Deuil et addiction sous le regard de l’attachement
Certains deuils compliqués, traumatiques évoluent vers l’addiction alors que, à déficit semblable, d’autres n’en développent pas. L’analyse des liens et des comportements d’attachement permet de mieux comprendre ces processus.
Par Jean-Michel Reinert, psychothérapeute, Cabinet de la Vie, Genève
Adolescent, je fus témoin d’une collision frontale entre deux véhicules près de Charrat en Valais, sur la grande route. Après le terrible fracas, je vis un homme s’extraire avec peine de l’auto projetée dans le champ, le traumatisme abdominal rougeoyant sous sa chemise blanche. Chancelant devant moi, cet homme dans la force de l’âge a crié « Maman ! » avant de s’effondrer à jamais.
Depuis les prémices de l’histoire, le comportement d’attachement émeut et désarme. Pour rappel, nous dirons que ce besoin instinctif et affectif propre aux humains sous le sceau des cultures, propre aussi aux espèces animales supérieures et sociales (empreinte éthologique), est l’expression d’un système de contrôle comportemental inné qui s’efforce d’assurer la survie. Le comportement d’attachement désire, réclame, s’appuie sur une figure déterminante ou d’élection (parentale, affective, substitutive, thérapeutique) plus à même de traiter avec l’esprit du monde et ses risques. La relation qui en résulte tendra vers l’épanouissement ou le dépérissement du sujet, selon la qualité du lien.
Les dimensions de l’attachement
Des recherches récentes ne proposent plus de représentations typologiques, mais bien quatre dimensions d’attachement prenant en compte l’évitement, l’anxiété, l’autonomie et la distance relationnelle interpersonnelle [1]. L’attachement est alors considéré comme ± sécure si l’évitement et l’anxiété sont réduits, le développement interdépendant et autonome. Il est considéré ± insécure dans trois autres modes :
- a) attachement ± distant si évitement élevé, anxiété réduite, développement autonome et séparé ;
- b) attachement ± préoccupé, si évitement réduit, anxiété élevée et développement non-autonome ;
- c) attachement ± désorganisé, si évitement et anxiété élevés, développement séparé et non-autonome.
Cette conceptualisation est issue de la théorie de l’attachement du psychiatre et psychanalyste anglais John Bowlby dans laquelle la séparation et la perte sont centrales, sujet des plus sensibles dès la fin de la deuxième guerre mondiale, au vu du nombre élevé de déprivations maternelles et de carences parentales. Cette base théorique a stimulé des recherches qui n’ont cessé depuis de s’étendre et de révolutionner les pratiques.
Considérons à présent sous cet angle, tour à tour et en tant que dimension, le deuil simple, le deuil compliqué, le deuil avec addiction et l’apport de l’intervention thérapeutique. Imaginons les variables qui impactent la perte en ayant à l’esprit le vécu préalable de l’endeuillé, la représentation de l’événement critique et de ses conséquences. Bien que les mises en situation évoquées ci-après se référent au décès, il va de soi qu’elles ont trait tout autant à la perte de la santé, de l’emploi, du couple (divorce), du pays (migration) ou du statut social.
Les attachements de substitution
Dans le processus de deuil simple qui ne réclame généralement pas de traitement, les attachements sont sécures, la prédisposition génétique est favorable, il y a absence de stress post-traumatique, de traumatismes aigus et anciens, les deuils anciens sont intégrés et transformés. Passés l’annonce de la mauvaise nouvelle, le choc, la sidération, la perte de repères et le charivari des émotions, la personne endeuillée va progressivement accéder à son potentiel et à ses ressources par l’intermédiaire de son vécu et de ses attachements cascadés. Les plus représentatifs sont les parents et les pourvoyeurs annexes de soin et de sécurité, mais aussi l’appui des vivants et des morts bien-aimés, de la communauté, de la culture, des valeurs, des passions et des croyances. Ces derniers, définis comme des « attachements inanimés de substitution » par Bowlby, émanent dans le cas présent de la transmission d’attachements sécures : la paire de chaussures de randonnée, l’art de l’ikebana, les paroles de sagesse ou de dévotion bien traitante à un ciel ou un dieu singulier, cohérent et aimant [2]. Différentes ressources vont donc entrer en dialogue et en concurrence avec l’énigme de perte, dégageant progressivement du sens et de la détermination, un chemin de résilience propre à remanier le rapport à soi et au monde.
Pierrette Richer [3] perdit ses cinq enfants dans l’incendie de sa maison au New Brunswick. Issue d’une famille catholique attachée aux valeurs de la terre et de la responsabilité, dotée de confiance et d’autonomie avec soi et les autres, elle a, après avoir saisi l’ampleur de la perte affective, ressenti comme un appel « à passer à autre chose », tout en portant hauts dans son cœur, ses enfants pour la vie. C’est le sens de la responsabilité, de la loyauté reçue, du karma qui l’a poussée à transformer sa vie sans attendre. Elle n’a connu, m’a-t-elle confié, ni les larmes, ni les profonds sentiments de deuil.
Contrairement au deuil simple, le deuil compliqué se doit d’être traité, car l’endeuillé s’enkyste dans l’impasse et le désarroi. Que ce soit dû à un attachement insécure, une perte traumatique, un traumatisme ancien réactivé, les facteurs de risques s’intensifient. Il en va ainsi la plupart du temps quand une personne est témoin du décès d’un proche dans un accident, lors d’un suicide, lorsque la mort ou la maladie fatale touche son enfant, mais aussi quand les attachements insécures inhibent les ressources : pas d’élaboration de sens, des émotions amplifiées en boucle ou bloquées, des troubles somatiques, une estime de soi peu disponible pour libérer des stratégies adaptatives et activer une résilience libératrice.
Après l’effondrement des tours du WTC de New York le 11 septembre 2001, bien des personnes ayant vécu le drame et réussi à quitter les lieux sont venues en aide à d’autres, ressentant un appel de loyauté et de solidarité. Elles ont fait preuve d’un courage à toute épreuve par leur dévouement et leur savoir-faire de résilientes, tout en étant touchées et re-victimisées par le stress post-traumatique, les traumatismes antérieurs ou attachements insécures. La souffrance émotionnelle indéfectible liée à la représentation du passé, la perte de contrôle et les disfonctionnements en crescendo les ont poussés à rechercher un soutien thérapeutique adéquat. Un film d’exception en témoigne [4].
L’anamnèse de l’attachement
Venons-en maintenant au deuil compliqué avec addiction. Comment se fait-il que certains deuils dans l’impasse, traumatiques, vont évoluer vers l’addiction alors qu’à déficit semblable, d’autres n’en développent pas ? On sait d’une part que toute cause d’addiction est de nature génétique, biologique, psychologique ou environnementale et de l’autre que dans le deuil compliqué, la nature de l’attachement de base est - nous l’avons dit - souvent insécure, chargé d’antécédents traumatiques. En mettant le focus sur l’anamnèse de l’attachement du patient, force est de constater que certaines typologies d’attachements insécures (indisponibles, imprévisibles) semblent plus gagnées par l’addiction que d’autres [5]. Lorsqu’un stress élevé fait irruption (70 à 100 sur une échelle de 100), il coupe du ressenti émotionnel, la digestion mnésique est bloquée, les événements ne peuvent être intégrés [6]. Ainsi le stress post-traumatique, des séquences de maltraitance, d’abus et de négligence intra et extrafamiliale vont majorer le risque de dépendance [7].
Dans cette situation, le besoin de consommation (substances ou comportement addictif) traduit la tentative désemparée de recréer du lien : par l’anesthésie des sentiments à vif, en contrôlant les émotions sous produit, en cherchant à communiquer l’indicible de l’horreur, en visant l’oubli au bord de l’abîme. Ce lien, par nature instable, à double face, maltraitant, destructeur, nostalgique, sans dialogue possible, est disponible jusqu’à ce que mort ou demande de soins s’ensuive. Et fait troublant, il est sur bien des plans comparable au lien plombé, en impasse et à haut risque que l’endeuillé entretient avec la perte lors d’un deuil compliqué.
Une situation clinique illustre ce processus. Il s’agit du cas d’une femme dont la mère dominante, exclusive et maltraitante s’éteignait dans le grand âge en EMS. Sa fille a alors démarré une dépendance médicamenteuse et alcoolique et un trouble alimentaire. Par crises hyperphagiques, elle ingurgitait des aliments-souvenirs que lui donnait autrefois sa mère, comme pour la ramener à la vie.
Identifier les attachements pour les transformer
L’intervention thérapeutique d’un donneur de soin adéquat permet progressivement de contrecarrer et de concurrencer les attachements insécures par le développement d’un lien stable et sur mesure avec le patient. À l’opposé du lien instable, ce lien thérapeutique est bien traitant et fort. Ouvrant des perspectives, il est orienté vers des solutions, vers le rétablissement, la reconstruction et la transformation.
Cette réflexion nous amène pour conclure à aborder les ressemblances entre le deuil compliqué et l’addiction. Dans les deux problématiques, l’impasse et les risques autant que la nostalgie de la perte sont à l’œuvre. Ils ne peuvent être « éteints » par la volonté, mais ils peuvent être mis en concurrence par le lien thérapeutique. Dans les deux situations surviennent des rechutes focalisées sur le produit ou des comportements orientés sur la perte. Aussi, il y a perte de l’estime de soi, stigmatisation, discrimination, isolement, risque de psychosomatisation et de comorbidités, mise à distance de la peur de la mort à force de la côtoyer. Le lien thérapeutique va alors amener le patient à réévaluer sa représentation de la mort dans un travail de sens protecteur. L’intervenant, nous le voyons, appréhende bien des aspects des deux problématiques de la même façon.
[1] Projections orthogonales de Shaver & Mikulincer, 2002 ; Kagitcibasi, 2005.
[2] Granqvist et al, 1999, 2002, 2005.
[3] Elle a donné une conférence publique au CHUV en 2003.
[4] Arte France, La face cachée de la peur, de Enrico Cerasuelo, Sergio Fergnachin. En ligne.
[5] Flores, 2003 ; Caspers et al, 2006 ; Revol, 2009.
[6] Marsha Linehan et la Dialektisch-Behaviorale Therapie (DTB).
[7] Lüdecke, Sachsse, Faure, 2010.