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Médias, cocaïne et réduction des risques

Jeudi 31.03.2022
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Favoriser les échanges de connaissances et de pratiques entre les professionnel·le·s de terrain, les chercheur·euse·s et les médias pourrait éviter de perpétuer des représentations induisant des risques lors de la consommation de cette drogue.

Par Jean Clot, chercheur associé IRS-UNIGE, chargé de projet GREA, Lausanne

À l’ère de la transversalité et du décloisonnement des savoirs, il se tisse de multiples flux, transferts et échanges d’informations, de connaissances et de compétences. Ceux-ci s’opèrent entre différents domaines, en l’occurrence académique, les professions de la santé et celles des médias. Toutefois, alors que de véritables synergies existent dans certains secteurs, par exemple entrepreneurial, dans d’autres, les différents acteurs se jaugent et s’observent. S’ils dialoguent dans certains cas, ils s’ignorent aussi parfois ou peinent à se rencontrer dans un contexte de densité et rapide prolifération de l’information.

Aussi, ce qui « coule de source » pour un·e professionnel·le des médias, ne l’est pas forcément pour un·e addictologue, et vice-versa. Dans le même ordre d’idée, un·e chercheur·euse spécialiste des représentations sociales ne va pas forcément envisager toutes les possibilités d’application concrète de ses théories. Et celles et ceux qui œuvrent sur le terrain ne vont pas systématiquement examiner ou interroger leurs pratiques sous le prisme de raisonnements conceptuels abstraits.

Il y a des connaissances, aussi bien pratiques que théoriques, qui opèrent parfois en vase clos. Elles gagneraient à être mises en parallèle, dans une optique, non seulement de mutualisation, mais également de contribution à la collectivité.

Il convient dès lors de créer un dialogue, favoriser les échanges et établir des liens entre des faits avérés issus de différents champs socioprofessionnels.

Impact des représentations sociales

Depuis les travaux pionniers de Serge Moscovici, les représentations sociales ont fait l’objet de nombreux enrichissements théoriques. De manière générale, on peut les définir comme des constructions cognitives produites collectivement. Il s’agit d’opinions, de conceptions, d’informations ou encore de croyances partagées par un groupe social donné, et qui ne s’appuient pas sur des bases scientifiques formelles. Par ailleurs, elles s’inscrivent dans des contextes socioculturels, politiques, économiques ou encore environnementaux qui sont changeants, aussi sont-elles dynamiques, en évolution constante, et varient d’une région du monde à une autre.

La manière de concevoir la consommation de drogues, qu’elles soient licites ou illicites, constitue un bon exemple : elle varie considérablement d’un continent à un autre ou d’un pays à un autre. En outre, la perception collective que l’on en a se transforme continuellement. Un bref regard historique sur la consommation de tabac, par exemple en Europe, ou celle de cannabis aux États-Unis suffit à constater ce processus.

Enfin, les représentations sociales ont une finalité, soit celle d’offrir un terrain de compréhension mutuelle et une grille de lecture qui favorise la communication. Sans, au préalable, une représentation partagée d’un phénomène, l’assimilation d’une information s’avère impossible.

Si les représentations sont socialement utiles, elles peuvent aussi comporter des implications négatives, telles que le renforcement de la stigmatisation envers une population donnée, par exemple les personnes consommatrices de drogues. Dans tous les cas, elles influencent et orientent considérablement les pratiques et comportements des actrices et acteurs individuel·le·s et collectif·ve·s [1].

Rôle du langage et des images

Le langage et les images jouent un rôle clé dans la genèse des représentations sociales. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nombre de professionnel·le·s des addictions ont tendance à privilégier des désignations relativement neutres, telles que « personne concernée par les addictions » ou « personne consommatrice » en lieu en place de termes connotés négativement, qui renforceraient un étiquetage, à l’instar de « drogué·e », « toxicomane » ou encore « junkie », et qui renverraient à une unique facette de personnes qui sont pourtant multifacettes par définition (GREA, s.d.).

Les images ne sont pas en reste. Dans ce monde numérique où chacun·e est constamment stimulé·e visuellement à travers les médias, les réseaux sociaux, ou encore la publicité, les illustrations contribuent au modelage de la représentation d’un phénomène, comme la consommation de cocaïne. Elles influencent également les consommateur·trice·s. Ce n’est pas pour rien que, pour prendre l’exemple de l’alcool et du tabac, leur publicité a été progressivement bannie de l’espace public.

Il convient donc de prendre les images au sérieux, pour reprendre le titre d’un chapitre d’ouvrage (Cohen et Ramel). Or, lorsqu’il est question de cocaïne dans les médias — un thème relativement récurrent — force est de constater que l’usage iconographique n’est pas toujours entouré de sérieux, tout du moins dans une perspective de réduction des risques.

Réduction des risques et « sniff » de cocaïne

Dans le champ des addictions, la réduction des risques renvoie communément aux programmes, prestations et pratiques qui visent à amoindrir les effets négatifs liés à la consommation de substances psychoactives, aussi bien sur le plan sanitaire que social ou encore économique. Amplement reconnue comme une politique de santé publique des plus efficaces au niveau international, elle est bénéfique pour les consommateur·trice·s, leurs proches, ainsi que la communauté dans son ensemble.

Il a beaucoup été question de réduction des risques en matière d’injection intraveineuse. Cela a passé par la remise de matériel stérile et de programme d’échange de seringues afin d’éviter la transmission du VIH et de l’hépatite C (VHC). Elle concerne aussi d’autres pratiques, comme celle du « sniff » de cocaïne, mais également d’autres drogues, qui crée notamment des lésions dans la paroi nasale lorsque la consommation est fréquente.

En effet, l’usage et le partage de billets de banque, ou de paille avec des bords tranchants, doivent être évités, étant donné l’augmentation des risques de transmission de maladies infectieuses graves, telles que le VHC via la muqueuse nasale (Touzeau). C’est la raison pour laquelle, les structures de réduction des risques distribuent des « kit sniff » à usage unique dans plusieurs pays d’Europe, dont la Suisse.

Médias et choix des images

À la lumière de ces précisions conceptuelles et techniques, il est intéressant de revenir à la question du traitement de l’information et, de manière générale, au foisonnement d’images que l’on trouve sur internet en lien avec la cocaïne.

Dans de nombreux articles de presse, qu’elle soit suisse ou internationale, ou encore dans les banques d’images en ligne, on retrouve en guise d’illustration de la poudre blanche avec un billet de banque enroulé à proximité. Billet de banque qui, il convient de le rappeler au risque de se répéter, constitue par essence un objet partagé et peu hygiénique.

De surcroit, il s’agit fréquemment d’une imagerie aux réminiscences hollywoodiennes, avec des photos souvent très esthétiques, qui renforcent le côté « festif », « glamour », « bling-bling » et « réussite sociale » du produit.

Cela a pour conséquence d’accentuer également ce que certain·e·s auteurs et autrices ont désigné dans le contexte français comme une « cristallisation bipolaire » des représentations que l’on a des personnes consommatrices : d’une part, se situe la catégorie sociale des individus insérés, provenant des « beaux quartiers » et qui prennent de la cocaïne en milieu festif. D’autre part, on retrouve la catégorie sociale des personnes consommant du crack, marginalisées et vivant dans une grande précarité (Adès et al.). Or, la consommation, problématique ou non, concerne un éventail beaucoup plus large de catégories sociales.

Certes, les images doivent être « parlantes ». Elles doivent illustrer, mais aussi capter l’attention de l’audience. Les différents éléments constitutifs d’une photo doivent être aisément identifiables. Ainsi, il est compréhensible que le nouveau kit spray nasal distribué dans certains centres spécialisés en France [2] soit peu évocateur pour illustrer un article sur la cocaïne, étant donné qu’il est largement méconnu du grand public. Mais entre ce kit et un billet de banque porteur de milliers de microbes et bactéries, une voie du milieu n’est-elle pas envisageable ?

Dans le cadre d’un reportage sur la circulation routière, imaginerait-on un véhicule en mauvais état et qui mettrait en danger les usager·e·s de la route en guise d’illustration ? Cela est peu probable. À l’occasion d’un article sur les loisirs des enfants, serait-il de mise de l’illustrer par un jouet qui comporte des risques, par exemple d’étouffement ? Vraisemblablement pas.

Maintenant que l’on dispose d’un regard rétrospectif sur la réduction des risques en matière d’injection de drogues, on peine également à concevoir un choix éditorial en faveur d’une photo de seringue qui se passerait de main en main. 

De la même manière que l’on peut déceler un important travail de réflexion éditoriale des médias par rapport aux choix des termes utilisés pour se référer aux personnes en situation d’addiction — les désignations stigmatisantes, telles que « toxicos » ou encore « junkie » tendent à se faire plus rares — un travail de réflexion visuelle pourrait être aussi entrepris ou consolidé.

Un certain décalage semble subsister entre des pratiques qui ont évolué vers une réduction des risques, ainsi qu’une meilleure sensibilisation du public, et des images qui renvoient encore au siècle dernier, à une époque où les risques inhérents au sniff de cocaïne étaient largement méconnus. Reste donc à espérer une prise de conscience de certaines lignes éditoriales et une progressive mise à jour de l’iconographie en lien avec la cocaïne.

Bibliographie

  • Adès, J-E., Canarelli, T. et Gandilhon, M. (2012). Les représentations et les perceptions de la cocaïne. Dans : Maud Pousset (dir.), Cocaïne, données essentielles. Paris : Observatoire français des drogues et des tendances addictives.
  • Association SAFE. (2021). Le «kit spray nasal». Paris : Association SAFE, page consultée le 17.01.2022.
  • Cohen, C. et Ramel, F. (2016). Chapitre 4 - Prendre les images au sérieux : Comment les analyser ? Dans : Guillaume Devin (éd.), Méthodes de recherche en relations internationales (p. 71-92). Paris : Presses de Sciences Po.
  • GREA. (s.d.). Usagers. Lausanne : Groupement romand d’étude des addictions, page consultée le 17.01.2022.
  • Rateau, P. et Lo Monaco, G. (2013). La Théorie des Représentations Sociales : orientations conceptuelles, champs d'applications et méthodes. Revista CES Psicología, 6(I), p. 1-21.
  • Touzeau, D. (2010). Drogues et sensations : le nez dans tous ses états. La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale n° 321, p. 11-14.

[1] C’est précisément pour cette raison que l’on retrouve fréquemment une multitude de métaphores et références cartographiques dans les diverses contributions théoriques sur les représentations sociales, telles que « repères », « boussole », « frontières », « chemin à suivre », « points cardinaux » ou encore « points de référence », à l’instar de la synthèse théorique de Rateau et Lo Monaco (2013).

[2] Association SAFE

Comment citer cet article ?

Jean Clot, «Médias, cocaïne et réduction des risques», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 31 mars 2022, https://www.reiso.org/document/8799