De l’urgence de garantir une terre pour tou·tes
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Face à l’urgence climatique qui impose un changement rapide des sociétés, la question sociale ne doit plus rester en marge, mais figurer au centre des enjeux écologiques. En ce sens, le rôle des professionnel·les du travail social est important.
Par Aurianne Stroude, lectrice, sociologue, Département de travail social, politiques sociales et développement global, Université de Fribourg
Alors que l’été 2023 a connu une vague de chaleur exceptionnelle et que les catastrophes climatiques se succèdent, les scénarios climatiques deviennent de plus en plus sombres, année après année. Paru récemment, le livre Earth for all — Terre pour tous [1] propose une vision positive du monde à venir, à condition que cinq changements de cap soient mis en œuvre rapidement. Le travail social a un rôle majeur à jouer dans ces transformations.
« Trop peu trop tard » ou un « Pas de géant » ?
En 1972, le club de Rome publiait son premier ouvrage, Les limites de la croissance [2], mettant en lumière les dangers pour l’environnement et l’humanité de la croissance économique et démographique. Les scénarios exposés à l’époque se sont avérés exacts, voire parfois optimistes face à l’explosion de l’impact des activités humaines sur les écosystèmes. Pour célébrer les 50 ans de ce rapport, le club de Rome s’est penché à nouveau sur les données existantes pour établir de nouveaux scénarios prenant en compte plus de 700 variables. Earth for all — Terre pour tous présente ainsi deux pistes de développement pour les cinquante prochaines années. Celles-ci se veulent cohérentes et plausibles, en s’appuyant sur les données scientifiques actuelles. Le premier scénario, appelé « Trop peu, trop tard », décrit un futur dans lequel les mesures prises sont insuffisantes et arrivent trop tard pour freiner l’impact du changement climatique. Le second, le « Pas de géant », offre une vision positive dans laquelle les sociétés parviennent à se transformer pour se concentrer sur le bien-être de toutes et tous.
Partant du constat de l’urgence climatique et de l’inadéquation des systèmes économiques actuels basés sur la croissance avec les besoins réels des populations, cette proposition du club de Rome remet la question sociale au cœur des enjeux écologiques. Alors que de nombreux scénarios existants s’intéressent principalement aux données climatiques et aux innovations techniques nécessaires, ces nouvelles modélisations soulignent la nécessité de considérer de nombreux indicateurs sociaux. Le bien-être des individus devrait ainsi devenir l’objectif central de l’économie, et la tension sociale, une valeur clé à surveiller. Rien ne sert de troquer un environnement plus sain contre un mal-être généralisé ou des conflits armés.
Cinq changements majeurs pour une terre habitable
Cinq domaines mériteraient, selon les auteurs et autrices du Club de Rome, d’être investis prioritairement pour permettre ce fameux « pas de géant » menant vers une terre habitable pour chaque être humain.
Premièrement, la pauvreté doit être éradiquée. Les pays les plus pauvres ne peuvent en effet relever le double défi de sortir de la pauvreté tout en maintenant leurs émissions carbone au plus bas. Il s’agit donc de permettre à la moitié de la population mondiale qui vit encore avec moins de quatre dollars par jour de disposer de ressources suffisantes pour répondre à ses besoins fondamentaux.
Deuxièmement, il y a lieu, en parallèle, de s’attaquer aux inégalités, afin que ces dernières atteignent un niveau « tolérable ». Le seuil proposé est que les revenus des 10% des individus les plus riches ne dépassent pas le revenu total des 40% les plus pauvres. Cela signifie que quatre personnes pauvres disposeraient ensemble du même revenu qu’une personne appartenant aux 10% les plus riches. Les mesures pour y parvenir vont de la taxation progressive à un revenu universel de base, en passant par la revalorisation et la resyndicalisation des travailleur·se·s, afin que les transformations économiques leur soient bénéfiques.
Troisièmement, l’empowerment des femmes, et plus largement de toutes les minorités discriminées, doit être priorisé. À travers l’éducation et des investissements ciblés sur la santé, les revenus et la prévoyance sociale, il s’agit non seulement de favoriser l’engagement des femmes et des minorités dans la société, mais aussi de freiner la croissance exponentielle de la population. Cet élément servirait à s’assurer que les générations futures puissent vivre dans des conditions dignes.
Quatrièmement, l’alimentation ne peut plus reposer sur des systèmes qui détruisent les écosystèmes. La façon dont la nourriture est cultivée, produite, transportée et consommée a un impact majeur sur l’environnement et sur le bien-être des populations. Il est donc nécessaire de repenser le système pour garantir la sécurité alimentaire de chacun·e, sans dépasser les limites planétaires.
Enfin, cinquièmement, l’énergie demeure le fondement des économies industrielles et de l’accès à la satisfaction des besoins fondamentaux pour de nombreuses populations. L’électrification et l’engouement pour les énergies renouvelables semblent justifiés et nécessaires, mais doivent aller de pair avec une réduction globale de la consommation énergétique, une répartition plus équitable des ressources et une réforme des modes de production.
Chacun de ces domaines est ainsi détaillé en une série de mesures concrètes et de leurs effets sur les mondes possibles de demain.
Des changements radicaux choisis plutôt que subis
L’intérêt de ce nouvel ouvrage du club de Rome ne réside pas tant dans l’originalité des mesures proposées que dans la perspective réaliste, sociale et positive qu’il adopte. Oui, les sociétés contemporaines sont confrontées à une catastrophe écologique sans précédent, les données scientifiques montrent qu’il est urgent d’agir et que les scénarios futurs sont alarmants. Toutefois, la science montre aussi que les solutions existent et qu’il n’est pas trop tard.
Le « pas de géant » auquel invitent ces auteurs et autrices représente un changement de société radical. C’est toutefois une transformation qui peut encore être choisie, en remettant au cœur des préoccupations le bien-être des individus et la cohésion sociale. Ne rien faire ou faire « trop peu trop tard » va entraîner un changement de société bien plus radical, qui ne pourra qu’être subi. Le risque de voir nos sociétés sombrer dans une sorte de chaos, dans lequel les dérèglements climatiques, la perte des écosystèmes, la compétition pour l’accès aux ressources et les crises sanitaires se multiplient est bien réel. Ainsi, comme le rappelle cet ouvrage, si les transformations à mener semblent extrêmes, elles le sont moins que celles qui seront imposées si rien n’est entrepris.
Cependant, l’urgence climatique, si elle doit être mise sur le devant des priorités en tant que société, ne peut pas être considérée seulement comme un problème technique à résoudre. C’est un problème systémique. Ainsi, les solutions doivent être pensées en prenant en compte le bien-être des populations et la cohésion sociale, plus que jamais nécessaire pour relever les défis à venir. C’est dans ces interactions que le travail social est concerné et peut jouer un rôle important.
Quel rôle pour le travail social ?
Si l’on reprend les cinq domaines dans lesquels des changements majeurs doivent être opérés — la pauvreté, les inégalités, l’empowerment, l’alimentation et l’énergie [3] — le rôle du travail social n’apparaît plus comme périphérique face à l’urgence écologique. Les trois premiers sont au cœur des politiques et des interventions depuis longtemps. L’accès à l’alimentation et à l’énergie, qui étaient jusqu’à récemment souvent relégués comme des sous-problèmes liés à la pauvreté, tendent depuis quelques années à apparaître comme des préoccupations à part entière au sein des politiques sociales et des actions des acteurs et actrices du travail social [4]. Faudrait-il simplement continuer à faire ce qui se fait déjà, en l’étiquetant même en vert, pour montrer que le travail social joue un rôle face à l’urgence écologique ?
Oui et non. Bien que toutes sortes d’initiatives fleurissent depuis plusieurs années dans les institutions du travail social pour prendre davantage en compte les enjeux écologiques [5], les auteur·ices rappellent qu’il ne s’agit pas de transformations à la marge, mais d’un changement radical de société. Ainsi, seul un changement de paradigme dans le travail social permettra de participer à ce « pas de géant » pour garantir une terre pour tou·te·s.
La transformation majeure consiste à changer de perspectives, pour penser l’humain au sein d’un système d’interdépendances plus large (en y incluant le vivant [6] dans lequel il évolue). Si l’action est ciblée sur le local, la visée du changement doit dépasser ce plan pour viser des transformations plus globales.
Les enjeux actuels du travail social doivent être recollectivisés et repolitisés. Les acteurs et actrices du social se trouvent en effet aux premières loges pour constater, dénoncer et transformer les systèmes de domination qui bloquent les changements nécessaires. Dès lors, ce que l’on nomme « travail social écologique » n’est pas une énième technologie sociale pour organiser des composts dans les logements subventionnés ou promouvoir les pailles en bambou dans les institutions. Pour le travail social, repenser son intervention pour prendre en compte la catastrophe écologique en cours signifie avant tout considérer cette interaction entre le bien-être, la cohésion sociale et les choix de sociétés. C’est la seule option permettant de garantir une terre pour tou·tes.
Le Club de Rome
Le Club de Rome [7] est un groupe de réflexions qui réunit plus d’une centaine de membres — scientifiques, économistes, chefs d’entreprises, leaders d’opinion nationaux et internationaux — originaires de toutes les régions du monde. Fondé en 1968, il vise à analyser les défis contemporains dans leur complexité et leur interdépendance, pour proposer des solutions appropriées, en s'appuyant sur une expertise nationale, régionale et globale.
Leur premier rapport Les limites à la croissance (1972), aussi connu comme le Rapport Meadows, mettait en garde contre les dangers d’une croissance économique illimitée et a joué un rôle important dans la prise de conscience des liens entre système économique et dommages environnementaux. Depuis, le Club de Rome continue à jouer un rôle de think tank et de sensibilisation à ces enjeux. Les nombreux rapports publiés au cours des années sous son égide participent à façonner les débats sur les défis environnementaux contemporains.
[1] Dixson-Declève Sandrine, Rockström Johan, Ghosh Jayati, Gaffney Owen, Randers Jorgen, Stoknes Per Espen et Marie Béatrice, Earth for All, Paris, Actes Sud, 2023.
[2] Meadows Dennis, Meadows Donella et Randers Jorgen, Les limites à la croissance (dans un monde fini), Paris, Rue de l’échiquier, 1972.
[3] Bien qu’elle soit imbriquée dans tous ces domaines, la santé mériterait sans doute d’être ajoutée à cette liste pour penser l’urgence écologique dans sa complexité et en lien avec le bien-être des populations et la cohésion sociale. Pour le lien avec la pauvreté, voir par exemple https://www.reiso.org/articles/themes/precarite/8635-sante-et-aide-sociale-enjeux-croises.
[4] Voir par exemple https://www.reiso.org/actualites/fil-de-l-actu/8251-actions-contre-la-crise-alimentaire-a-geneve et https://www.reiso.org/actualites/fil-de-l-actu/9589-l-aide-aux-familles-en-temps-de-crise.
[5] Grandgeorge Dominique, L’écologisation du travail social, Genève , éditions ies, 2022.
[6] Selon les auteurs, le vivant ne se limite pas aux humains. Voir par exemple Morizot Baptiste, Manières d’être vivant: enquêtes sur la vie à travers nous, Actes Sud, Arles, 2022.
[7] Voir le site internet du Club de Rome.
Cet article appartient au dossier Durabilité
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Aurianne Stroude, «De l’urgence de garantir une terre pour tou·tes», REISO, Revue d'information sociale, publié le 26 décembre 2023, https://www.reiso.org/document/11813