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Manger au bureau à la fin du XIXe siècle

Lundi 13.01.2020
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Au fil de l’industrialisation, des médecins ont mesuré les calories nécessaires pour assurer l’efficacité des employés et dactylographes dans leur travail. Ils ont aussi identifié divers maux, notamment la nervosité et la neurasthénie.

Par Gianenrico Bernasconi, historien, professeur, Université de Neuchâtel

Ce texte est un résumé de l’article «Manger au bureau : employés et dactylographes comme figures alimentaires de la modernité urbaine (fin XIXe siècle-début XXe siècle)», in Laurent Tissot. Une passion loin des chemins battus, Editions Alphil – Presses universitaires suisses, novembre 2018, 390 pages. De nombreuses références ne sont pas citées dans ce texte et disponibles dans le livre.

Dès la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs études visent à comprendre le processus de digestion, la valeur nutritionnelle des aliments et la quantité d’énergie nécessaire pour l’accomplissement des tâches productives. Le but est de mettre en place une alimentation rationnelle afin d’augmenter l’efficience du corps-machine, considéré comme un facteur de production.

L’historiographie de l’alimentation au travail, fortement axée sur le monde ouvrier, a négligé la consommation alimentaire des employés. Cet article est centré sur l’émergence de la question de l’alimentation des employés dans la littérature diététique, physiologique et médicale de langue allemande de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

Le savant, le poète et l’employé·e

En fait, la reconnaissance de la relation entre style de vie et santé date de l’Antiquité, mais c’est seulement à partir du XVIe siècle qu’apparaît une littérature consacrée à la santé du savant. La concentration nécessaire à l’activité intellectuelle, la position assise et la vie sédentaire sont à l’origine de troubles au cœur, au cerveau et au système digestif, et même de la mélancolie du savant, que les médecins conseillent de soigner avec un régime particulier et par une activité physique. Si ces textes s’adressent originairement aux savants et aux étudiants, le public visé s’élargit dès la fin du XVIIe siècle aux fonctionnaires de l’État et, depuis le XIXe siècle, aux membres des arts libéraux et aux employés.

Dans son traité de 1824, le médecin Friedrich Richter s’adresse au savant, mais aussi au personnel des tribunaux, au fonctionnaire, au commerçant et à « tous ceux qui sont obligés de suivre un mode de vie assis ». En 1892, un médecin recommande de nouvelles règles de vie pour tous « les travailleurs intellectuels qui ont une vie sédentaire ». En 1912, Gustav Stille [1] constate que le travailleur intellectuel, en passant sa journée assis, souffre d’une digestion lente. Afin de stimuler l’appétit sans utiliser des médicaments, il conseille de pratiquer une activité physique. Le moment du repas est aussi l’objet de prescriptions : il doit être consommé dans une atmosphère « paisible et sereine », partagé avec des convives aimables. Toute discussion inopportune et toute lecture sont déconseillées. L’auteur critique l’excessive consommation de viande, qui rend difficile la digestion et nuit à la santé.

Quelques années plus tard, la question de l’alimentation est reprise par Broder Christiansen et Kurt Kauffmann [2]. Les auteurs s’adressent au poète, à l’artiste, au chercheur, mais aussi au commerçant et au technicien. La digestion est au centre des problèmes. Ils conseillent d’éviter les grandes quantités détournant le sang du cerveau à l’estomac. Conscients de la détérioration de la situation financière du travailleur intellectuel à la suite de la mécanisation du travail administratif, les deux auteurs rappellent que « de petites quantités suffisent ». Dans le texte revient aussi le thème du repas qui ne doit pas être dérangé par des discussions professionnelles. Ils conseillent d’éviter un repas agité, « consommé machinalement, rapidement, le plus souvent avalé en gros morceaux, à moitié mâchés. »

Au début du XXe siècle, le travailleur intellectuel a perdu son prestige pour devenir l’employé épuisé par les rythmes de la vie urbaine. La cause de ses malaises n’est plus l’excitation intellectuelle du savant, mais une vie sédentaire et les pressions quotidiennes sur le lieu de travail. Dans ce portrait, il manque la femme, qui est pourtant devenue une figure centrale dans ce secteur professionnel.

Les besoins caloriques de l’employé·e

Les recherches en physiologie et en sciences nutritionnelles permettent d’appréhender la relation entre alimentation et travail. Les études pionnières de Justus von Liebig identifient dans les protéines la substance constitutive des muscles et la source énergétique du corps. Ce sont pourtant les recherches suivantes qui établissent les principes d’une alimentation rationnelle et économique destinée aux classes populaires. Marquée par la thermodynamique et considérant le corps au travail comme un facteur de production, la physiologie vise alors à établir les conditions pour optimiser l’efficience du corps-machine, dont l’alimentation est le combustible [3].

Max Rubner [4], en poursuivant les travaux antérieurs et avec la loi de l’isodynamie, parvient à définir la dimension calorique de tout aliment. Il met ainsi un terme à la centralité de la viande dans le système alimentaire. Pour lui, les calories ne sont pas uniquement l’unité de mesure de l’énergie contenue dans un aliment, mais aussi sa valeur en efficacité au travail.

À la suite de ses recherches, plusieurs études ont essayé d’établir le besoin calorique des métiers. Elles partent de la distinction entre un métabolisme de base servant au maintien des fonctions vitales. Rubner les estime à 1 650 calories par jour pour un individu de 70 kg. Il ajoute les « calories-moteur » qui qualifient l’énergie employée dans une activité professionnelle déterminée. Des méthodes complexes sont utilisées. C’est le cas du dispositif sur l’échange de gaz pendant la respiration employé par le médecin autrichien Hermann Schrötter (1870-1928) dans ses expérimentations sur la consommation calorique des dactylographes [5]. Au sujet du besoin calorique des employés, Rubner parvient à établir une consommation générale de 2 594 calories, dont près de 602 calories nécessaires à l’accomplissement du travail.

Si la physiologie et les sciences nutritionnelles ont précisé la relation entre prestation et alimentation, la spécificité alimentaire des employés ne peut pas être qualifiée uniquement à partir de l’énergie nécessaire à l’accomplissement des tâches professionnelles. Elle doit tenir compte aussi de leurs modes de vie. Pour le physiologue Gunther Lehmann (1897-1974), les troubles digestifs dont souffrent souvent les employés sont un problème physiologique autant qu’un « phénomène culturel » [6].

Digestion, anémie et nervosité

Ce n’est qu’à partir des dernières décennies du XIXe siècle que se pose la question de la santé des employés de bureau. En 1908, le médecin Benno Chajes (1880-1938) observe qu’il n’existe pas encore une littérature exhaustive traitant des maladies du travail concernant les employés de commerce [7]. Il dresse un portrait de l’état de santé des employés à partir des données rassemblées par les caisses maladies de différentes villes allemandes pour les années 1903-1905.

Parmi les pathologies identifiées, celles touchant le système digestif sont les plus répandues après les maladies du système respiratoire (y compris la tuberculose). Pour l’étiologie des maladies de la digestion, Chajes évoque la position assise, responsable des « troubles digestifs, des constipations et des hémorroïdes », mais aussi l’« horaire anglais », qui laisse une courte pause pour le déjeuner, ce qui est à l’origine de mauvaises habitudes alimentaires : « Beaucoup d’employés (spécialement des femmes) renoncent à rentrer chez elles pour la pause de midi pour se retrouver autour d’un café et de tartines beurrées, et puis le soir, rentrent épuisées à la maison ». Ses conseils : « La pause de midi dans la grande ville ne devrait pas être de moins de deux heures, ou bien il faudrait donner aux employés la possibilité de consommer un déjeuner chaud à un prix raisonnable à proximité du lieu de travail ».

En 1931, le médecin allemand Ernst Holstein [8] publie une étude sur l’hygiène dans les bureaux et dans les entreprises commerciales. À la différence de Chajes, Holstein utilise une série d’enquêtes qui met en évidence la jeunesse et l’importante composante féminine (36 %) des employé·e·s dans l’Allemagne des années 1920.

Les symptômes de la neurasthénie

Si l’état de santé des employés est meilleur que celui d’autres groupes professionnels, quelques spécificités ressortent. La nouvelle maladie du personnel de bureau est la nervosité, sur laquelle Chajes avait déjà attiré l’attention. Holstein observe que les « vacarmes des affaires » et le « claquement des machines » irritent les nerfs des employés.

Le neurologue américain George M. Beard (1839-1883) fut le premier à reconnaître les symptômes de la neurasthénie dans les maux de tête, l’acouphène, l’irritabilité, le sentiment de résignation, les troubles de la digestion. La formule de « maladie du siècle » est alors utilisée et attribuée à l’accélération des rythmes de vie de la modernité technique. Pour combattre la nervosité, qui frappe employés et dactylographes, se diffuse une palette de produits fortifiants, comme Ovomaltine [9], dont le but est de restituer la force aux nerfs.

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Cette publicité pour Ovomaltine a paru dans le «Schweizerisches Kaufmännisches Zentralblatt» du 10 juillet 1931. L'entreprise Wander a aimablement fourni cette reproduction pour parution dans REISO.

Dans son étude, Holstein note: « À cause du manque de temps […] un repas chaud est seulement consommé dans de rares cas […]. Généralement l’alimentation se compose encore et toujours […] de sandwichs. Souvent, une nourriture de substitution absolument peu équilibrée sous forme de chocolat ou de gâteau doit suffire, en raison de l’absence de pauses pour se reposer, on recherche la tonicité nécessaire à travers des produits excitant et déréglant l’organisme comme le café ou la nicotine. » Le médecin s’inquiète pour la fatigue de l’employé, épuisé par le travail, mais aussi par le train de vie urbain et par la mauvaise habitude de passer le temps libre dans des « salles de bal, dans des cafés, dans les cinémas ».

L’émergence de l’homme moderne

Cette littérature est fortement marquée par l’optimisation du rapport entre alimentation et prestation, ainsi que par la recherche d’une alimentation populaire rationnelle. Le travail intellectuel, la position assise, la mécanisation des tâches administratives, l’intensification des communications sont responsables de dysfonctionnements du système digestif et de troubles nerveux.

Si ces recherches ne peuvent pas s’appuyer sur d’importantes enquêtes statistiques, elles enregistrent néanmoins l’émergence de nouvelles habitudes alimentaires. Frugalité et repas hors domicile sont les conséquences de nouvelles formes d’organisation du travail mais aussi de nouveaux modes de consommation dans les villes du début du XXe siècle.

 

[1] Stille Gustav, Essbuch für Kopfarbeiter, Berlin/Leipzig : Medizinischer Verlag Schweizer & Co., 1912.

[2] Kauffmann Kurt, Kruse Jens, Der Kopfarbeiter, Buchenbach-Baden : Felsen-Verl., 1922

[3] Miles Dietrich, « Working capacity and calories consumption : The history of rational physical economy », Clio Med., vol. 32, 1995, p. 75 ; Neswald Elizabeth R., « Kapitalistische Kalorien… », p. 87-108.

[4] Rubner Max, « Die Beziehung zwischen Nahrungsaufwand und körperlichen Leistungen des Menschen », Naturwissenschaften, vol. 15, 19, 1927, p. 205-206.

[5] Schrötter Hermann, « Zur Kenntnis des Energieverbrauches beim Maschinenschreiben », Pflüger’s Archiv für das gesamte Physiologie des Menschen und der Tiere, vol. 207, 1925, p. 323-342. NDLR La photo de tête de cet article représente cette expérience.

[6] Lehmann Gunther, « Ernährung », in Giese Fritz (dir.), Handwörterbuch der Arbeitswissenschaft, Halle a. S. : Carl Marhold Verlagbuchhandlung, 1930, vol. 1.

[7] Chajes Benno, « Die Krankheiten der Handelsangestellten », in Weyl Theodor (dir.), Handbuch der Arbeiterkrankheiten, Iena : Verlag von Gustav Fische, 1908..

[8] Holstein Ernst, « Hygiene im Büro und im kaufmännischen Betriebe vor ärztlich-physiologische Standpunkt », in Kremer Dyonis, Holstein Ernst (dir.), Hygiene im Büro und im kaufmännischen Betriebe, Berlin : Verlag Julius Springer, 1931.

[9] Bernasconi Gianenrico, « Performance, fatigue et style de vie. Ovomaltine et le travail au bureau au début du XXe siècle », Food & History, vol. 14, no 2-3, 2018, p. 109-136. Toutes les traductions de l’allemand sont de l’auteur.

Cet article appartient au dossier À table!

Comment citer cet article ?

Gianenrico Bernasconi, «Manger au bureau à la fin du XIXe siècle», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 13 janvier 2020, https://www.reiso.org/document/5427