L’AI tient-elle une liste noire de médecins complaisants ?
Le doute s’est installé en lisant une liste de contrôle interne de l’Assurance Invalidité destinée à repérer les abus dans l’octroi de rentes. Et si l’AI tenait une liste secrète de médecins jugés « complaisants » ?
Par Marylou Rey, rédactrice en chef de REISO
Avant de décider de l’octroi d’une rente, les collaborateurs de certains offices régionaux de l’assurance invalidité doivent se référer à une liste de contrôle interne dont les 19 questions permettraient de détecter les abus. Chacune de ces questions correspond à des « points », en clair des « pénalités ». Dès que le total atteint ou dépasse 20 points, une enquête approfondie est ouverte pour repérer si fraude il y a. Ces 19 questions laissent songeur ! Notamment par la xénophobie qui y est inscrite noir sur blanc, mais aussi par une obsession malsaine autour de la fraude et de la simulation. Nous avons choisi de les transcrire textuellement [1] :
1. La personne assurée a-t-elle donné de fausses informations ? 20 points
2. Existe-t-il des indices d’abus aux assurances basés sur des renseignements fournis par des tiers ? 20 points
3. Dommages à la santé
- 3.1 L’examen médical révèle-t-il des indices de simulation ? 20 points
- 3.2 L’examen médical révèle-t-il des indices d’aggravation ou d’exagération des symptômes ? 10 points
- 3.3 Existe-t-il des contradictions dans l’anamnèse ? 10 points
- 3.4 Y a-t-il un tableau clinique de douleurs diffuses et/ou vagues ? 5 points
- 3.5 Est-il question d’un « coup du lapin » ? 5 points
4. Traitement
- 4.1 Avez-vous noté une mauvaise collaboration du patient ou un refus d’un traitement ou de médicaments ? 5 points
- 4.2 Avez-vous constaté un changement de médecin inutilement fréquent ? 5 points
- 4.3 Les traitements s’avèrent-ils inefficaces, contrairement à l’expérience médicale ? 5 points
- 4.4 La personne assurée ne voit-elle aucune possibilité d’amélioration de son état de santé ? 3 points
5. Divers
- 5.1 La personne assurée est-elle traitée, conseillée ou représentée par des médecins, des entreprises de conseil ou des avocats bien connus ? 5 points
- 5.2 La personne assurée a-t-elle adressé plusieurs nouvelles demandes de rente AI ? 5 points
- 5.3 La personne assurée est-elle difficilement atteignable ou séjourne-t-elle fréquemment à l’étranger ? 5 points
- 5.4 S’agit-il d’une situation de migration ? 3 points
- 5.5 L’incapacité de travail a-t-elle commencé après ou à la suite d’un licenciement ? 3 points
- 5.6 L’annonce à l’AI a-t-elle eu lieu après la fin du délai-cadre de l’assurance chômage ? 3 points
- 5.7 La personne a-t-elle une activité lucrative indépendante avec une structure de revenu peu claire ? La personne assurée travaille-t-elle dans l’entreprise familiale ? 3 points
- 5.8 La personne assurée se trouve-t-elle dans une situation personnelle (financière, familiale, etc.) difficile ? 3 points
Membre de l’Association des médecins indépendants [2], le médecin zurichois David Winizki écrit le 26 août 2010 à Yves Rossier, directeur de l’Office fédéral des Assurances sociales (OFAS). Il souhaite obtenir des éclaircissements sur l’existence ou non d’une liste secrète de médecins, entreprises de conseil ou avocats qui participeraient de façon abusive à des demandes d’octroi de rentes AI. Il souhaite aussi savoir, au cas où cette liste secrète existe, si son nom y figure.
Un mois plus tard, la conseillère nationale Christine Goll (PS, ZH) intervient à l’heure des questions au Parlement. Elle aussi souhaite savoir si l’AI examine les demandes de rente au moyen d’une liste de contrôle visant à détecter les fraudes éventuelles et où seraient mal notés notamment les requérants qui sont représentés par des avocats ou traités par des médecins « bien connus ». La conseillère nationale s’interroge de plus sur ce qu’il faut entendre par « bien connus », qui dispose de la liste de ces avocats et médecins et combien de ces personnes ont été fichées.
Le Conseil fédéral répond le même jour par écrit à la parlementaire : « Pour lutter contre la fraude, l’administration s’appuie sur une liste de 19 critères pour juger s’il faut approfondir l’examen du droit aux prestations. A titre d’exemple de critères, nous pouvons citer la simulation d’une atteinte à la santé dans l’intention de tromper le médecin ou la communication d’indications fausses à l’assurance. La présence avérée du seul critère des « médecins ou avocats suffisamment connus » ne suffit pas pour considérer que le dossier représente un risque élevé d’abus. En règle générale, seule l’addition de plusieurs critères permet de considérer qu’il pourrait y en avoir un. Il convient par ailleurs de rappeler que cette liste de contrôle est un outil de travail interne aux offices AI. Il n’existe en outre pas de liste noire des « médecins ou avocats suffisamment connus ». Les offices AI répondent à la question y relative de la liste de contrôle sur la base des expériences faites dans le cadre du traitement des dossiers. Les avocats qui provoquent régulièrement une prolongation inutile de la procédure décisionnelle, et donc souvent une chronicisation de l’atteinte à la santé qui rend impossible toute réintégration, ainsi que les médecins qui ont attesté à de réitérées reprises des incapacités de travail qui se sont par la suite révélées infondées et qui ont été contredites par d’autres spécialistes pourraient par exemple faire partie de cette catégorie. »
La liste des 19 critères est désormais officialisée. Christine Goll estime cette réponse insuffisante et prévoit de revenir sur le sujet. Deux jours plus tard, le vice-directeur de l’OFAS, Stefan Ritler, répond au Dr David Winizki pour lui expliquer à lui aussi qu’il existe 19 critères sur la base desquels est décidée une enquête approfondie, mais qu’il n’existe aucune « liste noire » de médecins.
La liste de contrôle ne sera plus utilisée
ndlr du 5 novembre 2010. L’Office fédéral des assurances sociales fait le bilan de la lutte contre la fraude dans l’AI. Et évoque la « liste de contrôle » :
« (…) Durant ces deux premières années, les offices AI et l’OFAS ont sans cesse analysé les informations provenant du terrain, amélioré les processus et contrôlé la légalité de la lutte menée contre la fraude. Il en ressort qu’aucune surveillance effectuée n’a enfreint les droits ou la sphère privée des assurés. Il apparaît aussi que les succès enregistrés par les offices AI proviennent surtout du repérage de certaines contradictions dans les rapports médicaux des assurés ou de renseignements en provenance des autres branches d’assurance ou de tierces personnes. Les autres indices jouent en revanche un rôle secondaire. C’est pourquoi l’OFAS ne voit aucune raison de demander aux offices AI de continuer à utiliser une liste de contrôle, d’autant que celle qui était utilisée a perdu de son efficacité depuis sa publication par la presse. »
[1] Traduction française assurée par REISO, seule la version allemande fait foi
[2] Cette association s’engage pour un système de santé équitable et social. Elle est essentiellement active en Suisse alémanique (Vereinigung unabhängiger Aerztinnen und Aerzte, VUA).