Des assureurs privés aux méthodes brutales
Certaines assurances d’indemnités journalières prient des assurés malades de s’annoncer à l’AI, sous peine de suspension des indemnités. Cette pratique enfreint le droit.
Par Shirin Hatam, juriste à Pro Mente Sana Suisse romande
La 5e révision de la loi sur l’assurance invalidité (LAI) laissait présager le pire en matière de pressions exercées sur des personnes en incapacité de travail : on allait pouvoir les dénoncer à l’AI, relever leurs médecins du secret médical si elles rechignaient à le faire elles-mêmes et les soumettre, toutes malades qu’elles sont, à des mesures d’intervention précoce destinées à les maintenir à leur poste [1].
Un an après l’entrée en vigueur de la 5e révision, on constatait que les assurés ne s’étaient pas pressés au portillon de l’AI dès le 30e jour de maladie pour solliciter de l’aide. Les statistiques fédérales [2] montraient que les plus gros annonceurs d’assurés aux Offices AI se recrutaient parmi les employeurs (31%), les représentants légaux (25%) et les assureurs qui, indemnités journalières, accidents professionnels et privés confondus, totalisaient 23% des annonces. Les assurés étant comptés avec leurs représentants légaux, il était impossible de savoir combien d’entre eux avaient spontanément pensé trouver le salut dans l’autodénonciation à l’AI.
Or, l’annonce à l’AI prend désormais un tour inattendu de la part des assurances perte de gain privée [3].
En effet, les assureurs d’indemnités journalières AXA Winterthur et Helsana Assurances SA invitent des assurés malades à s’annoncer à l’AI, sous menace de suspension du versement des indemnités journalières. Ces ultimatums parviennent à des assurés hospitalisés ou soumis à un traitement lourd ne leur laissant guère le loisir de s’adonner à des échanges administratifs avec l’assureur, alors qu’ils remplissent, sans conteste, les conditions ouvrant le droit à une indemnité perte de gain. L’assurance Winterthur a eu la « délicatesse » d’avertir un employeur qu’elle suspendait le versement des indemnités journalières perte de gain après qu’un assuré eut refusé d’obtempérer à l’ordre de s’annoncer lui-même, alléguant que son poste lui était conservé et qu’il reprendrait le travail à l’issue de son traitement.
L’intervention précoce a bon dos
Il semble y avoir là une mauvaise compréhension de la détection et de l’intervention précoces. Le refus ou l’impossibilité de s’y soumettre n’autorise nullement l’assureur d’indemnités journalières à infliger ses propres sanctions. Les sanctions pour défaut de collaboration [4] sont prévues par la LAI [5]. Il n’y a, en revanche, aucune base légale autorisant l’assureur privé à suspendre ses prestations pour contraindre un assuré à s’annoncer à l’AI, alors même que son incapacité de travail n’est pas contestée.
Certes, les conditions générales d’AXA Winterthur obligent l’assuré à signaler à l’AI un « droit probable à des prestations ». Toutefois, puisque l’AI n’octroie aucun « droit » aux mesures d’intervention précoce (suite naturelle d’une annonce en détection précoce [6]), les conditions générales d’AXA Winterthur ne prévoient pas valablement l’obligation de s’annoncer. Les conditions générales de Helsana Assurances SA, en revanche, prévoient l’interruption du droit aux prestations si la personne ne donne pas suite à l’injonction d’annoncer le cas aux autres assurances « impliquées ».
Reste à savoir si l’AI est « impliquée » au moment où un patient subit un traitement stationnaire pour une affection qui n’est généralement pas invalidante. Reste aussi à savoir pourquoi les assureurs privés se livrent à ces intimidations, alors même qu’ils sont habilités par l’article 3 b alinéa 2 lettre e LAI à communiquer eux-mêmes un cas à l’AI en vue d’une détection précoce.
L’infraction aux lois
Ces mœurs aussi brutales qu’énigmatiques posent également des problèmes juridiques. Ainsi avait-il été soutenu, avant l’entrée en vigueur de la 5e révision, que l’assureur perte de gain maladie ne pourrait pas mettre fin aux prestations ou les réduire durant des mesures d’intervention précoce qui supposent une incapacité de travail [7]. Dès lors, on voit mal pourquoi l’assureur serait légitimé, sur la base de ses conditions générales, à suspendre ses prestations dans une situation qui présuppose également une incapacité de travail.
De plus, en laissant un assuré sans ressources financières, alors qu’il est en incapacité de travail, afin de l’obliger à s’annoncer à une administration, l’assureur perte de gain pourrait se rendre coupable de contrainte au sens de l’article 181 du Code pénal, car il menace l’assuré d’un dommage sérieux pour l’entraver dans sa liberté de décision.
L’examen de la situation, dans une perspective de droit du travail, mène à un résultat similaire. En couvrant le droit au salaire, l’assurance perte de gain se substitue en quelque sorte à celui-ci. Il semblerait donc logique que les dispositions qui protègent le droit au salaire s’appliquent par analogie au droit à l’indemnité journalière. Or, un employeur, quels que soient ses droits patrimoniaux contre le travailleur, ne peut laisser celui-ci sans un minimum de salaire. En effet, l’employeur n’a le droit de compenser une créance que jusqu’à concurrence du montant saisissable [8]. Il s’agit là d’une disposition impérative de la loi dont l’esprit est violé par les assureurs privés lorsqu’ils laissent le travailleur sans la moindre ressource et sans même pouvoir se réclamer d’une créance contre lui.
Les Offices AI inutilement surchargés
Enfin, cette étrange interprétation de la 5e révision de la LAI contraint les Offices AI à traiter d’innombrables cas qui ne relèvent pas de leur juridiction et les surchargent inutilement.
Autorité de surveillance des assureurs privés instaurée par la loi sur la surveillance des assurances (LSA) [9], la Finma a notamment pour mission de « protéger les assurés (…) contre les abus » [10]. La LSA n’a pas prévu de dispositions spéciales applicables à l’assurance perte de gain pour protéger les assurés, comme elle l’a fait pour d’autres branches de l’assurance [11]. Aux termes de l’article 46 LSA, la Finma devrait pourtant s’assurer que les entreprises d’assurance offrent la garantie d’une activité irréprochable. Elle devrait aussi protéger les assurés contre les abus commis par les entreprises d’assurance et intervenir quand il se crée une situation susceptible de porter préjudice aux assurés ou aux consommateurs [12]. Selon l’article 31 de la LFINMA [13], la Finma veille au rétablissement de l’ordre légal si des irrégularités sont constatées. [14]
Mise au courant de la situation, la Finma n’est tout simplement « pas arrivée à la conclusion que les sociétés d’assurance concernées procéderaient de façon illégitime »…
[1] Article paru dans Plaidoyer N°1/2011.
[2] Sécurité sociale CHSS 1/2009 AI : un an de « Cinquième » p.10.
[3] Soumise à la loi sur le contrat d’assurance.
[4] Art 7b LAI.
[5] Elles consistent en une réduction ou une suppression des prestations de l’assurance invalidité sur la base des articles. 86 et 86 bis RAI.
[6] art 7 d al 3 LAI.
[7] Jacques-André Schneider, LAI, perte de gain maladie et LACI : quel suivi individualisé pour l’assuré ? « La 5e révision de l’AI », IDAT, Stämpfli Ed. 2009, p. 71.
[8] Art 323 b al 2 CO.
[9] LSA 961.01 du 17 décembre 2004.
[10] Art 2 al 2 LSA.
[11] La protection juridique ou la prévoyance professionnelle par exemple.
[12] Art 46 LSA.
[13] Loi sur la surveillance des marchés financiers, LFINMA 956.1.
[14] Depuis la publication de cet article, de nouvelles informations montrent que d’autres assurances menacent des assurés de couper les prestations d’assurance perte de gain si ils ne signent pas certains documents, par exemple la procuration de levée du secret médical.