Jeunes et sexualité rémunérée: faut-il intervenir?
Difficile, en tant que professionnel·le du travail social, de savoir quelle attitude adopter face à des jeunes qui se livrent à des transactions sexuelles. Surtout lorsqu’elles et ils ne demandent pas d’aide et trouvent ces échanges normaux.
Par Myrian Carbajal et Annamaria Colombo, professeures HES, Haute école de travail social, Fribourg (HES-SO)
BenoÎt, animateur socioculturel dans un centre en Suisse romande, se souvient : « Je pense à une jeune fille dont j’étais responsable et qui disait qu'elle était sugar baby et qu'elle acceptait donc de l'argent en échange de relations sexuelles. Mais en disant : « Non, ce n’est pas vraiment comme ça, parce qu'il prend soin de moi, il m'amène dans des trucs de luxe et, et, et… ». Donc, c'est une forme de prostitution à laquelle on donne une jolie image ».
Ces propos ont été récoltés dans le cadre d’une recherche portant sur les transactions sexuelles impliquant des jeunes ; c’est-à-dire des expériences sexuelles en échange d’avantages matériels, financiers ou symboliques. Menée en Suisse de 2015 à 2017 (Colombo & Carbajal 2017), l’étude « Sexe, relations… et toi ? » s’est principalement intéressée aux représentations et expériences des jeunes, mais également au point de vue de professionnel·le·s responsables de leur suivi socio-éducatif dans des institutions sociales variées, comme des écoles, le milieu médical, des centres de santé sexuelle et protection de l’enfance. Un total de cinq focus groups, réunissant 33 personnes, ont été réalisés partout en Suisse.
Comme Benoît, la plupart des professionnel·le·s rencontré·e·s, tout comme la plupart des jeunes interrogé·e·s, associent les transactions sexuelles à la prostitution et jugent cette pratique négativement. Cependant, plusieurs constatent que certain·e·s jeunes ne considèrent pas forcément ces échanges comme problématiques et qu’elles et ils peuvent y trouver des avantages. Ces situations posent la question de la frontière entre nécessité d’intervenir et respect de leur intimité, surtout en l’absence de demande explicite d’aide de leur part.
Pratique opportuniste banalisée ?
Plusieurs animateur·trice·s rencontré·e·s expliquent se sentir souvent démuni·e·s face à des personnes qui leur paraissent banaliser les pratiques de transactions sexuelles et s’y engager de façon opportuniste, pour avoir accès rapidement à des biens de luxe, avec l’illusion d’une certaine liberté d’arrêter quand elles et ils le souhaitent. Ce sentiment de maladresse est également exprimé vis-à-vis des jeunes qui entretiennent des relations avec d’autres personnes un peu plus âgées qui paient logement, nourriture, loisirs.
Bertrand est conseiller dans un centre de promotion de la santé sexuelle pour des jeunes homosexuel·le·s. Il explique : « ils sont dans une relation où ça semble normal : « Moi je n’ai pas d'argent, il en a, ça me gêne qu'il me paie, mais bon, il faut bien que je vive. » A aucun moment, ils perçoivent ça comme un échange : « Tu me donnes un rapport sexuel donc je te donne quelque chose en échange » […] ça fait très travailleur, travailleuse du sexe ! »
Cette apparente banalisation des transactions sexuelles par les jeunes entre en tension avec leurs propres représentations de la sexualité, des relations intimes et affectives et de ce qu’est une socialisation sexuelle positive. Elle pose également la question de la légitimité d’intervenir lorsqu’il n’y a pas de demande (explicite) d’aide.
Or, comme on le voit dans les extraits ci-dessus, aux yeux de plusieurs intervenant·e·s, les transactions sexuelles sont associées à la prostitution et ils·elles ont l’impression de devoir protéger les jeunes des risques de telles pratiques. Elles et ils cherchent toutefois à adopter une posture non moralisante et à dépasser les interdits qui ont longtemps prévalu en matière de sexualité.
Ce qui leur paraît problématique n’est pas que leurs protégé·e·s entretiennent des expériences sexuelles, même si elles ne s’inscrivent pas toujours dans des relations affectives stables, mais qu’elles et ils banalisent des échanges semblant relever de la prostitution. Il s’agit non seulement souvent de relations de pouvoir asymétriques, en raison de l’âge, du genre ou d’autres facteurs, mais également d’une forme de sexualité vénale qui questionne la représentation de la « bonne sexualité ».
Échanges sexuels et affectivité
Renvoyant au « stigmate de la putain » (Pheterson, 2001), la prostitution est vue comme un manque de respect : la personne qui propose des pratiques sexuelles manquerait de respect à son·sa partenaire et celle qui accepte est vue comment manquant de respect face à elle-même. Dans cette logique, si certain·e·s jeunes banalisent ces transactions, c’est qu’elles et ils sont des victimes immatures (naïves) : elles et ils s’engagent, sans toujours s’en rendre compte, dans des transactions moralement répréhensibles en raison de fragilités multiples, telles que le manque d’amour, de confiance de soi ou du support familial.
Matteo, psychologue dans un foyer pour jeunes en difficultés au Tessin, explique : « (…) si une nana fait une pipe à quelqu'un en échange d'une petite ligne de coke avant d'entrer en boîte, pour moi il s'agit carrément de prostitution (…). Mais bon, il est aussi possible que la fille en question, ou le gars, ne se rendait pas compte et cela devient un « échange » relativement normal... Il n'y a pas cette idée de prostitution pour eux·elles. Donc, il y a la relation de pouvoir – et cet aspect est bien là (…) dès qu'on dit abus ou histoires avec des âges différents, non ? »
Aux yeux des équipes socio-éducatives, les relations de type prostitutionnel ne sont pas souhaitables pour des individus en pleine période d’expérimentation et découverte en matière de sexualité. Il leur semble qu’elle remet en question leur respectabilité, en particulier celle des jeunes filles.
La nature marchande de ce type d’échange entre en contradiction avec ce qui devrait caractériser les relations intimes, soit l’affectivité et le plaisir. On retrouve ici la logique de l’incompatibilité des sphères marchandes et intimes décrite par Zelizer. Dans les représentations sociales, relations intimes et transactions économiques se présentent comme des sphères hostiles qui ne devraient pas se mêler : « Les mélanger (…), revient à les contaminer l’un et l’autre : l’invasion du monde sentimental par la rationalité instrumentale a pour effet de le dessécher tandis que l’introduction du sentiment dans les transactions rationnelles entraîne inefficacité, favoritisme, copinage et autres formes de corruption » (Zelizer).
L’analyse montre donc qu’en matière de sexualité, l’intervention sociale n’est pas aussi dénuée de fondements moraux que les personnes encadrantes semblent l’affirmer. Malgré une certaine libéralisation des mœurs, la morale sexuelle n’a pas disparu de nos sociétés, elle a seulement subi une reconfiguration.
Morale sexuelle reconfigurée
Dans les représentations sociales prédominantes des sociétés occidentales, l’expérimentation fait désormais partie de la socialisation sexuelle. On est passés de l’interdit de relations sexuelles avant le mariage à un encouragement à expérimenter sur le plan intime lors de la transition à l’âge adulte (Bozon). Or, la sexualité, et en particulier celle juvénile, reste encadrée par une normativité importante. En d’autres termes, si les adolescent·e·s sont encouragé·e·s à expérimenter, elles et ils sont néanmoins soumis à des attentes de comportement qui s’appuient sur une représentation de la respectabilité en matière sexuelle (Mercier).
Les résultats de notre recherche, qui s’est également intéressée au point de vue des jeunes, montrent que, malgré des apparences de banalisation, ils·elles sont tout à fait conscient·e·s de ces attentes sociales. Elles et ils se réfèrent à la même définition de la respectabilité sexuelle que les professionnel·le·s, fondée sur l’opposition argent-plaisir (Colombo & Carbajal, 2022).
Si elles et ils sont parfois amené·e·s à s’engager dans des transactions sexuelles, elles et ils ne les banalisent pas autant qu’il n’y paraît et ne sont pas aussi inconscient·e·s que certains adultes semblent le croire. Elles et ils développent toutes sortes de stratégies pour dissocier clairement relations intimes et relations marchandes et garantir la respectabilité de leur sexualité, par exemple en mettant en avant les avantages affectifs d’une relation de type « sugar baby ».
Distinguer leurs pratiques de la prostitution et mettre en avant les avantages qu’elles et ils trouvent dans ces transactions les aident à présenter ces échanges comme respectables et éviter ainsi les jugements moraux associés à l’image de la « pute ».
Cela ne signifie toutefois pas que ces expériences sont exemptes de souffrances, mais que les risques associés sont difficilement dicibles au regard de la morale sexuelle prédominante. Le défi pour l’intervention est de dépasser ces obstacles moraux et sociaux, pour permettre à la demande d’aide de s’exprimer, afin d’y répondre au mieux.
Bibliographie
- Carbajal, M. et Colombo, A. 2021. « Postures professionnelles concernant les transactions sexuelles impliquant des jeunes : entre souci de (sur)protection et accompagnement de la socialisation sexuelle ». Revue suisse de travail social, 28.21, 9-29.
- Colombo, A. et M. Carbajal. 2017. Sexe, relations… et toi ? Recherche menée à la HES-SO, Haute école de travail social Fribourg (HETS-FR), avec la collaboration de M. Carvalhosa Barbosa, C. Jacot, M. Tadorian et J.-L. Heeb et financée par la Fondation Oak. Plus d’informations sur la recherche sur www.sexe-et-toi.ch ou www.hets-fr.ch.
- Bozon, M. 2012. « Autonomie sexuelle des jeunesse et panique morale des adultes. Le garçon sans frein et la fille responsable ». Agora débats/jeunesse, 60, 1, p. 121-134.
- Colombo, A., Carbajal, M. et Tadorian, M. 2022. « Les représentations des jeunes à propos de la prostitution : révélatrices d’une morale sexuelle contemporaine ». In : Lavaud-Legendre, B., Prostitution des mineures. Trouver la juste distance. Lyon : Chronique sociale, 181-240.
- Mercier, É. 2016. Sexualité et respectabilité des femmes : la SlutWalk et autres (re)configurations morales, éthiques et politiques. Nouvelles Questions Féministes, 35, 16-31.
- Pheterson, G. 2001. Le prisme de la prostitution. Paris : L’Harmattan.
- Zelizer, V., 2001. « Transactions intimes », Genèses, 1, 42 : 121-144.
Cet article appartient au dossier Intimité(S)
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Myrian Carbajal et Annamaria Colombo, «Jeunes et sexualité rémunérée: faut-il intervenir?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 19 mai 2022, https://www.reiso.org/document/9051