l'addendum sur le COVID-19. Finalement ce que nous disons c'est que la distinction entre l'action sanitaire et l'action sociale n'est ni opérante, ni opérable, sauf dans les programmes administratifs. C'est pourtant à l'heure actuel le seul système disponible et ce dernier ne tiendra pas le choc face à l'augmentation des besoins. Agir sur les déterminants sociaux est une priorité. Cela consiste notamment aussi à enseigner la santé, ce qui la compose et ce qui existe pour la préserver. En ce sens il ne me semble pas que nos réflexions soient si divergentes, au contraire.

Camille-Angelo Aglione,

Sion

Cet article appartient au dossier Durabilité

Comment citer cet article ?

Camille-Angelo Aglione, «Soigner les gens, pas le système», REISO, Revue d'information sociale, publié le 3 avril 2023, https://www.reiso.org/document/10548