Aide sociale: la barrière de rösti existe-t-elle?
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L'aide sociale cantonale n'a guère été étudiée dans sa globalité, malgré son rôle important dans le système de sécurité sociale suisse. Un projet de recherche tente de déterminer si la mobilisation du droit diffère des deux côtés de la Sarine.
Par Pascal Coullery, chargé de cours, Jan Gerber, collaborateur scientifique, Dominik Grob, collaborateur scientifique, et Alissa Hänggeli, collaboratrice scientifique, Haute école spécialisée de Berne, et Melanie Studer, chargée de cours, Haute école spécialisée de Lucerne
L’aide sociale des cantons joue le rôle de dernier filet de sécurité qui récupère les personnes pas ou pas suffisamment couvertes par les systèmes de prestation en amont en leur assurant une existence digne. Derrière cette importance systémique se cache une réalité sociale : en 2023, un quart de million de personnes a reçu au moins une prestation financière de l’aide sociale économique, ce qui correspond à un taux d’aide sociale au niveau suisse de 2,8% (Office fédéral de la statistique, 2024). Dans les sept cantons latins [1], le taux oscille entre 1,8% (Valais) et 5,9% (Neuchâtel) et atteint une moyenne non pondérée de 3,7%, tandis que le taux dans les dix-neuf cantons principalement germanophones ne dépasse pas 2,0% (moyenne non pondérée également).
Cette importance systémique et sociopolitique de l'aide sociale contraste avec le peu d'intérêt que lui porte la science juridique. Parallèlement, le non-recours à l'aide sociale constitue un phénomène quantitativement non négligeable : des résultats de recherche suggèrent qu’environ un quart des personnes ayant droit à l'aide sociale renonceraient à réclamer les prestations (Hümbelin, 2019).
L’analyse de la mobilisation du droit
Le constat que de nombreuses personnes qui auraient droit à des prestations d'aide sociale renoncent à les faire valoir soulève, d'un point de vue juridique, la question de savoir si des normes favorisant ce non-recours sont inscrites dans les lois cantonales sur l'aide sociale. Un projet de recherche à ce sujet part de l'hypothèse que les dispositions juridiques peuvent être conçues de manière à encourager la mobilisation du droit, c'est-à-dire le recours effectif aux prestations, mais aussi de manière à décourager les bénéficiaires potentiel·les, et ceci tant au niveau de la situation juridique individuelle qu’au niveau des conditions-cadre organisationnelles et structurelles (cf. l’encadré).
Dans un premier temps, le projet de recherche examine toutes les lois et ordonnances cantonales sur l'aide sociale. Un système de dix indicateurs a été développé, lequel analyse les aspects pertinents pour la mobilisation du droit.
Dans l'étape suivante les dispositions juridiques existantes sont évaluées sur une échelle de 0 à 5, une valeur de 0 signifiant que la norme fait obstacle à la mobilisation du droit, tandis qu'une valeur de 5 indique une norme favorable à la mobilisation.
La barrière de rösti: une réalité dans le droit de l’aide sociale ?
L’analyse des différentes normes cantonales selon les mêmes dix indicateurs et plus de quarante indicateurs partiels constitue en principe la base de l’élaboration de graphiques en radar pour chaque canton. Dans le cadre de cet article, nous allons renoncer à cette approche par canton pour nous prêter à un exercice intellectuel basé sur la fiction qu’il existe tant un droit homogène de la Suisse latine qu’un droit homogène de la Suisse alémanique en matière d’aide sociale [2]. Il en ressort la comparaison suivante :
Lors des votations populaires sur des projets de politique sociale, la barrière de rösti se traduit par des différences de vote entre les régions linguistiques qui, depuis les années 1960, s'élèvent en moyenne à environ 13 points de pourcentage (Müller/Heidelberger, 2022, p. 146). Cette différence d'appréciation des projets de politique sociale ou familiale dans les régions linguistiques se traduit logiquement aussi bien par l'approbation de projets perçus comme progressistes sur un plan social ou familial (comme le congé paternité lors du vote en septembre 2020 ou l’initiative pour une 13e rente AVS en mars 2024) que par le rejet de projets derrière lesquels on voit en premier lieu une mesure de démantèlement social (par exemple la loi sur l'AVS en septembre 2022). Étonnamment, cette barrière de rösti ne semble se manifester que partiellement et de manière nuancée dans le « droit latin » sur l’aide sociale.
Situation juridique individuelle
Bien que les lois cantonales diffèrent parfois considérablement dans leur conception, l’évaluation effectuée avec le système d’indicateurs ne révèle dans l’ensemble que des différences mineures entre le droit de la Suisse latine et celui de la Suisse alémanique au niveau de la situation juridique individuelle. Au niveau des différents indicateurs, on constate que la Suisse alémanique obtient de meilleurs résultats pour quatre d'entre eux et la Suisse latine pour un seul :
En ce qui concerne l'orientation vers l'État social et l'intégration, il apparaît qu’en Suisse latine, l'aide sociale est plus fortement ancrée dans les constitutions cantonales et les lois sur l'aide sociale s'orientent de manière plus marquée vers des objectifs sociaux supérieurs, tels que la garantie du minimum vital et la promotion de l'intégration.
En ce qui concerne l'aménagement du droit à l'aide sociale économique et du droit à l'aide personnelle, on ne constate que de très faibles différences entre la Suisse latine et la Suisse alémanique. On peut supposer que cela est dû à un effet d'harmonisation des normes CSIAS. Bien que celles-ci ne deviennent juridiquement contraignantes que lorsqu'elles sont intégrées dans le droit cantonal, de nombreux cantons se basent sur les recommandations de la CSIAS pour définir le niveau des prestations cantonales. Ainsi, 21 cantons sur 26 suivaient en 2024 la recommandation de la CSIAS de 1'031 francs pour le montant du forfait pour l’entretien (CSIAS, 2024).
Les différences les plus marquées concernent l'aménagement des obligations et des devoirs, les cantons de la Suisse latine atteignant une valeur plus basse que ceux de la Suisse alémanique. En particulier dans le domaine des programmes d'occupation et des contrats d'insertion, il existe en Suisse latine des obligations supplémentaires pour les bénéficiaires de l'aide sociale qui ne découlent pas nécessairement des principes d'individualisation et de subsidiarité inhérents au système de l’aide sociale suisse.
Conditions-cadre organisationnelles et structurelles
En ce qui concerne les indicateurs qui touchent aux conditions-cadres organisationnelles et structurelles, on constate des différences plus marquées que pour les indicateurs au niveau individuel. Ce n'est que pour les mesures d'accompagnement dans la protection juridique que les deux valeurs de la Suisse latine et de la Suisse alémanique ne se distinguent guère.
La Suisse latine présente de meilleures valeurs pour trois des indicateurs de nature structurelle et organisationnelle, tandis que les valeurs sont plus basses pour l'accès aux moyens de droit et l’aménagement de la procédure : la différence dans l’accès aux moyens de droit s'explique par le fait que dans quatre cantons latins, la voie de recours prévoit d'abord une opposition auprès de l'instance qui a pris la décision avant qu'un recours puisse être déposé devant une instance indépendante, tel qu’un tribunal par exemple. En fin de compte, un examen indépendant est ainsi retardé sans que la procédure d'opposition, du fait de sa nature, ne permette d'espérer une amélioration sur le fond préalable. La différence nette dans l'aménagement de la procédure s'explique elle principalement par le fait que cinq cantons latins sur sept connaissent une inspection spécialisée pour établir les faits ou clarifier les abus.
Les valeurs plus élevées de la Suisse latine sont particulièrement marquées pour les deux indicateurs relatifs au financement et à l’organisation : les avantages dans le mode de financement en Suisse latine sont dus au fait que tous les cantons latins connaissent une forme de péréquation financière entre le canton et les communes et/ou entre les communes, ce qui n'est pas le cas dans plusieurs cantons de Suisse alémanique. Une péréquation financière réduit la pression financière qui peut peser sur chaque commune et peut ainsi avoir un effet mobilisateur. En termes d'organisation, les avantages du système latin résident principalement dans les structures régionales ou cantonales plus marquées et dans le rôle attribué aux services sociaux, auxquels les lois de la Suisse latine ont tendance à confier davantage de responsabilités.
Thèses récapitulatives
Après l'analyse des différents indicateurs dans les deux dimensions de notre projet, nous pouvons formuler en conclusion deux thèses :
La première thèse est qu'en Suisse latine, la tendance plus marquée à la mobilisation au niveau organisationnel et structurel correspond à une orientation renforcée de l'aide sociale vers l'État social et l'intégration au niveau individuel. Il semble que l’ancrage marquée de l'État social dans la constitution ou la loi se traduise en Suisse latine par des structures d'aide sociale plus favorables à la mobilisation. Il faudrait toutefois vérifier empiriquement si et dans quelle mesure les structures favorables à la mobilisation esquissées dans les bases légales ont un effet réellement favorable à la mobilisation dans la réalité.
Dans une deuxième hypothèse, on peut supposer qu'en Suisse alémanique, des normes légales plus mobilisatrices au niveau individuel vont de pair avec un meilleur accès aux voies de recours. Le droit plus marqué au niveau individuel trouve son pendant logique au niveau de la mise en œuvre dans des procédures de recours plus accessibles. Il reste toutefois à prouver que l'accès facilité aux voies de recours prévu par la loi permet effectivement de faire valoir les droits matériels.
En guise de conclusion intermédiaire, il convient de retenir que les différences étonnamment faibles entre le droit de l'aide sociale de la Suisse latine et celui de la Suisse alémanique ne doivent certes pas être surestimées, puisqu'il s'agit avant tout d'un exercice intellectuel reposant sur une fiction qui ne tient pas compte de la réalité de la pratique. Il vaudrait néanmoins la peine, à notre avis, d'étudier de manière plus approfondie si certaines différences culturelles apparaissent dans la pratique de la Suisse latine et de la Suisse alémanique et, dans l'affirmative, quelle est l'importance de ces éventuelles différences pour une mise en œuvre du droit de l'aide sociale conforme à l'égalité de droit et non discriminatoire.
Infobox
Projet "Droit et réalité dans l'aide sociale - Mobilisation du droit en comparaison intercantonale":
- Durée du projet: 4 ans, de septembre 2022 à août 2026
- Financement assuré par le Fonds national suisse
- Equipe de recherche: Pascal Coullery, Melanie Studer, Jan Gerber, Dominik Grob, et Alissa Hänggeli
- Coopération entre les départements de travail social des HES de Berne et de Lucerne
- Pour plus d’informations (disponible en allemand uniquement): Portail de données du FNS
Références
- Hümbelin Oliver, Non-Take-Up of Social Assistance: Regional Differences and the Role of Social Norms, Schweizerische Zeitschrift für Soziologie, 45 (1), 2019, S. 7.
- Office fédéral de la statistique
- Müller Sean/Heidelberger Anja. Den Röschtigraben vermessen: Breite, Tiefe, Dauerhaftigkeit. In: Hans-Peter Schaub/Marc Bühlmann (Hrsg.). Direkte Demokratie in der Schweiz. Neue Erkenntnisse aus der Abstimmungsforschung. Zürich/Genf 2022.
- CSIAS. Adaptation du forfait pour l’entretien (FE) au renchérissement. Vue d’ensemble Suisse. Etat au 01.01.2024.
[1] En font partie les cantons de Fribourg, de Genève, du Jura, de Neuchâtel, du Tessin, du Valais et de Vaud. Le canton de Berne n’est pas retenu dans notre dossier, la minorité francophone du canton n’atteignant qu’environ 10% de la population.
[2] Les valeurs attribuées aux indicateurs partiels des sept cantons latins respectivement des 19 cantons (principalement) alémaniques sont additionnés comme s’ils ne formaient qu’un seul canton.
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Comment citer cet article ?
Pascal Coullery et al., «Aide sociale: la barrière de rösti existe-t-elle?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 20 janvier 2025, https://www.reiso.org/document/13600