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Les espaces d’expression en Suisse romande

Lundi 13.05.2013
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Une recherche a analysé les espaces qui favorisent l’autodétermination. Elle a été menée auprès de 47 institutions romandes offrant des prestations à 7000 adultes ayant une déficience intellectuelle.

Par Manon Masse, professeure HES, Yves Delessert, chargé d’enseignement, Maëlle Dubath, assistante de recherche, Haute école de travail social, Genève

Cet article reprend les concepts d’autodétermination, d’empowerment et suggère des liens avec le concept de citoyenneté. Il présente ensuite une démarche de recherche [1] qui porte sur les espaces collectifs d’expression au sein des institutions offrant des prestations d’hébergement et/ou de travail à des adultes ayant une déficience intellectuelle.

Couramment employé comme synonyme d’empowerment, de pouvoir d’agir, d’autonomie ou d’indépendance, le concept d’autodétermination demeure polysémique et recouvre différentes facettes. Il fut d’abord politique et associé au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans le domaine de l’accompagnement des personnes en situation de handicap, l’autodétermination peut désigner un état, un processus, tout autant qu’une approche utilisée.

Devenue récurrente, la notion d’autodétermination est liée aux représentations du handicap qui ont beaucoup évolué au courant des trois dernières décennies. Cela s’observe notamment dans la classification de l’Organisation Mondiale de la Santé qui porte sur le fonctionnement, la santé et le handicap (CIF-OMS, 2001) [2] et dans celle du Processus de Production de Handicap (PPH, Fougeyrollas et al., 1998). Ces deux classifications insistent sur l’importance de l’interaction entre des caractéristiques personnelles et environnementales pour définir une ou des situations de handicap ; ainsi l’environnement occupe une part essentielle de ce qui définit le handicap. La convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées [3] et les lois de plusieurs pays, dont la Suisse, visent aujourd’hui une participation accrue et la reconnaissance à part entière des personnes en situation de handicap en tant que citoyens.

Développer la capacité d’agir sur sa vie

Pour y parvenir, cela suppose le développement de la pratique citoyenne par une participation collective des personnes au façonnement du bien commun. Pour Hansotte (2008, p. 211), « il y a de l’espace public chaque fois qu’en différents lieux, un temps est consacré par des citoyens à énoncer leurs exigences, leurs analyses, leurs refus ». Ainsi, les institutions qui offrent des prestations aux personnes en situation de handicap se trouvent dans un changement de paradigme de l’accompagnement. Si la protection et la sécurité de la personne ont longtemps dominé, elles laissent place à sa responsabilisation et à des prises de risques mesurées ; au passage d’une prise en charge par un personnel expert à celui d’un accompagnement vers l’émancipation.

Il s’agira de redonner à la personne la capacité d’agir et de gouverner sa vie, de faire des choix et de prendre des décisions libres d’influences et d’interférences externes exagérées, comme le définissent Wehmeyer et Sands (1996). Si la personne doit acquérir des compétences et donner une impulsion pour autogérer les différentes dimensions de sa vie, la dimension de mobilisation collective apparaît primordiale. Dès lors, il incombe à la communauté de développer des occasions qui favorisent l’empowerment communautaire.

« La participation comprend des lieux permettant à tous les membres de la communauté, incluant les plus démunis, de participer à sa vie et aux systèmes ainsi qu’aux décisions qui les concernent » (Ninacs, 2008, p. 40) : cela suppose l’existence d’espaces d’expression collectifs et individuels. En ce sens, les milieux institutionnels doivent fournir des occasions à leurs résidants de débattre des décisions concernant leur lieu de vie et de travail, et cela même si dans un premier temps l’on réduit la vie politique à celle de l’institution et de son proche environnement (résidence, quartier, lieu de travail). Pour Ninacs (2008), un milieu favorisant l’empowerment communautaire contribuera d’autant plus à l’empowerment individuel de chacun.

En Suisse, la plupart des institutions offrent des prestations qui favorisent l’autodétermination. Elles réalisent notamment, avec chacun des résidants et travailleurs, un projet personnalisé qui répond à des besoins et des objectifs identifiés et fixés avec la personne et son entourage proche. De même, plusieurs lieux ont développé des espaces d’expression collectifs. Par contre, contrairement à la France ou à certaines régions de la Belgique par exemple, les espaces collectifs de parole des résidants au sein des institutions qui les accueillent ne sont pas encore obligatoires et inscrits dans la loi, ce qui laisse la place à une liberté dans la façon de les définir et de les exercer.

Dans notre recherche en deux parties (Masse, Delessert, Dubath, 2011, 2013), un premier volet a permis de faire une recension des espaces collectifs d’expression et d’en dresser une typologie (Masse, Delessert, 2012). Il repose sur un questionnaire envoyé aux institutions romandes (N=47) offrant des prestations d’hébergement et/ou d’occupation à environ 7’000 adultes ayant une déficience intellectuelle. Le deuxième volet de la recherche a permis d’approfondir et de préciser cette typologie à partir d’une analyse qualitative d’espaces d’expression, réalisée dans quatre institutions romandes [4] où s’exercent ces groupes de parole. Cette étude avait aussi pour but de vérifier, parmi les multiples formes d’espaces d’expression repérées, lesquelles sont les plus aptes à favoriser l’empowerment communautaire, à savoir selon les définitions de Hansotte (2008), le passage de la participation individuelle (parole en « Je ») à la participation collective (parole en « Nous ») puis à une participation représentative (parole en « Pour nous tous ») ?

Une typologie multi-dimensionnelle

L’analyse des données du deuxième volet [5] a amené à modifier et à étoffer la première typologie. Cette typologie finale comprend cinq catégories de groupe liées au système de fonctionnement :

  1. Modèle quasi-politique
  2. Modèle associatif
  3. Modèle de gestion qualité
  4. Modèle d’accompagnement socio-éducatif
  5. Modèle de système communautaire visant le bien vivre ensemble

En plus du système de fonctionnement, d’autres critères permettent de mieux cerner les espaces collectifs d’expression. Ainsi, le deuxième critère concerne la désignation des membres et les conditions pour que ceux-ci puissent adhérer au groupe. Le troisième critère est celui de la légitimité du groupe par rapport à l’organisation (représentation, représentativité d’une unité de la base, représentation statistique, sans légitimité, démocratie directe). Le quatrième est celui de la forme et du contenu des débats. Le cinquième critère est celui du rôle des animateurs et les sixième et septième critères sont ceux des modalités de prises de décision et leur suivi.

Trois des institutions observées entrent assez bien dans l’une ou l’autre des catégories : l’institution B se trouve dans la catégorie quasi-politique, l’institution C dans l’associatif et l’institution D représente un groupe d’organisation de vie (ou bien vivre ensemble). L’institution A comprend des caractéristiques issues de plusieurs catégories, notamment les groupes de satisfaction (ou gestion qualité) et d’organisation de vie. En effet, au cours de leur évolution, les buts et objectifs de certains groupes peuvent se modifier et/ou se préciser. Parfois plusieurs groupes co-existent dans un système articulé au sein d’une même institution.

Par ailleurs, il est constaté au sein de ces groupes, une survalorisation des avis individuels au détriment d’une parole collective, ce qui nous a amenés à proposer six hypothèses explicatives nous permettant de formuler les recommandations suivantes, afin de faciliter l’articulation et les allers retours entre une expression en « Je », en « Nous » et en « Pour nous tous ». Nous pouvons d’ores et déjà identifier les facilitateurs suivants à cette articulation :

  • Bien insérer les groupes dans le fonctionnement institutionnel et les valoriser ;
  • Définir et redéfinir clairement les buts et objectifs des groupes de manière à ce qu’ils soient reconnus des différents acteurs institutionnels ;
  • Encourager les débats sur des préoccupations émanant aussi bien du milieu institutionnel que de la communauté élargie ;
  • Permettre des débats au sujet de thèmes qui stimulent une confrontation des idées et amènent à des prises de positions communes ;
  • Former les animateurs de ces groupes et reconnaître ce rôle dans l’institution ;
  • Créer en parallèle différents lieux collectifs d’expression à l’intérieur de l’institution qui visent des objectifs différents et complémentaires ;
  • Accompagner et encourager les personnes à participer à des collectifs en dehors du milieu institutionnel (milieu associatif, formation, etc.).

Conformité et contre-pouvoir

En conclusion, nous esquissons des questionnements un peu plus politiques. Lorsque les institutions développent l’empowerment communautaire des personnes qu’elles accueillent, elles prennent le risque de stimuler des contre-pouvoirs qu’elles devront par la suite assumer, d’autant que ceux-ci auront une légitimité. En effet, la personne ayant une déficience intellectuelle a souvent tendance à se conformer à ce que l’on attend d’elle. Normalement, cette conformité s’attache à l’institution et à sa famille, qu’adviendrait-il si l’alliance au groupe de pairs devenait plus forte que la loyauté à l’institution ? Les professionnels de l’accompagnement devraient alors apprendre à gérer ce contre-pouvoir, en redonnant la place qui revient aux résidants pour qui l’institution a été créée.

[1] Cette recherche a été financée par le Fonds national de recherche scientifique Suisse (FNS-DORE, requête 30507) et par les fonds de recherches stratégiques de la HES-SO. L’équipe de recherche comprend les auteurs de cet article ainsi que Sylvain Merminod, étudiant en dernière année en travail social à la HETS de Genève.

[2]

Références bibliographiques

- Boudreault, P. & Kalubi, J.-C. (2006). Animation de groupe. Une démarche réflexive d’analyse. Montréal : Carte Blanche.
- CIF-OMS (2001). Classification internationale du fonctionnement et de la santé. Genève : Editions de l’OMS.
- Fougeyrollas, P., Bergeron, H., Cloutier, R., Côté, J. & St Michel, G. (1998). Classification québécoise : Processus de production du handicap. Québec : RIPPH.
- Hansotte, M. (2008). Les intelligences citoyennes : comment se prend et s’invente la parole collective. Bruxelles : De Boeck.
- Masse, M., Delessert, Y. & Dubath, M. (2011). Les espaces d’expression au sein des institutions qui accueillent les personnes déficientes intellectuelles adultes : tremplin vers une participation collective et publique ? [Rapport final du premier volet de la recherche]. Genève : Centre d’études de la diversité culturelle et de la citoyenneté (CEDIC)-HES-SO.
- Masse, M. & Delessert, Y. (2012). Les espaces collectifs d’expression au sein des institutions qui accueillent les personnes déficientes intellectuelles adultes : tremplin vers une participation collective et publique ? [Actes de Colloque : Formes d’éducation et processus d’émancipation].
- Masse, M., Delessert, Y. & Dubath, M. (2013). Les espaces d’expression au sein des institutions qui accueillent les personnes déficientes intellectuelles adultes : tremplin vers une participation collective et publique ? [Rapport final du deuxième volet de la recherche. Soumis le 12.05.13 au Fonds National Suisse (FNS) de la recherche scientifique].
- Ninacs, W. A. (2008). Empowerment et intervention. Québec : Les Presses de l’Université Laval.
- Organisation des Nations Unies. (2008). Convention relative aux droits des personnes handicapées. Disponible en ligne (consulté le 28.02.2013).
- Wehmeyer, M.L. & Sands, D. J. (1996). Selfdetermination across the life span : independance and choice for people with disabilities. Baltimore, MD : Paul H. Brookes.

[3] Lire aussi les deux premiers articles du dossier 2013 de REISO sur l’autodétermination :
- Vincent Giroud et Michèle Ortiz : « Derrière la magie du mot autodétermination ».
- Caroline Hess Klein : « Handicaps : le rôle de la convention de l’ONU ».

[4] Ces institutions sont nommées A, B, C et D à la suite du texte.
Les méthodes retenues
Le choix des quatre institutions s’est opéré en tenant compte de critères typologique, géographique et historique à partir de l’échantillon d’institutions du premier volet de l’étude. Les méthodes de recueil du corpus de données du deuxième volet ont été celles de l’observation simple de deux séances de chaque groupe, suivie d’entretiens collectifs des membres des groupes, de leurs animateurs et des directions. Pour l’entretien avec les personnes en situation de handicap, nous les avons réunies sans leurs animateurs, puis leur avons fait écouter des extraits sonores de la première séance, afin qu’ils réagissent et commentent ces extraits. Nous avons également utilisé la méthode de Démarche Réflexive d’Analyse Partenariale (DRAP, Boudreault & Kalubi, 2006). Pour ce deuxième volet, les participants à la recherche sont répartis en 12 groupes d’acteurs qui totalisent 68 personnes. 43 personnes en situation de handicap, 12 professionnels et 13 membres des directions.

[5] La publication d’un ouvrage sur les deux volets de notre recherche, prévue pour l’automne 2014, permettra d’étoffer nos analyses et propositions au sujet de ces groupes.

Cet article appartient au dossier Autodétermination

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