Construire ensemble une culture interprofessionnelle?

Par Camille Greppin-Bécherraz, adjointe scientifique HES, Haute école de la santé Vaud, HES-SO, Lausanne

La collaboration interprofessionnelle repose sur le principe fondamental de l'interaction et de la coopération entre des professionnel·les issu·es de différentes spécialités ou domaines de compétence, en vue de résoudre des problèmes complexes ou d'atteindre des objectifs communs (Gittell et al., 2013). Dans le domaine de la santé, il est largement observé que la collaboration interprofessionnelle peut améliorer la qualité des soins, réduire les erreurs médicales et optimiser l'utilisation des ressources (Wei et al., 2019). Selon d’Amour (1999), ces échanges visent également à soutenir la mise en commun, le partage des connaissances, expertises et expériences des professionnel·les dans le but de les articuler au mieux au service des « clients et pour le plus grand bien de ceux-ci » (D’Amour, 1999, p.69).

Plusieurs fondamentaux participent ainsi à une meilleure collaboration interprofessionnelle, tels que le développement d’un langage commun, le fait de se connaître et de connaître les autres, la clarification des rôles et responsabilités ainsi que le leadership partagé (D’Amour et al., 2008, Van Dongen et al., 2016, Staffoni et al., 2019). Pourtant, leur transposition dans la pratique se révèle parfois ardue. Comment, concrètement, construire une culture interprofessionnelle ? Comment traduire ces fondamentaux ? La piste retenue ici consiste à y réfléchir en tant qu’outils pour co-construire une culture interprofessionnelle.

Explorer la culture professionnelle d’abord

En premier lieu, aborder la notion de culture interprofessionnelle nécessite une exploration approfondie de la culture professionnelle. Selon Berger et Luckmann (2006), la culture professionnelle se construit au cours d’un processus de socialisation secondaire, durant lequel l’individu internalise des connaissances spécifiques liées à son rôle, en fonction du contexte institutionnel. L’exercice d'une activité professionnelle ne se limite pas à la simple application de compétences et de techniques ; il implique également l’intégration de l’individu dans un microcosme social.

Chaque environnement professionnel se caractérise par l'adoption de valeurs spécifiques, des méthodes explicites ou implicites pour aborder divers problèmes, ainsi que des structures particulières dans les relations professionnelles (Van Zanten, 2003). La socialisation secondaire s’opère à la fois de manière explicite et implicite : la formation professionnelle, tout comme la pratique professionnelle, contribue à la transmission explicite de la culture professionnelle par le biais des différentes activités professionnelles. Le partage des normes et valeurs de la profession, ainsi que des comportements, styles de communication et de leadership y sont associés.

Lorsque les membres d’une même profession collaborent, l’explicitation des savoirs a parfois tendance à devenir superflue, car ils et elles partagent une même culture professionnelle. Ainsi, le processus de socialisation se produit également de manière implicite, à travers les attitudes, connaissances et comportements qui se manifestent sans être formellement enseignés. La socialisation implicite s’opère donc par l’imprégnation de la culture professionnelle observée et vécue sur les lieux de pratique.

Ces éléments contribuent également à la construction de l’identité professionnelle. Selon Fray et Picouleau (2010), celle-ci repose sur trois piliers essentiels, qui définissent l'expérience individuelle dans le milieu du travail. En premier lieu, elle englobe le monde vécu au travail, comprenant les expériences quotidiennes, les défis rencontrés et les valeurs inhérentes à l'environnement professionnel. Deuxièmement, les relations de travail jouent un rôle crucial en façonnant les liens interpersonnels, la collaboration et la dynamique collective au sein d'une profession. Enfin, les parcours professionnels et la perception de l'avenir constituent le troisième aspect fondamental de l'identité professionnelle. Une dimension essentielle de l'identité professionnelle réside dans sa capacité à faciliter l'identification dans des groupes de pair·es. Ainsi, les professionnel·les partagent des représentations collectives spécifiques à leur domaine, créant un socle commun qui nourrit le sentiment d'appartenance à une communauté, à une culture professionnelle.

La construction d’une culture interprofessionnelle peut être envisagée selon le même principe : une socialisation à travers la formation et la pratique, mais cette fois de manière interprofessionnelle. Les contacts sociaux répétés, associés à l’apprentissage mutuel tout au long du parcours professionnel, contribueront au processus de socialisation interprofessionnelle. En outre, tandis que l’implicite peut être courant dans la culture professionnelle, le travail collaboratif interprofessionnel requiert un effort significatif et essentiel en termes d’explicitation : les rôles et responsabilités doivent être communiqués pour être connus, étant donné que les professionnel·les proviennent de cultures professionnelles différentes.

Le concept d’identité interprofessionnelle renvoie à une identité sociale plus vaste, liée au sentiment d’appartenance à un groupe au-delà de la sphère professionnelle, et activée en fonction de déclencheurs contextuels et des situations (Reinders et Krijnen, 2023). Cependant, il repose sur les mêmes principes : le partage d’expériences professionnelles, de connaissances, croyances et valeurs, ainsi que le développement de relations de travail, par le biais des contacts lors de situations interprofessionnelles. Ainsi, bien que l’identité professionnelle et l’identité interprofessionnelle s’influencent mutuellement, elles demeurent distinctes et complémentaires, car chacune s’applique à des objectifs de groupe différents, en fonction des situations. La mise en pratique, en tant qu’outils, de certains fondamentaux de la collaboration interprofessionnelle, tels que le développement d’un langage commun, le fait de se connaître et de connaître les autres, la clarification des rôles et responsabilités ainsi que le leadership partagé, pourrait contribuer de manière significative à la co-construction d’une culture interprofessionnelle.

Deux approches pour une culture interprofessionnelle

Dans le cadre d’une recherche sur la collaboration interprofessionnelle (Staffoni et al., 2016-2018), des ateliers réflexifs collaboratifs ont été organisés avec des professionnel·les de la santé (médecins, infirmier·ères, physiothérapeutes, ergothérapeutes, notamment) évoluant dans un contexte de réadaptation. L’objectif consistait à analyser des séquences vidéo de leur propre pratique professionnelle, à identifier les enjeux liés aux rôles et responsabilités, et à construire une compréhension commune des situations présentées.

Bien que ces professionnel·les partageaient peut-être une culture de la santé commune avec des valeurs et normes similaires, ils et elles se distinguaient également par des cultures propres à chaque profession. Les échanges entre les équipes ont permis de passer d’une vision individuelle/professionnelle des situations filmées à une vision partagée et interprofessionnelle, notamment en développant un langage commun et une compréhension collective des situations. Ces ateliers avaient également pour objectif de soutenir la réflexion sur la manière d’intégrer dans la pratique interprofessionnelle les éléments discutés, afin d’améliorer la collaboration.

Le second exemple soulève des enjeux d’une complexité supplémentaire : comment favoriser non seulement le développement d’une culture interprofessionnelle, mais aussi d’une culture à l’interface des domaines de la santé et du social, en se concentrant sur le thème de l'activité physique adaptée pour les personnes atteintes ou à risque de maladie cardiovasculaire ? Les porteurs du projet ont tenté d'aborder cette question en présentant le projet aux professionnel·les de la santé (principalement médecins généralistes et psychiatres, infirmier·ères, diététicien·nes, ergothérapeutes, physiothérapeutes, ostéopathes et psychologues) et du social (assistant·es sociaux, éducateur·trices sociaux), dans le but d'établir une collaboration interprofessionnelle. Cependant, cette approche a rencontré de la résistance et a conduit à des collaborations limitées. Les obstacles soulevés étaient principalement liés à une représentation assimilant l’activité physique au sport, à des interrogations sur le rôle des professionnel·les du social dans la promotion de l’activité physique, ainsi qu’aux possibilités concrètes d’intégrer une nouvelle pratique au sein de pratiques professionnelles existantes.

De la nécessité de stimuler les échanges

S’appuyer sur les fondamentaux de la collaboration interprofessionnelle pourrait précisément permettre d’élaborer un pense-bête lorsqu’on souhaite la développer. En effet, l’organisation de séances de formation interprofessionnelles avec les différentes personnes impliquées permet d’apprendre les unes des autres, de partager leurs connaissances et de comprendre les rôles et compétences spécifiques à chaque domaine. Ainsi, en encourageant des échanges réguliers, formels et informels, entre les professionnel·les, des opportunités se créent pour que chacun·e partage ses expériences, ses connaissances et sa compréhension de son rôle dans la collaboration interprofessionnelle. Ces échanges contribuent au développement d’une culture commune en mettant l'accent sur les valeurs, telles que le respect, la confiance, la transparence. Ils contribuent également à la valorisation de la diversité des perspectives professionnelles et des savoirs-faires spécifiques.

Ces deux exemples mettent en lumière l’importance de stimuler les échanges entre professionnel·les, afin de promouvoir le dialogue entre les cultures de différents domaines. En effet, pour que le développement de la collaboration interprofessionnelle soit véritablement efficace, il importe d’adopter une approche proactive et structurée. Co-construire une culture interprofessionnelle demande du temps et implique l’organisation de séances de formation. Ces sessions offrent aux participant·es des opportunités d’apprendre les un·es des autres, de partager leurs connaissances et de comprendre les rôles et compétences spécifiques à chaque domaine.

A l’instar de l’identité professionnelle qui devrait être envisagée comme complémentaire à l’identité interprofessionnelle, la co-construction d’une culture interprofessionnelle invite à réfléchir à son articulation avec les cultures professionnelles existantes. En fin de compte, l’objectif est bel et bien d’intégrer de nouvelles pratiques au sein de pratiques professionnelles déjà bien établies, dans le but d’améliorer la prise en charge et la continuité des soins.

L’interprofessionnalité sous la loupe d’une journée d’étude

Comment construire et valoriser la collaboration interprofessionnelle ? Comment faire reconnaître institutionnellement, politiquement et financièrement la nécessaire coordination entre santé et social ? Quelle définition des équipes mixtes ? Comment intégrer la question de l’interprofessionnalité dans les cursus de formation tant du domaine social que de la santé ? Comment valoriser les savoirs collaboratifs plutôt que concurrentiels ?

Le 14 septembre 2023, la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL I HES-SO) a organisé une journée d’études visant à questionner la notion « d’interprofessionnalité ». Les présentations et ateliers ayant rythmés cette journée font l’objet d’une série d’articles publiée dans REISO. Cet article en est le deuxième, après « L'interdisciplinarité, évolution incontournable ».

En savoir plus sur cette journée

Références bibliographiques

• Berger P. Luckmann T., La construction sociale de la réalité, Armand Collin, 2006.
• D’Amour, D., Ferrada-Videla, M., San Martin Rodriguez, L., & Beaulieu, M.-D. (2005). The conceptual basis for interprofessional collaboration: Core concepts and theoretical frameworks. Journal of Interprofessional Care, 19(sup1), 116‑131.
• D'amour, D., Goulet, L., Labadie, J. F., Martín-Rodriguez, L. S., & Pineault, R. (2008). A model and typology of collaboration between professionals in healthcare organizations. BMC health services research, 8, 1-14.
• Fray 1, A. M., & Picouleau 2, S. (2010). Le diagnostic de l’identité professionnelle : une dimension essentielle pour la qualité au travail. Revue Management et avenir, (8), 72-88.
• Gittell, J. H., Godfrey, M., & Thistlethwaite, J. (2013). Interprofessional collaborative practice and relational coordination: improving healthcare through relationships. Journal of interprofessional care, 27(3), 210-213.
• Staffoni, L., Schoeb, V., Pichonnaz, D., Bécherraz, C., Knutti, I., Bianchi, M. (2016). Collaboration interprofessionnelle : Comment les professionnels de santé interagissent-ils en situation de pratique collaborative ? Prix ASSM, Berne, Suisse.
• Staffoni, L., Knutti-Menia, I., Bécherraz, C., Pichonnaz, D., Bianchi, M., & Schoeb, V. (2019). Définir la collaboration interprofessionnelle : étude qualitative des représentations pratiques des formateurs/trices en santé. Kinésithérapie, la revue, 19(205), 3-9.
• Staffoni, L., … « Collaboration interprofessionnelle : comment les professionnel-le-s de santé interagissent-ils en situation de pratique collaborative ? » (subside FNS n° 100017_159327)
• Van Dongen, J. J. J., Lenzen, S. A., van Bokhoven, M. A., Daniëls, R., van der Weijden, T., & Beurskens, A. (2016). Interprofessional collaboration regarding patients’ care plans in primary care: a focus group study into influential factors. BMC family practice, 17, 1-10.
• Van Zanten, A. (2003). Les cultures professionnelles dans les établissements. P.-M. Menger (Éd.), Les Professions et leurs sociologies. Modèles théoriques, catégorisations et évolution, Paris : éd. de la MSH, 161-181.
• Wei, H., Corbett, R. W., Ray, J., & Wei, T. L. (2020). A culture of caring: the essence of healthcare interprofessional collaboration. Journal of interprofessional care, 34(3), 324-331.
• WHO (2010). Framework for action on interprofessional education and collaborative practice. Geneva, Switzerland: WHO.

Lire également :

• Yves Couturier et Jean Marcxime Chery, «L’interdisciplinarité, évolution incontournable», REISO, Revue d'information sociale, publié le 25 mars 2024
• Ludovic Bornand, Yasmine Cebe, Noémie Cuissart de Grelle, et Sébastien Gendre, «Trouver un nouveau souffle dans l’impasse», REISO, Revue d'information sociale, publié le 13 novembre 2023
• Jeremias Amstutz, «De la définition de l’interdisciplinarité», REISO, Revue d'information sociale, publié le 17 août 2023, (Publication originale: ActualitéSociale, mai 2023)
• Bastien Petitpierre, «Une charte pour favoriser l’interdisciplinarité», REISO, Revue d'information sociale, publié le 8 décembre 2022
• Joanne Wiesner Conti et al., «Se former ensemble pour mieux se comprendre», REISO, Revue d'information sociale, publié le 10 novembre 2022
• Alida Gulfi, «Travailler ensemble pour le bien des bénéficiaires», REISO, Revue d'information sociale, publié le 10 octobre 2022
• Olga Sidiropoulou, «Le réseau, clé de l’accompagnement de l’enfant», REISO, Revue d'information sociale, publié le 25 juillet 2022
• Amélie Rossier, «L’interdisciplinarité au service de la fin de vie», REISO, Revue d'information sociale, publié le 18 juillet 2022