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Lorsque l’essentiel prend le pas sur l’important

Lundi 20.03.2023
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À Genève, une travailleuse sociale intervient au chevet de jeunes fragilisé·e·s ou en rupture. Ou comment entrer dans un espace d’intimité qui offre la possibilité au bénéficiaire d’apercevoir la lumière du dehors.

Par Sylvie Perez Rudaz, travailleuse sociale [1], Fondation officielle de la jeunesse, Petit-Lancy (GE)

Intervenir au chevet pour donner l’impulsion nécessaire à une mise en mouvement : destinée à des jeunes qui se réfugient dans le repli et montrent une incapacité manifeste à se mobiliser, cette prestation alternative aux accompagnements courants s’inscrit hors des schémas éducatifs conventionnels.

L’intervention au chevet consiste, pour une intervenante sociale, à se rendre auprès des jeunes lorsqu’ils et elles se trouvent encore dans leur lit. L’objectif est de les solliciter très progressivement, tout en leur offrant un espace d’écoute et d’accueil inconditionnel propice à la relation thérapeutique (relation axée sur le soin éducatif). Cette mesure représente l’une des particularités mise en œuvre au sein de trois foyers éducatifs rattachés à la Fondation officielle de la jeunesse à Genève et s’inscrit dans leur projet socio-éducatif respectif.

Lorsqu’elle s’avère donc nécessaire, cette mesure peut précéder l’accueil dans les espaces extérieurs que sont l’Atelier Éventail et l’îlot des Pontets. Ces microstructures s’adressent à des jeunes résident·e·s, préadolescent·e·s et adolescent·e·s, qui se trouvent passagèrement dans des situations fragilisées et critiques, voire de rupture avérée. En complément aux autres approches éducatives, ces deux lieux dits « ressource » apportent une réponse éducative et une écoute sur mesure. À raison d’une à trois demi-journées hebdomadaires, les jeunes concerné·e·s y sont soutenu·e·s dans leur capacité d’agir et de réinterprétation de leur parcours, tout en tenant compte de leurs problématiques. L’ensemble des dimensions de leur existence sont abordées, tout comme leurs idéaux.

Réveiller l’élan

Maillon manquant entre le dedans et le dehors, entre vie intime et vie sociale, l’ensemble de ce dispositif d’accueil de jour — dans lequel s’inscrit donc l’intervention au chevet — sert le projet d’insertion socioprofessionnelle. En parallèle, il cherche le développement et l’épanouissement psychoaffectif et social des jeunes. Menées dans ces espaces dits « transitionnels » que sont l’Îlot et l’Atelier, les interventions poursuivent, conjointement et en alternance, un travail tourné autour de deux axes. Le premier vise une intégration progressive vers l’extérieur, au moyen d’outils de planification et de projection (démarches organisationnelles diverses et réalisations de dossiers de candidature). Le second consiste en un traitement des émotions, grâce à des dispositifs art thérapeutiques et à des supports culturels (expression narrative, graphique, littéraire, vocale).

Afin d’abonder dans le sens de cette notion du dedans-dehors essentielle à leur action spécifique, l’atelier Éventail et l’îlot contribuent aussi à favoriser la mise en mouvement grâce à la différenciation du lieu de vie (Foyer des écureuils et Foyer des pontets) du lieu de travail (l’atelier Éventail et l’Îlot). Ainsi, des locaux décentrés des espaces de vie sont investis.

Un accord tripartite établi entre l’institution, le jeune et ses accompagnant·e·s constitue la phase d’officialisation du suivi. Ce document paramètre la durée, la fréquence et les objectifs à poursuivre. Cet accord contribue par ailleurs d’engager le lien et la rencontre en amont. Le ou la jeune reçoit se voit ainsi proposer de prendre part à des animations collectives régulières auprès des groupes de chaque foyer concerné.

Remettre du vivant dans l’inerte

Dans ces deux espaces, une intervenante sociale — la même qui se rend au chevet — endosse un rôle distinct, en marge des équipes. Elle contribue à créer une relation sécurisante et propice à l’échange, car dépourvue de la charge du quotidien. Dès lors, une fois cette personne identifiée par les jeunes appelé·e·s à être accompagné·e·s dans ce dispositif, elles et ils lui accordent volontiers leur confiance et adhèrent beaucoup plus aisément au suivi. Établir la rencontre par petites touches et impulsions constitue le prérequis au processus qui sera ensuite mis à l’œuvre.

Les jeunes se montrent souvent coopérant·e·s et preneur·se·s de cette aide bienveillante et singulière visant l’élaboration et l’apaisement. Toutefois, comme nombre d’entre elles et eux se situent entre dépression et rébellion, ils et elles présentent des inconstances émotionnelles qui entravent la mobilité et le transfert d’un lieu à l’autre. Dans de telles situations, motivation en baisse, moral en berne ou troubles somatiques se présentent comme autant de manifestations qui relèvent de la souffrance et qui vont dès lors justifier les interventions au chevet.

Descendre le seuil de tolérance pour élever ces jeunes un cran au-dessus de là où ils et elles se trouvent s’avère en effet pertinent à la poursuite du travail. Concrètement, cela consiste à stimuler celles et ceux qui ne parviennent pas à se mobiliser. Pour dispenser cette intervention et maintenir le lien coûte que coûte, le temps consacré ainsi que les incessants ajustements éducatifs semblent relever de l’incontournable. Il s’agit là de faire ancrage et d’identifier des pistes de résolutions.

Remettre du vivant dans l’inerte au moyen d’une présence éducative exclusive permet en outre d’engager le corps en douceur. La qualité de l’accueil, sans jugement, mais aussi la place accordée à des silences qui en disent parfois long contribue progressivement à gagner en espace relationnel exempt de menaces. Valider l’existence de l’autre uniquement par sa présence se révèle primordial pour faire passer le message « tu n’es pas seul·e ». S’immiscer dans ces chambres « sans vue » est considéré comme fondamental pour espérer initier ne serait-ce qu’un petit changement et faire en sorte qu’elles deviennent chambres « avec vue » sur l’avenir.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est donc au pied du lit, au cœur de cet espace d’intimité, que l’on tente de faire le lit de leur capacité d’agir. Durant des périodes meurtries qui paralysent ou poussent à la déroute, l’essentiel prend alors le pas sur l’important. C’est-à-dire qu’à l’évidence, dans de telles circonstances, un discours trop rationnel se révèle contre-productif et prématuré.

Le critère de l’épanouissement s’avère un levier plus impliquant que celui de la réussite sociale. En effet, ces jeunes n’ont pas encore atteint le degré d’autonomie attendu par la société. L’essentiel avant l’important fait référence au philosophe et sociologue Edgard Morin qui disait qu’« à force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel ».

Entre structuration et improvisation

Doser et oser la parole, doser et oser les contraintes, doser et oser les injonctions à penser. Doser et oser pour tisser l’étoffe d’un maillage relationnel subtil et prometteur, telle est la mission de ces espaces inédits.

Sans brusquer, mais avec rigueur, l’intervention vise à faire migrer les pensées négatives vers des émotions positives. Elle invite également à mettre « sur la table » ce qui est « sous le tapis » et à interroger ces aspects pour rompre avec le mutisme ou le déni. Cela contribue à franchir les étapes, pas après pas. L’action oscille donc entre proposition d’un programme structurant et improvisation.

Les composantes du processus mis à l’œuvre à l’atelier Éventail et à l’îlot des Pontets

  • Créer la rencontre interpersonnelle (de « l’obligation » à l’adhésion libre)
  • Prendre en compte toutes les dimensions du jeune (sociale, affective, relationnelle et physique)
  • Travailler l’expression du potentiel propre à chacun
  • Travailler à l’émergence progressive d’un projet d’étude et de vie qui soit consensuel.
  •  Construire en parallèle un programme d’accompagnement psychopédagogique accessible et structurant
  • Fixer des objectifs réalisables en tout temps ajustables
  • Offrir les conditions d’un environnement (spatiotemporel) favorable à la restauration d’émotions et expériences positives
  • Travailler sur la notion de « pendularité » (se rendre à l’extérieur pour travailler)
  • Susciter des apprentissages transversaux au contact des activités menées. Soit méthodologiques, organisationnels, cognitifs.

Cet accompagnement est une question de posture avant tout. De longues années au contact de jeunes en grandes difficultés conduisent l’intervenante à tenir des propos qui pourraient paraître s’éloigner d’une éducation « normative », laquelle tend prioritairement à l’autonomie. Sa démarche psychoéducative reste pourtant toujours sous-tendue par une visée transformative. La patience constitue bien entendu un ingrédient essentiel, d’autant plus que la temporalité de ces jeunes se trouve régulièrement altérée. Pour l’intervenante, ce positionnement « hors des sentiers battus » donne l’impression de se considérer quelque peu « artisane » de la relation.

Bien que cette proposition d’accompagnement soit née de manière intuitive et évolutive pour répondre aux besoins de terrain, le parcours professionnel a été enrichi entre autres, du concept théorique de la pédagogie du lien développemental prôné par Roland Cuenon (restauration d’émotions positives).

Aussi, s’il y a rapports de forces, il s’agit de les dévier au moyen d’exercices d’expression divers et variés. Une foule d’outils et de médias relationnels, comme les langages analogique et métaphorique, le dessin ou les jeux narratifs et rédactionnels, permet d’y parvenir, à tâtons, offrant un accès moins frontal à l’autre. Au pied du lit, cette « boîte à outils » permet d’enrichir la perception des jeunes.

En fin de compte, il s’agit assurément d’échanges autour de pratiques professionnelles, aussi et surtout vivantes.

Récit d’un matin au chevet

« Je tape à la porte une fois, deux fois, trois fois. Aucune réponse ou un son vague et à peine perceptible. J’annonce que je vais prendre ma clé et ouvrir la porte. Je rentre alors et m’approche. J’écarte les rideaux, entrebâille la fenêtre, laissant passer un peu d’air et de clarté.

Je demande l’autorisation de m’asseoir, un bref signe de tête acquiesce. Certains matins, je n’obtiens que quelques râles, rien de plus. D’autres fois, je me fais envoyer sur les roses. D’autres jours encore, la conversation devient possible, mais quitter le lit aura été trop dur. Il y a aussi des matins où un seul passage suffit à se mettre debout.

Qu’importe le scénario, nous avons ensemble été et tenté d’être agents de changement. Au mieux, nous sommes parvenu·e·s à faire sauter des verrous pour aller de l’avant. »

Main dans la main avec l’ensemble des partenaires qui entourent le ou la jeune, l’atelier Éventail et l’îlot des Pontets apportent leur pierre à l’édifice éducatif. Si, dans le domaine de l’éducation, il reste difficile d’adhérer à une logique de rentabilité, un curseur de progression est néanmoins observable dans cette prise en charge. On assiste notamment à une stabilisation de l’humeur, une baisse des forces agissantes destructrices, une expression facilitée, ainsi qu’à l’émergence de projets d’avenir. Ce temps exclusif consacré est sans doute la vertu de cet accompagnement.

Ces interventions au chevet, dans les chambres ou les « antres », pourraient s’apparenter à des loges, tels des espaces où l’on se prépare avant d’entrer en scène. Le travail dans l’ombre des coulisses n’aurait-il pas pour vocation d’emmener vers la lumière ?

Carte d’identité de la FOJ

La Fondation officielle de la jeunesse (FOJ), sise à Genève, a pour mission d’offrir un accueil aux enfants, adolescents et jeunes adultes, qui rencontrent des difficultés importantes nécessitant un retrait de courte, moyenne ou longue durée de leur milieu familial.

À travers ses prestations et ses établissements, la FOJ propose un soutien éducatif aux jeunes pour stimuler leur autonomisation et leur socialisation. Lorsque cela est possible, l’institution apporte également son aide aux familles, dans le but de favoriser un retour au domicile. En outre, la FOJ propose une aide professionnelle à domicile aux parents qui rencontrent des difficultés dans l’éducation de leurs enfants.

En 2021, la FOJ comptait 268 places en foyer (répartis en une vingtaine de sites). Quelque 552 mineur·e·s ont été suivis à domicile par des prestations AEMO, 297 bénéficiaires ont été accueilli·e·s dans les foyers d’urgence, 165 bénéficiaires ont été accueilli·e·s au foyer Le Pertuis et 226 jeunes adultes ont été accueilli·e·s en résidences et en collocation. Quelque 581 jeunes et adolescent·e·s ont été accompagné·e·s.

Références

  • Morin, E. (2004). La Méthode, Tome 6, Ethique. Paris : Opus Seuil
  • Cuenen, R (2011). Éduquer sans punir, une anthropologie de l’adolescence à risques. France : Ères

[1] Responsable de l’atelier Éventail aux Écureuils Doret-Guéry, intervenante à l’îlot des Pontets, coordinatrice et intervenante du dispositif « Vie Affective et Sexuelle ».

Comment citer cet article ?

Sylvie Perez Rudaz, «Lorsque l’essentiel prend le pas sur l’important», REISO, Revue d'information sociale, publié le 20 mars 2023, https://www.reiso.org/document/10472