Comment habiter avec son âge?
Une étude exploratoire sur des seniors vaudois a montré combien ils tiennent à vivre chez eux le plus longtemps possible. Pas par habitude mais pour rester «utiles aux autres» et mener les activités sociales qui font sens pour eux.
Par Kaj Noschis, chercheur associé à Connaissance 3 et au Laboratoire de sociologie urbaine, EPFL, Lausanne
Cet article présente brièvement l’étude exploratoire « Habiter avec son âge ». Il développe aussi des considérations sur la manière d’encadrer les priorités de l’habitat des seniors en tenant compte de leurs besoins et de leurs apports à la communauté [1].
Les données de la recherche, menée en 2014-2015, ne concernent qu’un groupe particulier de seniors composé de 26 personnes de plus de 64 ans. Elles habitent le canton de Vaud, sont en bonne santé, au bénéfice d’une formation supérieure et avec des conditions de vie (et donc aussi d’habitation) plutôt confortables. Il s’agit d’un groupe qui a été d’accord de réfléchir sur son mode d’habitat dans le présent et l’avenir. Les données obtenues par questionnaire et lors de discussions dans des ateliers indiquent que pour les années qui leur restent, ces seniors souhaitent continuer à vivre chez eux et à se débrouiller seuls le plus longtemps possible. Ils sont très attachés à leur logement et à leur environnement.
Pour ces seniors, la famille et les amis, les activités communes de groupe ou associatives sont prioritaires. En somme, contrairement à nos hypothèses, il ne s’agit pas tant « d’éléments de confort et d’habitude » qui mènent les seniors à vouloir prolonger leurs conditions d’habitat actuelles, mais un sentiment plus profond lié à l’existence même que « l’on vit pleinement tant qu’on est actif individuellement et autonome matériellement et physiquement ». Les variables de l’étude exploratoire – vivre seul(e) ou en couple ; en ville ou à la campagne ; dans une habitation plus ou moins vaste – ne semblent avoir qu’un rôle marginal. Certes, les seniors ont des souhaits pratiques concernant leur logement qui leur permette d’y vivre le plus longtemps possible : notamment seuils bas, portes et fenêtres avec des ouvertures pratiques, salle de bain, cuisine et lave-linge adaptés à une diminution de la mobilité, bonne luminosité et espace extérieur, balcon ou terrasse. Mais l’important réside dans la liberté de «faire» et d’«être» que l’habitation actuelle permet.
L’attrait et les obstacles de la vie en ville
Les activités pratiquées par les seniors le sont surtout en ville. Certains seniors choisissent ainsi de déménager dans le centre urbain le plus proche ou le plus familier s’ils trouvent quelque chose de satisfaisant. Mais même pour ceux qui seraient d’accord de quitter leur habitation actuelle, ce n’est pas toujours une option. Les obstacles sont d’ordre financier et de disponibilité de logements en ville qui soient agréables, faciles d’accès et d’utilisation.
Aujourd’hui certaines coopératives et promoteurs privés proposent aux seniors de nouvelles façons d’habiter, par exemple un habitat communautaire, intergénérationnel ou co-résidentiel, avec notamment pour avantage de disposer d’aide au moment où la mobilité commence à poser des problèmes. Dans ce contexte, les seniors peuvent de leur côté rendre des services et continuer ainsi à exercer leurs compétences, encore bien réelles, ce qui représente un apport pour la communauté entière.
Pour que de telles formes d’habitat soient attrayantes pour les seniors, il faudrait notamment adopter une vue de sa propre condition moins axée sur l’autonomie et la débrouillardise. Il faudrait donc concevoir des logements et des espaces publics dans le quartier ou le village qui favorisent les possibilités de partage et d’activités pour tous les groupes d’âge. L’étude exploratoire suggère aussi de réfléchir aux possibilités d’amener des seniors qui en ont la possibilité à concevoir avec plus d’ouverture leur habitation pour « le grand âge » et à envisager un autre mode d’habitat comme un choix positif.
Focale prioritaire sur l’autonomie
Un des éléments vraiment frappants de cette étude a été l’enthousiasme et la disponibilité des participants à discuter du thème de l’habitat. Le format des ateliers, cinq à sept personnes autour d’une table pour environ deux heures, a favorisé l’expression de chacun et les conditions de vie plus spécifiques ont pu être évoquées et partagées. Certains participants étaient ainsi tout à fait décidés à déménager dans un avenir proche, certains vivaient et valorisaient fortement la socialité du quartier ou du village, pour d’autres des soucis de santé ou d’ordre économiques étaient en train de devenir dominants. Il n’empêche que même de tels choix ou changements majeurs dans les situations personnelles tendaient à être évalués à l’aune de « l’autonomie », du sentiment d’indépendance et de poursuite des engagements actuels.
Dans les ateliers, il a été question à plusieurs reprises des établissements médico-sociaux, et ce presque toujours négativement. Pour ce groupe de seniors, les EMS font figure d’épouvantail. Avec leurs activités et leurs horaires imposés, ils sont perçus comme un obstacle au sentiment d’autonomie, aux décisions prises et exécutées selon les choix des individus.
Même si divers participants ont admis que cela « pouvait devenir la seule possibilité » et qu’y être admis était même souhaitable dans certaines conditions, notamment « pour ne pas peser sur les autres membres de la famille », les discussions ont surtout évoqué le manque d’autonomie que le home fait craindre et l’inquiétude à la perspective de se trouver à cohabiter avec des gens que l’on n’a pas choisis. Les exemples de maisons de retraite où l’on dispose d’une petite cuisine, d’espaces à soi et de libertés quant au choix de s’associer aux autres résidents ont suscité des échos plus positifs. Dans ces cas, « un restaurant ou un coiffeur au rez-de-chaussée » étaient vus comme un pont vers l’espace public, vers le quartier, vers les autres, mais à ses propres conditions.
L’importance des rencontres
Signalons ici deux idées évoquées au cours des discussions. La première est celle d’ouvrir son logement au voisinage pour des activités liées aux compétences des habitants. Ainsi, il a été question de leçons de musique et d’autres cours donnés bénévolement à la maison pour les jeunes du quartier ou du village, « vu qu’on a l’espace pour cela ». Quelques participants vivant seuls ont aussi souligné la valeur pour eux des rencontres et échanges dans l’environnement proche: « Discuter, prendre un café crée de vrais liens, un peu comme la famille ». Ici, l’espace public devient une extension de l’habitation, une forme de « salon ».
Dans un des ateliers ont été évoqués des projets d’aménagements immobiliers qui permettraient aux personnes obligées pour des raisons de santé de quitter leur habitation actuelle de rester dans leur environnement et de continuer ainsi à être des « membres reconnus » du village ou du quartier et, le cas échéant, d’exercer leur rôle de « sage ».
Un deuxième thème, rappelé à plusieurs reprises, a été celui du « bon moment » pour déménager. Tous les seniors consultés admettent que la mobilité et l’autonomie vont aller en diminuant avec l’âge, mais comment se situer par rapport à cette perspective? Des exemples de déménagements catastrophiques en urgence, ou de situations où l’on s’est trouvé à devoir régler de grosses accumulations d’objets de la génération précédente ou du conjoint, sont des arguments forts pour s’y prendre « à l’avance ». Dans l’autre sens, il a aussi été question de personnes qui « avaient tout réglé et ne faisaient plus qu’attendre la fin ». Cette question du « bon moment » a été discutée et elle pourrait certainement être une façon d’encadrer des recherches ultérieures sur l’habitat du « grand âge ».
La solidarité de voisinage et de générations
Enfin, revenons sur le thème des relations sociales. Dans plusieurs ateliers, les participants ont fait part de leurs engagements sociaux. Tout en étant à la retraite, ces personnes sont engagées dans des activités, pour l’essentiel bénévoles, d’aide à des plus démunis. Pour d’autres, il s’agit en premier lieu d’être « grands-parents », avec là aussi des engagements réguliers. La participation à des activités associatives ou à des groupes plus informels est également conséquente. Un aspect frappant de ces engagements sont les déplacements qu’ils impliquent. Pour se rendre sur les lieux de ces activités, il faut prendre sa voiture ou organiser à l’avance des transports, et de toute façon y consacrer du temps (voir aussi von der Mühl, Comaz & Hugentobler, 2016). Une inquiétude à ce sujet concernait les difficultés croissantes à poursuivre ses activités avec le ralentissement de la mobilité personnelle.
Comment concevoir de telles activités dans un lien plus étroit avec l’environnement proche? Certes, les contacts par internet (téléphone via Skype, échange de courriels, forums) font désormais partie du quotidien de beaucoup de seniors et contribuent à un rapprochement par-delà la distance physique, mais les échanges directs demeurent quelque chose de valorisé. Les seniors les reconnaissent comme essentiel « pour ne pas se retrouver trop seuls » ou « en marge », et, ajoutons-nous, pour une existence porteuse de sens.
Notre conclusion à ce propos est que ce groupe de seniors accorde une grande importance aux relations directes mais s’interroge aussi sur la façon d’assurer leur permanence, surtout si leur propre mobilité venait à diminuer. Le thème de la solidarité de voisinage ainsi que celui de la solidarité intergénérationnelle (notamment Predazzi dans Vercauteren, 2000, p.195) peuvent ici trouver une nouvelle actualité. Localement, nous rappelons et soulignons aussi la démarche Quartiers solidaires (par exemple Taramarcaz, 2008, Plattet & Zwygart, 2007/2015), initiative très appréciée par les participants.
Rester «utiles aux autres»
Rendre l’espace d’habitation ainsi que l’espace public plus ouverts et riches en possibilités de partage et de tâches « utiles aux autres » prend ici tout son sens. L’envie de participer à des activités de groupe diminue peut-être avec l’âge mais elle ne s’efface pas tant que les capacités et les compétences sont encore là. Elles sont alors aussi à la disposition des autres à condition que la communauté et plus largement la société trouvent les moyens d’en profiter. Ces activités donnent sens à l’existence du senior et constituent en même temps un apport important pour la communauté toute entière.
Terminons en soulignant que trois voies, non exclusives d’ailleurs, semblent s’offrir pour prolonger la pratique et l’accès aux activités et engagements des seniors:
- Diminuer les trajets. Cela peut vouloir dire déménager en ville où les activités sont d’accès plus immédiat. Une autre possibilité est celle d’amener les autres personnes qui partagent de telles activités plus près des seniors, surtout si ces autres participants sont plus jeunes.
- Développer les contacts et forums par internet. Les déplacements sont ainsi évités, même si le partage virtuel n’est pas aussi riche que celui offert par la présence physique des divers partenaires. Cette voie implique une maîtrise suffisante de l’ordinateur et peut exiger un apprentissage qui doit alors être accessible aux seniors.
- Mettre à disposition des lieux de rencontre à une distance accessible avec le même effort par tous les participants. Dans ces cas, la mobilité peut encore être facilitée par différents moyens de transport ad hoc (des taxis de groupe ou service de petits bus qui vont jusqu’au domicile, etc.).
Habiter avec son âge est une priorité pour les seniors mais toute la communauté en tire profit.
Références :
- Plattet, A., Zwygart, M., La méthodologie ‘‘Quartiers Solidaires’’, Lausanne, Pro Senectute Vaud, 2007/2015
- Predazzi M., Une action intergénérationnelle en établissement pour personnes âgées, in : Vercauteren R. dir., Des lieux et des modes de vie pour les personnes âgées. Expériences et analyses pluridisciplinaires internationales, Erès, Toulouse, 2000, p. 195 et ss.
- Taramarcaz O. (dir.), GénérAction : Habitat, Vie de quartier, Relations entre générations, Pro Senectute, Vevey, 2008.
- Von der Mühll,D., Cornaz,S., Hugentobler,V., Mobilité des personnes âgées dans leurs territoires de vie, et effets de l’environnement construit sur la qualité de vie, la mobilité et la sociabilité, Rapport, EPFL,2016.
[1] Le crédit pour cette recherche exploratoire « Habiter avec son âge » soutenue par la Fondation Leenaards a été accordé aux requérants : Dr. Kaj Noschis (Lasur, EPFL), Dr. Yves Pedrazzini (Lasur, EPFL), Prof. Eric Junod (Connaissance 3) et Prof. Roger Darioli (Connaissance 3). Le rapport final de l’étude est publié : Noschis,K, Habiter avec son âge, Cahier du LaSUR 24,EPFL,Lausanne,2015. Dans cet article il est aussi fait référence aux données, en cours d’analyse, d’une autre étude soutenue par la Fondation Leenaards avec comme titre « Seniors, acteurs de l’espace public et citoyens à part entière » accordé aux requérants : Dr. Kaj Noschis (Connaissance 3 et Lasur, EPFL), Dr. Yves Pedrazzini (Lasur, EPFL) et Prof. Roger Darioli (Connaissance 3).
Cet article appartient au dossier Habiter ensemble
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Kaj Noschis, «Comment habiter avec son âge ?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 21 juin 2018, https://www.reiso.org/document/3177