Les villes s’initient aux conseils d’enfants
Ils existent déjà dans des écoles, des centres de loisirs ou dans les familles. Les « conseils d’enfants » apparaissent désormais dans les villes. Mais comment impliquer les enfants dans les affaires de la Cité ?
Par Dominique Malatesta et Dominique Golay, professeures à la Haute Ecole de travail social et de la santé – EESP - Lausanne
La participation des enfants aux affaires de la Cité et à la vie des quartiers est désormais à l’agenda politique de nombreuses villes, projet relayé et réinterprété par des professionnels du travail social et des associations intervenant auprès des enfants. Même si la participation dans sa version la plus généralisée, à savoir la consultation, est déjà relativement bien installée en milieu scolaire, mais aussi au sein des familles, selon un récent rapport UNICEF [1], il n’en va pas de même pour tout ce qui concerne la présence des enfants dans l’espace public. Les travaux que nous avons menés dans ce domaine (essentiellement dans des quartiers [2] de Lausanne qui vient d’obtenir la distinction de « Commune amie des enfants ») amènent à mettre l’accent sur un certain nombre de pistes de réflexion et de développement que nous présentons ici.
Du côté des enfants, deux constats principaux ressortent des entretiens menés avec celles et ceux qui se sont engagé·e·s dans ces expériences participatives [3]. Premièrement, les enfants ont surtout des attentes de reconnaissance, elles et ils veulent bel et bien être pris·es en considération dans leur expérience quotidienne d’un vivre-ensemble déterminé par un quartier, un établissement scolaire et des situations familiales. Deuxièmement, le partage des expériences à l’intérieur d’un collectif les amène rapidement à s’exprimer sur des problèmes plus généraux. Des inimitiés entre enfants au problème de la violence dans l’espace public. Des problèmes familiaux à l’accès aux loisirs. Etc.
Du côté des professionnel·le·s, les points de vue sont plus contrastés. Deux postures peuvent être repérées, soit on regarde la ville comme organisation politique, et on réfléchit à la place des enfants dans l’action publique ; soit on regarde les enfants et leurs expériences sociales, en relation avec un contexte traversé par des inégalités sociales et de sexe, et on réfléchit alors à des projets à visée émancipatrice. Cette deuxième posture est définie également par le fait que les assemblées étudiées sont situées dans des quartiers populaires, et que les intervenants sont préoccupés par des parcours scolaires plus fragiles et par les conditions socio-économiques de vie des familles qui influencent les pratiques de loisirs et les sociabilités des enfants. Si dans certains lieux, ces deux postures sont quasiment exclusives, elles sont le plus souvent articulées dans la mise en œuvre des conseils d’enfants tout en mettant davantage l’accent sur l’une ou l’autre posture.
Le premier axe, schématiquement, pourrait être qualifié d’éducation à la citoyenneté. Dans cette perspective, on cherche à faire des enfants des êtres responsables, qui s’engagent pour la bonne marche de la Commune, on va leur apprendre à voter par exemple et à décider à la majorité. Cette approche de la citoyenneté, on le voit, passe par l’apprentissage des procédures sans toutefois aborder les contextes socioculturels, ni les impacts qu’ils peuvent engendrer en termes d’inégalités. On se trouve alors face à une vision quelque peu réductrice de la démocratie dans la mesure où celle-ci ne se résume pas au droit de vote mais comprend aussi une réelle préoccupation pour la régulation des injustices, la prise en considération des minorités (y compris celles qui ne peuvent pas voter), ainsi que pour l’accès à l’espace public.
Le second axe se définirait davantage comme un renforcement des capacités des enfants dans un contexte collectif incluant la valorisation des sujets individuels. Dans ce sens, l’accent est mis sur ce que vivent les enfants dans l’ici et maintenant et sur la mise à disposition d’un espace d’expression, espace duquel pourront émerger des projets tournés vers le quartier ou l’environnement proche et concret. L’apprentissage d’une citoyenneté caractérisée par des procédures spécifiques (le vote, les demandes formelles, puis la réalisation des projets) y est secondaire, voire parfois absente, au profit d’abord de l’ouverture d’un lieu où les savoirs sont partagés et où les enfants peuvent être reconnus conjointement dans leur individualité et en qualité de groupe, lui-même défini par un sentiment d’appartenance et une inclusion de chacun et chacune.
Ainsi, on peut constater que, dans la mise en œuvre de ces assemblées, se jouent aussi les représentations que les professionnels et les pouvoirs publics peuvent avoir de la vie démocratique.
Le positionnement professionnel : axes de réflexion
Pour analyser le positionnement professionnel dans les conseils/assemblées d’enfants, deux dimensions sont principalement retenues et articulées ici : a) la question des inégalités entre filles et garçons [4] dans un contexte sociologique déterminé ; b) la production et la gestion des collectifs d’enfants par les professionnel·le·s.
Deux postures contrastées émergent de l’analyse. La première, relevant d’une éducation à la citoyenneté (voter, organiser et réaliser des projets, connaître les principes du débat et de la décision politique, etc.), parce qu’elle oriente la démarche vers la Cité et/ou les quartiers en insistant sur l’utilité sociale et politique de tels lieux (« fabriquer » des citoyens responsables et actifs), peut exclure toute réflexion sur les conditions de vie des enfants et sur les inégalités que la société produit. Deux objectifs caractérisent ces assemblées : prendre position dans les débats et les décisions (via le vote qui ne distingue par les sexes) et améliorer la vie dans le quartier - ce qui est différent de l’amélioration de la vie des individus et des groupes. En se fondant sur un point de vue relativiste et individualiste où chacun·e est appelé·e à se responsabiliser pour les inégalités qu’elle et il subit, cette épistémologie professionnelle peut renforcer l’impensé des rapports sociaux de sexe et par conséquent accentuer les inégalités.
La seconde posture met davantage l’accent sur le collectif et son développement et vise explicitement la valorisation de soi. De là, l’accroissement de la capacité de participer de chacun·e est envisageable. L’objectif visé est alors moins de former des citoyen·ne·s que de favoriser l’intégration de tous et de toutes dans un projet reconnu comme étant celui de chacun et chacune. Cependant, et parce que l’accent est plus particulièrement mis sur les enfants en tenant compte de leurs contextes de vie et de leurs expériences, les espaces « puérocentrés » peuvent souffrir d’un manque de publicité, soit d’un manque de visibilité à l’échelle des quartiers ou de la ville. Si ce constat ne remet pas en cause l’intérêt de ces expériences participatives, qui sont d’ailleurs plébiscitées par les enfants, il pose néanmoins la question de la reconnaissance des enfants en dehors du lieu de mise en œuvre proprement dit.
Les pistes découlant de ces constats
Une approche orientée vers l’utilité des conseils d’enfants en regard des préoccupations politiques et urbaines a des conséquences sur le collectif dans la mesure où ce dernier « sert » à fabriquer des citoyens, mais où l’on risque de ne plus guère pouvoir parler de soi. Si la participation vise le « bon » fonctionnement de la société, alors les enfants en tant qu’individus disparaissent derrière des préoccupations professionnelles et/ou politiques. Les enfants risquent d’être en quelque sorte infantilisés, on les désigne comme des citoyens « mais à leur niveau » (dévalorisation) et on distingue ce qu’elles et ils font dans le cadre de tels lieux de la vie réelle (ce n’est pas sérieux, c’est un jeu).
D’une manière plus générale, il peut y avoir une contradiction entre répondre à la demande d’une Commune ou d’un service et répondre aux attentes exprimées par les enfants. Au delà des intentions pédagogiques, on peut identifier des objectifs distincts que les professionnel·le·s se fixent (une visée fonctionnaliste, soit un apprentissage de la citoyenneté, versus une visée constructiviste, soit une valorisation des enfants et un soutien à leur présence dans l’espace public). Il faut encore mentionner que ces théories professionnelles ont des conséquences sur la constitution des collectifs et leurs actions. En effet, la perspective fonctionnaliste s’accompagne de l’idée que les conseils d’enfants sont des lieux d’expression libre où l’adulte doit s’abstenir d’intervenir, donc de verbaliser des intentions qui seraient considérées comme des contraintes imposées aux enfants. Dès lors, l’impensé des rapports sociaux (et des inégalités) est double. En effet, l’entre-enfants [5] n’est pas considéré comme un espace hiérarchisé où peuvent se jouer les positions sociales et la relation pédagogique n’est pas envisagée comme structurante.
L’ouverture d’assemblées d’enfants révèle des représentations contrastées de ces espaces de participation. D’une part, ces lieux d’expression ne sauraient être dirigés, il ne peut y avoir d’intention, c’est la parole d’enfants libres, « c’est magique ». D’autre part, ils relèvent d’une action collective qui rend visible des attentes et des pans laissés dans l’ombre de la vie quotidienne des enfants, les clivages entre filles et garçons, entre grands et petits, la ségrégation sexuelle des espaces de jeux. Ces espaces peuvent aider à se faire respecter, mais encore faut-il avoir l’impression d’accéder à une forme de pouvoir. La posture du professionnel intervenant joue ici, on le voit, un rôle essentiel.
[1] Haas, Esther (2003). Donner une voix aux enfants. Zurich : Comité suisse pour l’UNICEF.
[2] Les recherches que nous avons menées concernent la mise en œuvre d’assemblées d’enfants dans différents lieux du travail social de l’agglomération lausannoise.
[3] Malatesta, Dominique, Palazzo, Clothilde (2005). Evaluation des conseils d’enfants de la ville de Lausanne. Lausanne : Haute Ecole de travail social et de la santé, EESP.
Malatesta, Dominique, Golay, Dominique (2009). L’enfant dans la Cité. Enjeux de reconnaissance, enjeux de citoyenneté, enjeux de travail social. Les « tweens » (9-12 ans) à Lausanne et Bussigny. Rapport de recherche à l’intention de la Ville de Lausanne. Lausanne : Haute école de travail social et de la santé, EESP.
[4] La question des inégalités entre filles et garçons a été plus particulièrement traitée dans un article paru dans la revue NQF. Malatesta, Dominique, Golay, Dominique (2010). « La participation des enfants au débat public : une expression des dominants ? » Nouvelles Questions Féministes, 29(2), 88-99.
[5] Or l’analyse de l’entre soi enfantin montre que se jouent dans le cadre des relations amicales non seulement des affects, mais aussi une hiérarchie et des statuts. Pour plus de détails : Golay, Dominique, Malatesta, Dominique (2012). L’amitié entre filles de 9 à 11 ans : entre affinités individuelles et enjeux statutaires. SociologieS (à paraître cet automne 2012).