La fabrication des enfants - Un vertige technologique
Un psychanalyste éclaire les formidables enjeux des procréations médicalement assistées. La palette des nouveaux possibles semble infinie. Méfiance toutefois car à trop forcer la réalité, on peut la faire délirer.
Par Jean Martin, médecin de santé publique, ancien membre de la Commission nationale d’éthique
Le Professeur François Ansermet, chef du Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à Genève, situe les procréations médicalement assistées (PMA) dans le décor de l’évolution générale de notre société [1] [2]. Il les envisage comme une nouvelle possibilité de poursuivre bien des objectifs inimaginables pour nos prédécesseurs. « Concevoir un enfant peut aussi viser à annuler le temps. La pente prise par le monde contemporain cherche à atteindre une jouissance du tout, tout de suite : une jouissance qui est revendiquée comme un droit. »
Constamment, l’auteur met en garde contre les explications ou conclusions simples, univoques. Il insiste sur le fait que dans ce domaine comme en général, il y a coexistence, co-action, d’éléments du registre de la nature et d’autres de la culture ; les développements et évènements dans nos vies sont de causalité multifactorielle. « La conception d’un enfant fait aller vers ce qu’on ne sait pas (…) Savoir comment on fait un enfant reste un thème inabordé, hors du dicible (…). Les biotechnologies permettent d’intervenir sur la nature, de la modifier, sans qu’on connaisse pour autant les conséquences de ce qu’on a rendu possible. »
L’évolution dans ce domaine est caractérisée par le découplement, la séparation possible entre des éléments qui auparavant étaient forcément liés : ainsi sexualité et procréation, procréation et filiation. Des situations nouvelles sont créées par les possibles dons de gamètes ou d’embryon, ainsi que par la grossesse pour autrui (non autorisée en Suisse à ce stade, quoique des interventions parlementaires s’en préoccupent). Ansermet évoque la faisabilité de la transplantation d’utérus, qui porte à six le nombre de personnes pouvant être impliquées dans la naissance d’une enfant (sans tenir compte des professionnels du soin et du laboratoire) : donneuse d’ovule, donneur de sperme, donneuse d’utérus, mère porteuse, et les deux parents sociaux/légaux (cas échéant couple gay - un chapitre particulier est consacré à la procréation homosexuelle).
De la greffe d’imaginaire au bébé-médicament
Les situations qui rendent perplexe fourmillent. « Qu’implique ainsi le don d’utérus ? Lorsqu‘une mère donne son utérus à sa fille (transplantation d’organe) pour que celui-ci lui soit greffé afin qu’elle puisse porter un enfant dans l’utérus qui l’a elle-même portée. On mesure à quel point une greffe d’utérus peut être aussi une greffe d’imaginaire. »
L’auteur est favorable au diagnostic préimplantatoire. Sans exclure de possibles difficultés au sein de la fratrie, il se dit aussi ouvert à la problématique du « bébé-médicament ». Par bébé-médicament (ou sauveur), on entend un enfant qui est conçu aussi pour pouvoir aider un frère ou une sœur malade déjà né. On parle en France de bébé du « double espoir » : espoir de faire naître un enfant sain, qui ne soit pas porteur de la maladie génétique et, deuxième espoir, que cet enfant conçu avec le DPI puisse aider au traitement d’un enfant malade. François Ansermet écrit : « Qu’un enfant soit conçu pour un projet ne vient pas l’aliéner dans ses autres potentialités. Finalement, on fait toujours aussi un enfant pour quelque chose d’autre, consciemment ou inconsciemment (…) L’enfant du double espoir est le créateur d’un devenir en ayant permis à un frère ou une sœur une vie meilleure : on peut imaginer pire destin pour un sujet à sa naissance ». Juste !
Il est intéressant de lire un pédopsychiatre psychanalyste s‘exprimer de cette manière ; cela change des « scénarios à la Frankenstein » brandis par certains opposants. Rappelons cependant que ce sujet n’est pas à l’ordre du jour en Suisse à ce stade : en 2016, nous voterons sur un texte légal dont on sait déjà qu’il exclut spécifiquement le « bébé-médicament ».
De la cryoconservation au séquençage ADN
D’autres situations particulières sont évoquées. Ainsi par exemple, les possibilités ouvertes par la cryoconservation des gamètes et embryons, dont la situation de jumeaux qui naîtraient à des années, voire une génération, de distance parce que l’un des deux a été conservé. Question aussi de la cryo-auto-conservation des ovules chez des femmes qui veulent repousser, pour des raisons professionnelles notamment, le moment d’être enceintes mais veulent l’être avec des ovules jeunes…
Dans la partie « Vertiges du destin », l’auteur traite en détail la problématique de la prédiction, liée aux facteurs génétiques et au séquençage ADN, aux divers choix rendus possibles. « Le Meilleur des mondes de Huxley est-il au bout de la procréation médicalement assistée ? », demande-t-il. Sa réponse relativise la prédiction : « Il s’agit au contraire de bien saisir le côté illusoire de telles perspectives, en rappelant que l’instabilité génétique, l’impact des facteurs épigénétiques et la plasticité font aller au delà d’une telle vision déterministe. » L’auteur précise aussi : « S’il y a une tâche pour le clinicien, c’est d’aider les parents à se dégager des constructions imaginaires qui les encombrent, suite aux contraintes du traitement de la stérilité. Et, du côté de l’enfant, de lui ouvrir un espace d’imprévisibilité. Au delà du fait d’être issu d’une PMA, de l’aider à s’ouvrir au champ des possibles, afin qu’il puisse devenir l’auteur et l’acteur de son propre devenir. » Il fait ainsi une mise en garde et demande de « ne pas tomber dans les pièges du biocatastrophisme ni de se laisser aller sur la pente d’une tentation conservatrice. »
Où est la limite ? Où la mettre ?
Le tableau que brosse François Ansermet intéressera tous ceux que préoccupent les défis sociaux et sociétaux, philosophiques et bioéthiques, médicaux, juridiques, pratiques, que lancent les avancées de la biomédecine en général et des PMA en particulier. Ses analyses et commentaires sont bien informés, équilibrés, y compris en laissant/donnant à chacun, dans sa singularité, sa responsabilité propre. Peut-être les « pessimistes » trouveront-ils qu’il n’est pas assez alarmé ?
Un avertissement final toutefois : « On voudrait échapper aux incertitudes qu’impose la nature, aller vers un nouveau programme de l’humain. Eviter les maladies, mobiliser toutes les potentialités. Jusqu’à l’excès, jusqu’à l’idée d’échapper à la finitude, à la mort, de tout pouvoir contrôler dès avant la conception. » (…) A trop forcer la réalité, on peut la faire délirer. Une des caractéristiques du débat autour des biotechnologies est de ne plus savoir où est la limite, où la mettre (…) Ce qui est rendu possible par le fait des technologies ne doit pas nécessairement avoir lieu. »
[1] La fabrication des enfants - Un vertige technologique, François Ansermet, Editions Odile Jacob, Paris, 2015, 247 pages.
[2] Voir aussi : Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine (CNE - NEK). La procréation médicalement assistée - Considérations éthiques et propositions pour l’avenir. Prise de position No. 22/2013. Berne, décembre 2013 (disponible aussi en allemand, italien et anglais), 60 pages. Télécharger en format pdf