LAMal : les (o)raisons de la prophylaxie dentaire
Selon le lobby suisse des médecins dentistes, les caries augmenteraient si les frais dentaires étaient remboursés. Cet argument a permis depuis des décennies d’exclure de l’assurance maladie la quasi-totalité des maux de dents.
Par Thierry Delessert, PhD, chercheur FNS, Institut d’histoire économique et sociale et IUHMSP, Université de Lausanne
Cette communication synthétise quelques résultats d’une recherche menée pour les 125 ans de la Société Suisse d’Odontostomatologie à l’Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique (IUHMSP). L’intégralité des articles, rédigés avec Vincent Barras, est parue courant 2011 dans la Revue mensuelle suisse d’odontostomatologie et téléchargeable sur cette page internet.
En Suisse aujourd’hui, l’assurance maladie ne rembourse les frais dentaires que dans trois cas précis : « s’ils sont occasionnés par une maladie grave et non évitable du système de la mastication ; (…) occasionnés par une autre maladie grave ou ses séquelles ; ou (…) nécessaires pour traiter une maladie grave ou ses séquelles » [1]. En conséquence, les soins réparateurs et préventifs sont exclus du système assuranciel, obligatoire depuis 1996, en raison d’un lobbysme croissant de la part de la faitière des médecins dentistes, la Société Suisse d’Odontostomatologie (SSO). Forte de son expertise en matière de prophylaxie, la SSO promeut la prévention des caries par la responsabilité individuelle, en se brossant les dents et/ou en assumant l’intégralité des coûts des soins si négligence.
Cette conception de la prophylaxie s’inscrit en continuité des études scientifiques de la SSO qui ont mené à des actions étendues de prévention (soins scolaires, fluorisation du sel, informations sur l’alimentation et l’hygiène dentaire, contrôles annuels). Plus profondément, elle renvoie à un pessimisme social attribuant la cause des maux dentaires aux méfaits de l’alimentation raffinée au début du XXe siècle, puis, plus généralement, au manque d’hygiène des classes sociales moins favorisées qu’il s’agit d’inciter à de bons comportements [2]. Enfin, la pratique entrepreneuriale de la médecine dentaire est considérée par la SSO comme bien plus efficace que les systèmes allemands et français, vus comme des vecteurs de soins à la baisse et de demandes croissantes par des patient-e-s négligeant leur hygiène buccale [3].
Une première tentative pour se faire les dents
La loi fédérale de 1911 ne prévoit aucune prise en charge des soins dentaires par les caisses maladie. Il faut attendre fin 1968 pour qu’une initiative populaire socialiste demande l’obligation d’assurance et, entre autres, une inclusion des soins dentaires selon un tarif prédéterminé. Le Conseil fédéral rejoint les initiants et estime « (…) également qu’une assurance-maladie révisée devrait permettre l’assurance du traitement dentaire, vu l’importance de ce traitement pour la santé et ses conséquences financières pour les individus » [4]. Cependant, son contre-projet exclu le remboursement de l’ensemble des soins dentaires. Connu sous le nom de « modèle de Flims », il couvre la chirurgie dentaire, les mesures analogues et les examens de prophylaxie dentaire, opère une distinction entre les « bons » et « mauvais » risques, et ouvre le marché de la médecine dentaire aux assurances complémentaires.
Avant le lancement de l’initiative, la SSO a approuvé des principes qui vont devenir ses lignes directrices lors des phases consultatives et parlementaires : liberté du choix du médecin dentiste et du procédé thérapeutique, refus d’une tarification préétablie risquant de mener à une baisse de la qualité des soins, promotion de la santé odontologique par des mesures prophylactiques étendues [5]. La prévention des caries par l’hygiène buccale est agitée contre toute extension des couvertures assurancielles, obligatoires ou facultatives, sur le principe que « toute assurance sape indirectement la prophylaxie » [6].
Au cours des débats parlementaires de 1973-1974, le conseiller aux Etats radical zougois et médecin dentiste Othmar Andermatt révèle que la SSO a formé une alliance avec les faitières des médecins et des hôpitaux qui luttent contre les tarifications uniques, l’obligation d’assurance et les cotisations paritaires. Fort de ces appuis, Andermatt fait adopter une formulation encore plus restrictive pour le contre-projet – couvrant désormais des prestations « de prophylaxie au sens général » et des soins en cas « de maladie, y compris certaines affections dentaires ». Selon le sénateur, cette formulation doit permettre de limiter les thérapies prises en charge, afin de générer 300 millions de francs d’économies [7]. Finalement, l’initiative populaire et le contre-projet raboté sont rejetés par les citoyen-ne-s et les cantons, le 8 décembre 1974.
Un deuxième projet pour serrer les rangs
En 1981, le Conseil fédéral présente aux Chambres le projet de loi sur l’assurance maladie et maternité (LAMM) qui prévoit de « rendre possible l’assurance d’examens préventifs et de traitements dentaires. » [8] Ce projet reprend de manière limitée le « modèle de Flims » de 1972 (la chirurgie dentaire et les prestations apparentées), mais prévoit le remboursement des médicaments et analyses prescrits par un médecin dentiste.
Dans un débat dominé par la question de la perte de gain pour maternité, la SSO maintient ses positions de la décennie précédente et est auditionnée comme un partenaire de soins par la commission pré-parlementaire du Conseil national en 1982 [9]. Cette audition, l’encadrement des débats au Conseil national, puis l’influence du sénateur Andermatt, entre 1984 et 1986, aboutissent à l’adoption d’une formulation encore plus restrictive. Ne sont désormais couvertes que les « affections non évitables du système masticatoire », ce qui permet de sortir la prévention des caries et leur traitement du catalogue de prestations, ainsi que « le traitement de lésions du système de mastication causées par un accident (…). » [10] En parallèle, la SSO a élaboré une liste des affections « non imputables » aux patient-e-s : les conséquences d’affections du système sanguin, du métabolisme, de l’hérédité, de tumeurs malignes et les paradontopathies juvéniles progressives [11]. Attaquée par référendum sur les principes de la tarification par actes médicaux et de la maternité, la LAMM est rejetée lors de la votation populaire du 6 décembre 1987.
Un troisième essai finement prémâché
Le Conseil fédéral nomme de suite une commission d’experts chargée de réviser la seule branche maladie du projet de loi. La SSO y intervient, puis obtient des soutiens lors de la consultation du projet de LAMal – non sans un certain regret de la part du Conseil fédéral de ne pouvoir inclure des prestations pour les soins dentaires : « L’accueil réservé à cette innovation dans la procédure de consultation a été toutefois mitigé. Les deux arguments essentiels que l’on fait valoir contre une telle nouveauté sont, d’une part, les coûts correspondants et, d’autre part, l’affirmation que la plupart des soins dentaires sont occasionnés par une mauvaise hygiène dont les assurés sont responsables. » [12] Par ailleurs, la SSO se positionne d’emblée à l’encontre de l’obligation d’assurance maladie pouvant devenir dangereuse pour la pratique entrepreneuriale de ses membres en cas d’extension aux médecins dentistes [13].
Les prestations remboursées retenues par les experts – maladie grave et/ou séquelles – sont complétées au cours des débats parlementaires des années 1992-1993. Comme dans les années 1980, la SSO intervient dans les commissions pré-parlementaires pour faire adopter un alinéa rendant couvertes les « affections non évitables du système masticatoire ». Les conseillers fédéraux présents dans les deux chambres critiquent cette formulation, en relevant que la notion de « non évitable » est difficile à appliquer et tend à ouvrir la porte à l’introduction de la négligence personnelle comme motif de réduction des prestations. Ils ne sont toutefois pas suivis, et aucun-e député-e ne propose le remboursement des soins dentaires de base [14]. La loi soumise en votation populaire le 4 décembre 1994, en même temps que l’initiative socialiste « Pour une saine assurance-maladie », est adoptée à la courte majorité de 51.8%.
Un lobby politique rodé et efficace
Le quasi non remboursement des soins dentaires par la LAMal résulte d’une trentaine d’années de lobbysme de la part de la SSO sur les trois grandes révisions de l’assurance maladie – aux noms de la prophylaxie, de la responsabilité individuelle et de la pratique libérale de l’art dentaire. Ces révisions, mises en chantier depuis la fin des années 1960, ont systématiquement mobilisé les quatre grands acteurs du système de santé suisse – les médecins, les hôpitaux, les caisses maladie et les entreprises pharmaceutiques – sur les enjeux médiatiquement majeurs du financement, des tarifications préétablies et des obligations assurancielles.
Ce n’est pas sous les projecteurs des médias mais de manière beaucoup plus discrète que la SSO est devenue un acteur influent, faisant admettre que l’assurance, sociale ou volontaire, sape inexorablement la prévention des maladies dentaires. Consultée comme une organisation professionnelle à la fin des années 1960, elle s’est progressivement spécialisée en politique fédérale pour devenir l’experte reconnue de son domaine, puis se mute en une force capable de former des majorités, afin de limiter les prestations couvertes, voire de torpiller les projets fédéraux lors des votations populaires. Par ailleurs, ces épisodes de lobbysme exacerbés sont en continuité d’une lutte séculaire pour l’intégration partielle des « dentistes » dans les professions médicales, comme une branche spécifique, autant que dans la LAMal : dans les deux cas, la non gratuité des soins est considérée comme un pilier de la médecine dentaire préventive et un gage de la qualité des actes thérapeutiques. En 2014, les arguments de la responsabilité personnelle en matière d’hygiène et de la pleine participation aux frais n’ont pas pris une ride et sont à nouveau employés pour contrer l’initiative vaudoise « Pour le remboursement des soins dentaires » [15].
[1] Art. 31, Loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal) du 18 mars 1994 (Etat le 1er janvier 2014), Recueil systématique, 832.10.
[2] Cf. Schär B., Karies, Kulturpessimismus und KVG. Zur Geschichte der Zahnmedizin in der Schweiz, Traverse. Zeitschrift für Geschichte, 15, 2008, 99-116.
[3] Bericht der Eidgenössischen Expertenkommission für Zahnmedizin (vom 7. August 1969), DFI, 1969 (non publié).
[4] Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale à l’appui d’un projet modifiant la constitution fédérale dans le domaine de l’assurance-maladie, accidents et maternité et Rapport sur l’initiative populaire pour une meilleure assurance-maladie (Du 19 mars 1973), Feuille Fédérale, I, 1973, 930.
[5] Jemelin A., Assurance soins dentaires, Bulletin professionnel de la SSO, 45, 6, 1967, 189-190.
[6] Chatton J.-Y., Révision de la LAMA : prophylaxie et assurance des soins dentaires, Bulletin professionnel de la SSO, 50, 6, 1972, 323.
[7] Bulletin officiel de l’Assemblée fédérale. Conseil des Etats, séance du 25.9.1973, 545-553.
[8] Message sur la révision partielle de l’assurance-maladie du 19 août 1981, Feuille Fédérale, II, 1981, 1072.
[9] Müller-Boschung P., Révision partielle de la LAMA (loi sur l’assurance en cas de maladie et d’accidents) – La nouvelle LAMM (loi sur l’assurance-maladie et maternité), Bulletin professionnel de la SSO, 60, 3, 1982, 97 ; L’actualité en médecine dentaire, Revue mensuelle suisse d’odonto-stomatologie, 97, 3, 1987, 389.
[10] Art. 12, Loi fédérale sur l’assurance-maladie. Modification du 20 mars 1987, Feuille Fédérale, I, 1987, 973-974.
[11] Müller-Boschung P., L’actualité en médecine dentaire, op. cit., 391-392.
[12] Message du Conseil fédéral concernant la révision de l’assurance-maladie du 6 novembre 1991, Feuille Fédérale, I, 1992, 139.
[13] Jägger P., Santé publique. Réponse de la SSO à la consultation sur l’avant-projet de LAM, Revue mensuelle suisse d’odonto-stomatologie, 101, 6, 1991, 814.
[14] Bulletin officiel de l’Assemblée fédérale. Conseil des Etats, séance du 17.12.1992, 1301-1302 ; Conseil national, séance du 5.10.1993, 1843-1844.
[15] Voir Wüthrich L., Vaud : une assurance des soins dentaires sur le modèle allemand ?, SSO dentarena, 2 juin 2014, page 5. Télécharger la publication en format pdf.