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Un lexique de la normalité

Lundi 31.08.2015
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Infirmité, déficience, invalidité, incapacité, handicap, situation de handicap… Le lexique utilisé pour qualifier l’état physique ou mental des personnes n’est pas neutre. Il repose sur des représentations normatives, donc contestables, de ce qu’est le corps humain.

Par Monika Piecek-Riondel, Haute école de travail social et de la santé · EESP · Lausanne (HES·SO), Isabelle Probst, Haute école de santé Vaud · HESAV (HES·SO), Jean-Pierre Tabin, Haute école de travail social et de la santé · EESP · Lausanne (HES·SO) et Pôle de recherche national LIVES

Les termes de handicapé, de personne handicapée ou de personne en situation de handicap se côtoient, parfois de manière simultanée, sur les sites de l’Office fédéral des assurances sociales, de l’association Pro Infirmis, de la faîtière des organisations d’entraide Agile.ch, comme sur ceux des Hautes écoles en travail social. Ces qualificatifs font référence à deux modèles explicatifs différents, qui non seulement reposent sur des théories spécifiques, mais encore définissent des actions à entreprendre : le modèle biomédical (individuel) et le modèle social. Examinons-les tour à tour, avant de discuter la normativité qui les rassemble [1].

Le modèle biomédical

Les termes d’infirme, d’inapte ou d’impotent, s’ils n’ont pas complètement disparu, sont moins utilisés de nos jours. L’assurance vieillesse et survivant·e·s (AVS) et l’assurance invalidité (AI) ont toutefois encore dans leur catalogue de prestations des allocations dites d’impotence [2]. Le terme de handicap, plus fréquemment utilisé, vient selon le dictionnaire historique Robert de la langue française, du hippisme : il décrit à l’origine le désavantage imposé aux meilleurs chevaux (un poids plus grand à porter, une distance plus longue à courir…). Par extension, le terme qualifie ensuite des personnes « désavantagées », notamment celles qui sont « affectées[s] d’une déficience physique ou mentale ». L’usage du terme de handicap renvoie, comme l’écrit ce même dictionnaire, à des « réalités pénibles » (Rey, 1998, p. 1682).

Nommer un état corporel ou mental spécifique « handicap » renvoie à des incapacités par rapport à une norme physique ou psychique. L’emploi de ce terme soutient une action curative, d’ordre biomédical (Fougeyrollas, 2002), souvent technique et réadaptative, en vue de les combler. Il s’agit d’amener les personnes porteuses d’incapacités à (re)trouver un fonctionnement aussi proche que possible de celui des valides (Stiker, 2005). Autrement dit, l’utilisation du terme « handicapé », comme celui d’« invalide » a pour conséquence de réduire la personne à ses déficits.

À cause de ce caractère réducteur, l’usage de l’expression « personne handicapée » s’est peu à peu diffusé. En nommant la personne avant sa déficience, c’est une nouvelle caractérisation du handicap qui se fait jour, dont le principe est qu’il ne définit pas à lui seul l’individu. Mais le champ lexical reste celui des déficiences, d’une atteinte physique ou psychique par rapport à une normalité, source des « réalités pénibles » vécues. Les personnes que l’on désigne comme handicapées, comme celles qu’on nomme invalides, sont dans ce contexte poussées à mettre en œuvre tout ce qui est possible du point de vue biomédical pour se conformer à une normalité par rapport à laquelle elles sont jugées.

Le modèle social

La diffusion contemporaine du terme « personne en situation de handicap », aussi bien dans les textes officiels que dans ceux provenant des associations, indique un tournant conceptuel dans la manière de considérer l’état physique ou mental. Ce modèle insiste en effet sur les obstacles sociaux, notamment environnementaux, qui empêchent les personnes qui ont des incapacités de mener une vie normale. L’expression déplace donc la focale du corps lui-même aux barrières physiques et sociales qui font obstacle à la participation des personnes à la vie sociale et professionnelle (Barnes, 2012). Le déficit physique ou psychique n’est plus en soi handicapant, il ne devient un handicap qu’en fonction du fait que l’urbanisme, les moyens de transports et de communication, l’accès à la formation, par exemple, n’ont pas été pensés comme devant être utilisés par l’ensemble des êtres humains, quelles que soient leurs capacités de déplacement ou de communication. La situation de handicap est également provoquée par des représentations négatives du handicap qui produisent des discriminations. Ces obstacles et discriminations sont combattus depuis 2008 dans le cadre de la Convention sur les droits des personnes handicapées de l’ONU [3] ou en Suisse depuis 2004 par la loi sur l’égalité pour les personnes handicapées (LHand).

Le lexique de la situation de handicap ne fait pas disparaître la perspective biomédicale visant la normalisation des corps, mais la complète par une vision sociale orientée vers la suppression des obstacles à une vie normale. Ce modèle implique notamment de penser autrement l’environnement des villes. La LHand oblige ainsi les autorités chargées de la construction à rendre des bâtiments et installations accessibles aux personnes ayant une déficience corporelle, de la vue ou de l’ouïe.

Ces deux modèles, sans s’exclure, se situent à des niveaux différents. Le modèle biomédical vise à aider les individus à réduire leurs incapacités, et les encourage à le faire, tandis que le modèle social met l’accent sur les barrières à enlever, notamment sur la transformation de l’espace bâti. Dans le premier modèle, l’accent est placé sur l’individu, dans le second sur la société. Ces modèles ont en commun de postuler un lien direct entre les causes (biomédicales et/ou sociales) et les effets (le handicap) (Campbell, 2013b ; Ville, Fillion, & Ravaud, 2014). L’identification de la cause justifie les actions à entreprendre en vue de permettre une pleine participation sociale des individus concernés.

Mais, comme le suggère le courant critique des études sur le handicap (critical disability studies), le problème ne serait-il pas d’abord lié au fait même d’établir une hiérarchie entre valides et invalides et de privilégier systématiquement la première de ces catégories ?

Le capacitisme

Le courant critique de recherche sur le handicap est surtout développé dans les pays anglo-saxons. Il souligne les limites communes au modèle biomédical et au modèle social : aucun ne remet en effet en question la conception binaire des catégories de valide et d’invalide, ce qui signifie qu’ils ne questionnent pas ce qu’est la normalité. Autrement dit, la distinction opérée par le modèle social entre les incapacités (d’ordre biomédical) et le handicap (compris comme le système de discriminations généré par la société), si elle remet en question le caractère individuel et personnel du handicap, reproduit la norme de corps dits « normaux » en regard de laquelle les corps non conformes sont perçus comme déficients.

En mettant en évidence les normes sociales qui ont trait aux capacités des individus, le concept de capacitisme permet de porter un regard nouveau sur le vocabulaire du handicap et propose un renversement radical de perspective. Le handicap est dans cette perspective analysé comme une production sociale liée à des contextes socioculturels, et qui découle d’un système de pouvoir. Le capacitisme, à l’instar du racisme ou du sexisme, est un rapport social entre dominants et dominés, ici entre personnes regardées comme « capables » et personnes regardées comme « incapables ».

Dans la perspective du capacitisme, le handicap est défini comme une position dominée liée à l’hyper-valorisation des capacités qui sous-tend l’organisation sociale actuelle (Campbell, 2009 ; Goodley, 2014). Le rapport de domination basé sur les capacités repose sur la dévalorisation systématique des incapacités, toujours présentées de manière négative, et sur la valorisation de corps performants et d’une expression des émotions conforme aux standards de la société capitaliste, mais qui ne correspond pas à l’état d’une partie importante de la population : il n’est que de penser aux enfants ou aux personnes très âgées. Les personnes dont les capacités ne sont pas conformes à ces standards sont renvoyées à une altérité inférieure.

Pour comprendre ce que vivent les personnes qui ne sont pas en règle par rapport aux normes concernant les capacités, il est nécessaire selon la perspective du capacitisme de questionner l’évidence, en bref tout ce qui est considéré comme relevant de la normalité. Comme l’écrit Davis (2013, p. 1), « pour comprendre le corps handicapé, il faut revenir à la norme, au corps dit normal. […] Le ‹ problème › n’est pas le handicap, c’est la manière dont la normalité est construite pour créer le ‹ problème › du handicap. » Dans cette perspective, il est plus précis de parler de personnes invalidées que de personnes invalides, comme l’on parle de personnes racisées pour montrer que le concept de race n’a rien de naturel.

L’intérêt de cette approche est d’ouvrir une discussion large sur les rapports de pouvoir liés à la définition de la normalité en des temps où les débats sur l’humain augmenté via la génétique ou la technologie sont de mise (Le Dévédec & Guis, 2013).

Références

  • Barnes, Colin. (2012). Understanding the social model of disability : Past, present and future. In Nick Watson, Alan Roulstone, & Carol Thomas (Eds.), Routledge Handbook of Disability Studies (pp. 12-29). London : Routledge.
  • Campbell, Fiona Kumari. (2009). Contours of Ableism. The Production of Disability and Abledness. Palgrave Macmillan.
  • Campbell, Fiona Kumari. (2013b). Problematizing Vulnerability : Engaging Studies in Ableism and Disability Jurisprudence. Paper presented at the Disability at the Margins : Vulnerability, Empowerment and the Criminal Law, University of Wollongong.
  • Davis, Lennard J. (2013). Introduction : Normality, Power, and Culture. In ed. Lennard J. Davis (Ed.), The Disability Studies Reader (4th ed., pp. 1-14). New York, Abingdon, UK : Routledge.
  • Fougeyrollas, Patrick. (2002). L’évolution conceptuelle internationale dans le champ du handicap : enjeux socio-politiques et contributions québécoises. Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 4(2). Lien internet
  • Goodley, Dan. (2014). Dis/ability Studies : Theorising disablism and ableism. London : Routledge.
  • Le Dévédec, Nicolas, & Guis, Fany. (2013). L’humain augmenté, un enjeu social. SociologieS. Lien internet
  • Rey, Alain. (Ed.) (1998) Dictionnaire historique de la langue française (Vols. II). Paris : Le Robert.
  • Stiker, Henri-Jacques. (2005). Corps infirmes et sociétés : essais d’anthropologie historique (3e ed.). Paris : Dunod.
  • Ville, Isabelle, Fillion, Emmanuelle, & Ravaud, Jean-François. (2014). Introduction à la sociologie du handicap : histoire, politiques et expérience. Bruxelles : De Boeck.

[1] Cet article repose sur une recherche intitulée « L’expérience du nouveau paradigme de l’assurance invalidité suisse » (FNS Div.1).

[2] Destinées aux personnes qui ont besoin de l’aide d’autrui pour des actes de la vie quotidienne.

[3] Lien internet à la Convention de l’ONU