Solidarité: un mot fourre-tout?
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Pour les juristes, la solidarité lie des personnes en cas de créance [*]. Depuis la fin du XIXe siècle, la notion a évolué en un principe moral, systématiquement invoqué en matière de politique sociale. Mais de quelle solidarité est-il question?
Par Jean-Pierre Tabin, professeur honoraire, Haute école de travail social et de la santé (HES·SO), Lausanne
Comme l’a écrit François Ewald (1986, p. 358), le terme de solidarité est « une sorte de fonds commun, de référence obligée, à la fois scientifique et idéologique, qui a donné lieu à une infinité de variations — économiques, sociologiques, juridiques, et politiques ». On voit bien le caractère polysémique de la notion en analysant différents argumentaires du Conseil fédéral concernant les assurances sociales.
Solidarité entre classes sociales
La première fois que le Conseil fédéral emploie le terme de solidarité, c’est dans son argumentaire de 1889 concernant l’assurance accident. Il écrit que « l’assurance contre les accidents aura pour effet de fortifier l’esprit de corps et les sentiments de solidarité qui doivent unir les patrons et les ouvriers appartenant à la même branche d’industrie. Elle coupera court à nombre de contestations et de procès peu édifiants qui auraient mis à nu et élargi l’abîme qui existe entre des hommes dont les destinées sont pourtant étroitement solidaires » (Conseil fédéral, 1889, pp. 312-313).
Pour comprendre pourquoi le Conseil fédéral en appelle à une solidarité corporatiste entre patronat et salariat, il faut se souvenir qu’en cette fin du XIXe siècle l’emploi salarié dans l’industrie provoque de nombreuses atteintes à la santé, augmentées par l’absence de règles de protection contre les accidents du travail. Dans ce contexte, le principe de la non-responsabilité de l’employeur vis-à-vis de son personnel en cas d’accident est remis en question et celui de la responsabilité civile des fabricants est à l’agenda politique, notamment sous la pression du mouvement ouvrier. Il se concrétise dans les lois fédérales de 1877 et de 1881 qui posent le principe d’une responsabilité civile limitée des employeurs de l’industrie en ce qui concerne les accidents et maladies professionnelles.
Ce système oblige à identifier la responsabilité de l’accident et conduit à des procès pour déterminer un coupable dans chaque situation : la personne salariée, par exemple parce qu’elle n’avait pas suivi les prescriptions de sécurité de l’employeur, parce que l’accident s’était produit durant un temps de pause ou parce qu’elle était sous l’emprise de l’alcool, ou l’employeur, par exemple parce qu’il a mis en danger la personne salariée en la faisant travailler sur des machines dangereuses. Les procès en responsabilité civile se multiplient et renforcent les antagonismes de classe au moment même où le mouvement syndical commence à se déployer.
Inspirée de l’assurance allemande promulguée entre 1881 et 1884, l’assurance accident est la solution proposée par le gouvernement suisse pour pacifier ces relations. En plaçant entre le patronat et le salariat un tiers responsable de réparer le dommage — l’assurance —, l’État réduit les antagonismes de classe et naturalise l’accident comme partie inhérente des rapports de travail. L’assurance sera acceptée le 4 mai 1912 par 54,4% des votants. L’argument de la solidarité entre classes sociales antagonistes a vraisemblablement porté.
Solidarité entre caisses maladie
Quelques années plus tard, le Conseil fédéral en appelle à une tout autre forme de solidarité, cette fois entre caisses maladie. Dans le projet de loi qu’il propose en 1896, connue comme la lex Forrer, il s’oppose à l’idée de la Fédération des sociétés de secours mutuels de Suisse romande selon laquelle il serait « antidémocratique et antipatriotique » de développer partout des caisses publiques. « Le système proposé par la fédération aurait les conséquences suivantes : on compterait en Suisse, ça et là, un nombre constamment variable de caisses officielles, qui auraient la spécialité de recueillir les éléments mauvais repoussés par les caisses libres. Tandis que ces dernières — n’assurant que des risques favorables — feraient de brillantes affaires, les caisses officielles seraient en proie à d’énormes déficits, que les finances publiques devraient combler. Nous nous étions fait jusqu’ici une idée différente de la solidarité qui doit régner entre les différents éléments de notre peuple. […] Il faut donc chercher un moyen d’établir, dans la mesure du possible, la liberté de passage d’une caisse dans l’autre. C’est pourquoi nous demandons aux caisses de se solidariser à un certain degré, à l’effet de constituer en quelque sorte un ‹ droit de bourgeoisie suisse, pour l’assurance contre les maladies › ; ce droit, une fois acquis régulièrement sur un point du territoire, vaudra pour la Suisse tout entière » (Conseil fédéral, 1896, p. 188 et 280).
Le 20 mai 1900, les votants refusent à près de 70% la lex Forrer : les intérêts des caisses libres et mutuelles l’ont emporté sur l’idée d’une solidarité entre caisses. L’obligation d’assurance contre la maladie avec sa conséquence, le libre passage entre caisses, sera instaurée presque un siècle plus tard (le 4 décembre 1994).
Solidarité des riches envers les pauvres, patriarcale
Au sortir de la Première Guerre mondiale, le Conseil fédéral justifie l’instauration d’une assurance vieillesse par l’incapacité qu’ont des personnes de « se prémunir pour le temps de l’usure naturelle des forces et pour les aléas de la vie. […] À ce fait, si notoire que toute preuve est superflue, l’État ne saurait demeurer indifférent à la longue. Des motifs d’ordre moral le lui interdisent en première ligne. Le caractère de grande famille que présente la collectivité, la conscience et la nécessité de la solidarité, le principe chrétien de l’amour du prochain, font au corps social un devoir moral de se préoccuper du sort des diverses classes du peuple qui, dans leur ensemble, sont et constituent l’État » (Conseil fédéral, 1919, pp. 1-2).
Dans son argumentaire sur l’introduction dans la Constitution fédérale de la compétence de légiférer en matière d’assurance vieillesse, survivant·es et invalidité en 1924, le Conseil fédéral mobilise encore un autre sens du terme de solidarité. Pour justifier la priorité donnée à l’instauration de pensions de survivant·es, il en réfère à la solidarité familiale et au rôle de gagne-pain du père et du mari. « Le père ou le futur chef de famille a en général beaucoup plus de souci dû au risque du décès [qu’au] risque d’invalidité. Cela est parfaitement compréhensible ; la chose qui importe le plus pour lui, c’est, en effet, d’assurer le sort des siens après sa mort. Il y a là un sentiment de la responsabilité et un sens de la solidarité familiale qu’on ne peut qu’encourager, et c’est une raison de plus de donner à l’assurance survivants la préférence sur l’assurance invalidité » (Conseil fédéral, 1924, pp. 727-728). La solidarité familiale signifie en ce cas qu’outre-tombe le rôle du patriarcat doit perdurer et l’assurance des survivant·es va permettre de réaliser cet objectif, l’assurance sociale se substituant au père ou au mari décédé.
Le 6 décembre 1925, 65% des votants acceptent l’article constitutionnel. L’argument de la solidarité envers les personnes incapables de financer elles-mêmes leur prévoyance vieillesse et celui de la solidarité obligée du patriarcat, même après la mort, ont vraisemblablement porté.
Solidarité nationale
Si le Conseil fédéral reprend les formes de solidarité, citées dans le projet de 1924, dans l’argumentaire de son projet d’assurance vieillesse et survivant·es (AVS) en 1946, il en appelle encore à d’autres sens du terme. D’abord, au nom de la « solidarité nationale », il écrit que toutes les personnes « doivent être englobées dans l’assurance obligatoire ou doivent rester assurées afin qu’elles paient leurs cotisations pendant la durée légale prescrite », ceci même si elles n’exercent aucune activité lucrative ; « exclure ces personnes de l’assurance serait contraire au principe de la solidarité nationale, car s’il existe des nécessiteux parmi elles, on les priverait des avantages de l’assurance et l’on dispenserait ceux qui ont les moyens de payer des cotisations » (Conseil fédéral, 1946, p. 366).
Il ajoute que quatre autres formes de solidarité sont présentes dans l’assurance prévue, « la solidarité économique, c’est-à-dire entre riches et pauvres ; la solidarité des générations, c’est-à-dire entre jeunes et vieux ; la solidarité des sexes, c’est-à-dire des hommes envers les femmes ; la solidarité selon l’état civil, c’est-à-dire des célibataires envers les personnes mariées » (Conseil fédéral, 1946, pp. 430-431). Il s’agit donc avec l’AVS, d’une part, de réduire les inégalités sociales, d’autre part d’obliger une redistribution entre personnes d’âge dit « actif » et personnes de plus de 65 ans, ensuite de fixer des obligations aux hommes qui correspondent aux normes du patriarcat et enfin de valoriser le mariage par rapport au célibat. Et il s’agit également de construire la nation.
Le 6 juillet 1947, les votants acceptent à 80% l’AVS. Une fois encore, les arguments mobilisant ces différentes formes de solidarité semblent avoir porté.
Une polysémie infinie
Nous pourrions continuer à lister les formes de solidarité invoquées par le Conseil fédéral pour justifier des assurances sociales. Celle entre valides et invalides, entre bien-portant·es et malades, entre personnes qui ne font pas famille et celles qui enfantent, entre personnes salariées et au chômage, entre population civile et soldats, entre population non agricole et agricole, entre cantons riches et cantons pauvres… La polysémie de ce terme est presque infinie. Sa mobilisation dans les propos (notamment) du Conseil fédéral à propos de l’État social est de l’ordre de la morale, elle est même moraliste puisqu’elle en appelle à des valeurs qui devraient être partagées par toute la population, même si de fait elles ne font pas consensus.
La rhétorique de la solidarité a vraisemblablement encore de beaux jours devant elle. Sauf à se contenter de la « banalisation consensuelle en forme de poudre de perlimpinpin » (Blais, 2007, p. 334) qui caractérise son usage, c’est une incitation à analyser à chaque fois de manière critique de quelle solidarité il s’agit, à savoir quelles en sont les justifications et les conséquences.
Références
- Blais, Marie-Claude. (2007). La solidarité. Histoire d’une idée. Gallimard.
- Conseil fédéral. (1889). Message concernant la compétence législative à accorder à la Confédération en matière d’assurance contre les accidents et les maladies. Feuille Fédérale, 1(06), 309-543.
- Conseil fédéral. (1896). Message concernant deux projets de lois sur l’assurance contre les maladies et les accidents. Feuille Fédérale, 1(7), 127-497.
- Conseil fédéral. (1919). Message concernant l’attribution à la Confédération du droit de légiférer en matière d’assurance invalidité, vieillesse et survivants, et la création des ressources nécessaires à la Confédération pour les assurances sociales. Feuille Fédérale, VI(27), 1-268.
- Conseil fédéral. (1924). Message complémentaire du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale sur l’assurance-vieillesse, invalidité et survivants du 23 juillet 1924. Feuille Fédérale, II, 717-778.
- Message du 24 mai à l’Assemblée fédérale relatif à un projet de loi sur l’assurance vieillesse et survivants, 353-578 2 (1946).
- Ewald, François. (1986). L’État providence. Grasset.
- Supiot, Alain (Ed.). (2015). La solidarité. Enquête sur un principe juridique. Odile Jacob.
[*] Légale ou conventionnelle, cette solidarité se réfère au droit romain (Supiot, 2015)
Lire également :
- Marion Repetti, «La solidarité au cœur de la cohésion sociale», REISO, Revue d'information sociale, publié le 28 septembre 2023
- Jean-Pierre Tabin, «Aux origines de l’État social en Suisse», REISO, Revue d'information sociale, publié le 21 septembre 2023
Cet article appartient au dossier Solidarité et lien social
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Jean-Pierre Tabin, «Solidarité: un mot fourre-tout?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 16 janvier 2025, https://www.reiso.org/document/13587