Sortir des mesures de contention
Depuis dix ans, le canton de Vaud suit attentivement les mesures de contrainte pratiquées dans les institutions pour personnes handicapées. Le recours à ces méthodes est moins fréquent, certes, mais d’autres défis restent entiers.
Par Isabel Messer, secrétaire générale de Solidarité-Handicap mental
Les temps obscurs
En septembre 2001, la situation dramatique d’un résident dans une institution vaudoise est décrite dans un mail envoyé à Solidarité-Handicap mental (SHM). Depuis neuf mois, un jeune homme avec une déficience mentale et souffrant de troubles du comportement, est attaché et enfermé dans sa chambre, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ou presque. L’anonymat du message fait tout d’abord douter de sa véracité : est-ce vraiment possible ? Rapidement toutefois, d’autres témoignages de professionnels, mais également de la famille, viennent corroborer ces faits. Comme souvent, en tant qu’association de défense des usagers, nous découvrons une réalité par son côté le plus sombre.
Prenant conscience que les mesures de contrainte en établissement socio-éducatif ne sont pas légiférées, SHM lance alors une pétition cantonale, avec le soutien d’Autisme Suisse romande, d’Art.21, du Groupe romand d’accueil et d’action psychiatrique et de la section vaudoise de la Ligue suisse des Droits de l’homme. Cette pétition rencontre l’aval du Grand Conseil qui ordonne alors au Département de la santé et de l’action sociale de légiférer. Après d’ardues négociations mettant en présence tous les acteurs concernés, de la psychiatrie aux institutions en passant par les associations et l’Etat, les directives sur les mesures de contrainte en établissement socio-éducatif voient le jour à la fin 2005 puis trouvent leur ancrage dans la dernière révision de la Loi sur l’aide et l’intégration des handicapés.
Ces directives ont le grand mérite de condamner clairement la contention. Elles posent en préambule le principe suivant : « Toute mesure de contrainte à l’égard d’une personne handicapée ou en grandes difficultés sociales hébergée en établissement est interdite. » [1] Les rédacteurs ont de plus l’intelligence d’assortir ce dispositif légal d’une obligation de signalement, soumis à un comité [2] habilité à faire des visites de chaque situation problématique ou sujette à caution.
Le temps de la résistance
Lorsque ces directives entrent en vigueur début 2006, le comité reçoit pas moins d’une centaine de signalements, dont certains mettent en lumière des situations très graves. Par exemple, cet homme âgé souffrant de troubles du spectre de l’autisme, vivant enfermé dans une chambre aux fenêtres condamnées par des planches, avec pour tout mobilier un matelas au sol et une chaise percée. Les premiers « visiteurs » ressortent fortement ébranlés par ces visions qu’ils étaient loin d’imaginer dans nos contrées…
Dans un premier temps, les résistances au changement sont puissantes : le personnel ne sait comment gérer les troubles du comportement, les psychiatres prônent l’hypostimulation au nom d’un concept assez flou et certaines directions n’hésitent pas à menacer de refuser la prise en charge de ces résidents à problème. Quant aux familles, elles doivent souvent accepter, contraintes et forcées, ce genre de méthodes. Le débat autour des mesures de contraintes met aussi en lumière les points de vue opposés des tenants d’une approche psychodynamique ou psychanalytique des troubles du spectre de l’autisme et des personnes convaincues par les nouvelles définitions de ces troubles. Les lieux qui utilisent la contention pratiquent d’ailleurs régulièrement la méthode du « packing » ou « enveloppement » [3], dont l’efficacité est aujourd’hui vivement contestée. Pour venir à bout de ces réticences, le Service de prévoyance et d’aide sociale met en place d’importants moyens. Il lance un projet-pilote de prise en charge alternative au sein d’une institution vaudoise et engage du personnel supplémentaire qu’il attribue aux personnes ayant subi des mesures de contraintes. Un grand colloque est aussi organisé à Cery pour mettre en lumière les limites de l’hypostimulation.
A l’occasion des visites, le Comité de révision constate que, bien souvent, les mesures de contrainte ont été instaurées hâtivement et sans véritable réflexion. Sur les formulaires de signalement, peu d’hypothèses sont formulées par les équipes éducatives pour tenter de comprendre le sens et la fonction des comportements défis. Le comité déplore en particulier le manque d’imagination dans les solutions. Un certain nombre d’enfermements nocturnes, par exemple, ont pu être résolus par la simple pose d’un verrou sur la porte, que la personne handicapée peut actionner elle-même !
Dès le début et aujourd’hui encore, le comité refuse la plupart du temps les mesures de contraintes. Il signifie aux équipes éducatives concernées qu’elles peuvent et doivent mieux faire. Le chef du Département n’a pas hésité à intervenir personnellement dans les situations les plus critiques et avec les institutions les plus réfractaires au changement.
Le temps du changement
Ces pressions, mais aussi, les échanges sur le terrain, ont indéniablement produit leurs fruits, puisque, en dix ans, le nombre de signalements a fortement diminué. Il est passé de plus d’une centaine par année à une petite vingtaine de situations. Quelles sont-elles ? Pour une partie, il s’agit d’attaches ou de barrières de lit, pour éviter les chutes durant la nuit. Ce type de mesure concerne avant tout des personnes avec une mobilité très réduite, assortie d’importants troubles mentaux. D’autres mesures consistent en temps d’enfermement en chambre, de façon régulière et concernent des adultes qui font l’objet d’une contention depuis de nombreuses années. Ce sont des situations récurrentes, régulièrement refusées par le Comité, et visitées tout aussi fréquemment, l’objectif étant de trouver des alternatives à toute mesure de contrainte. Dans quelques cas, il est recommandé que les résidents concernés changent carrément d’institution. Il est regrettable de noter que, chaque année, les inspectrices de l’Etat [4] signalent régulièrement au Comité de révision quelques mesures de contraintes qui n’ont pas été annoncées…
Enfin, il y a le problème des résidents mineurs. En 2014, Solidarité-Handicap mental a mené une campagne de presse pour dénoncer la situation scandaleuse de quelques mineurs durablement attachés à leur lit, tant en journée que la nuit [5]. La situation était d’autant plus choquante que ces mineurs vivaient dans des institutions accueillant des adultes pour lesquels la contention était interdite… Depuis lors, le Département de la formation, de la jeunesse et de la culture, en charge des mineurs, a entamé des travaux pour légiférer à son tour. Même si chacun s’en félicite – il était temps ! – les associations déplorent la lenteur et l’opacité des travaux.
Si nous pouvons légitimement être satisfaits de l’évolution en ce qui concerne les adultes vivant en institution, il convient toutefois de rappeler que la contention médicamenteuse a pour l’heure été mise en veilleuse. Or, ces « mesures de contrainte cachées », si l’on ose dire, posent de nombreux problèmes : des accumulations effarantes de psychotropes et de neuroleptiques, des adultes vivant en état permanent de somnolence, des effets secondaires mal maîtrisés. Le problème étant éminemment complexe, le comité a décidé d’un moratoire qui risque fort de se prolonger pour de nombreuses années encore.
Le temps de l’analyse
A priori, il y a davantage de raisons de se réjouir que l’inverse : une meilleure connaissance des troubles du spectre de l’autisme, une diminution notoire des mesures de contrainte, un nouveau partenariat entre tous les acteurs concernés, de nouvelles habitudes. Il ne s’agit pour autant pas de s’endormir sur nos lauriers, car le risque d’un retour en arrière n’est jamais totalement exclu. Preuve en sont ces quelques psychiatres qui, il y a peu, ont à nouveau recommandé d’enfermer ou d’attacher. Demeure enfin l’épineuse question des adultes handicapés transférés, momentanément ou durablement, en hôpital psychiatrique. On ne sait en effet rien de ces situations, l’obligation de signalement ne concernant que les institutions pour adultes. Le Canton mène actuellement de nouvelles démarches afin que le Comité de révision des mesures de contraintes soit habilité à recevoir des informations sur toute personne vivant en institution lorsqu’elle est hospitalisée en psychiatrie et qu’elle subit une mesure de contrainte. Ce projet d’amélioration est salué par les associations d’usagers.
Un autre problème demeure cependant. Lors des visites effectuées maintenant depuis dix ans, le comité a découvert des personnes dont l’emploi du temps est réduit à sa plus simple expression, particulièrement pour les personnes les plus dépendantes qui ne s’intègrent pas dans les ateliers proposés par le milieu institutionnel. Cette réalité s’appelle « l’ennui ». Il n’est pas rare que nous tombions sur des « programmes d’activités » qui n’ont de programme que le nom, puisqu’ils proposent essentiellement des « moments en chambre », de « siestes » ou le « brossage des dents » ! Ceci est d’autant plus navrant lorsque le résident bénéficie d’un accompagnement individualisé. En ce qui concerne les personnes avec autisme, il n’est pas rare que l’activité du jour, voire de la semaine, soit supprimée, parce qu’elles ont eu un trouble du comportement juste avant, or il vaudrait mieux maintenir ces activités et analyser ensuite quelles sont les causes des comportements problématiques. En réduisant à l’extrême le champ de stimulations de ces personnes, on crée justement un terreau fertile à la survenue de comportements-défis : à force de s’ennuyer, l’individu va occuper le temps et l’espace à sa manière : crier, se balancer, voire développer des comportements automutilatoires. Il va sans dire qu’il ne suffit pas de proposer un pictogramme signifiant « attendre » pour résoudre le problème !
Le cadre des mesures de contrainte a de fait éclaté. Mais ce faisant, il en a révélé un autre, plus discret, presque invisible, mais tout aussi inquiétant, car il ne peut se résoudre par des directives. Il implique un changement de culture ou, pour le moins, une réorganisation des institutions pour adultes handicapés, mais ceci est un autre sujet.
[1] Directives et Canevas de protocole « Etablissement spécialisé et mesures de contraintes du 21 mai 2013, en format pdf
[2] Comité de révision des mesures de contraintes, constitué de représentants des différents milieux concernés : l’Etat, les associations d’usagers, la psychiatrie, et les institutions. SHM en fait partie.
[3] Méthode qui consiste à envelopper la personne, nue ou en sous-vêtements, de linges humides et froids qui vont peu à peu se réchauffer.
[4] Coordination interservices de visites en établissements sanitaires et sociaux
[5] ndlr Voir aussi le livre « Pour en finir avec les malheurs de Sophie », présenté sur cette page de REISO