La Suisse passive face aux châtiments corporels
Les gifles et les fessées infligées à titre éducatif ne sont toujours pas interdites dans notre pays. Parmi les prétextes avancés? La loi ne doit pas interférer dans la sphère familiale. Châtier un enfant n’est pas si grave.
Par Paola Riva Gapany, directrice de l’Institut international des Droits de l’enfant, Sion
La position de la Suisse face à l’interdiction de la violence à titre éducatif n’évolue pas [1]. Trois arguments principaux sont généralement invoqués pour justifier cette passivité.
Le cadre juridique suisse actuel est suffisant
Certes, l’enfant est protégé pénalement contre la violence par les règles légales qui répriment les lésions corporelles simples (art. 123 Code pénal ; RS 311.0) ou graves (art. 122 CP). Par ailleurs, ces infractions sont toujours poursuivies d’office lorsqu’elles sont commises par un parent au préjudice de son enfant. En revanche, les violences qui n’entraînent pas de blessures, telles que gifle ou fessée, qualifiées de voies de fait (art. 126 CP), ne sont poursuivies d’office que si le parent agit « à réitérées reprises » (art. 126 al. 2 let. a CP). Ainsi, la protection de l’enfant contre de mauvais traitements infligés à titre soi-disant éducatif comporte des lacunes. En effet, lorsque ces violences ne sont qu’occasionnelles, leur poursuite implique une plainte pénale. Outre que celle-ci doit être portée dans les trois mois dès que l’acte a été commis (art. 33 CP), l’enfant ne peut agir lui-même que s’il est capable de discernement (art. 30 al. 3 CP). S’il ne l’est pas, ce sont ses représentants légaux qui doivent porter plainte pour lui (art. 30 al. 2 CP) . Or, dans la majorité des cas, il s’agira de ses parents, qui ne le feront pas, puisqu’ils sont les auteurs de la correction.
Dans son message de 1985 concernant la révision du Code pénal, en particulier de l’art. 126 al. 2, le Conseil fédéral estimait que la volonté du législateur était d’interdire les méthodes d’éducation de type violent. Les coups infligés de manière régulière et systématique n’avaient plus rien à voir avec le droit de correction et d’éducation des parents et ils devaient donc être punissables (FF 1985 II p. 1021 ss, spéc. p. 1045 s.). Le Tribunal fédéral s’est certainement inspiré de cette position gouvernementale, car il estime que les châtiments corporels dispensés au sein de la famille doivent être appréciés en fonction de plusieurs critères. Ceux-ci sont toutefois problématiques, car relatifs. Il s’agit de la répétition des actes de violence physique, de leur intensité et de leur acceptation sociale suivant le milieu dans lequel vit l’enfant (ATF 134 IV 189 ; 129 IV 216). Ce dernier critère entraîne de facto une discrimination des enfants en fonction de leur milieu familial.
Le Tribunal fédéral a aussi précisé que le droit de correction, s’il existe, doit être la conséquence d’un comportement inadapté de l’enfant et intervenir dans un but éducatif (ATF 141 IV 10 ; arrêt 1B_429/2012 du 19 juin 2013). A ce jour, il n’a cependant pas décidé si, à ces conditions, les parents peuvent ou non infliger de « légères corrections » à leurs enfants. Il a toujours réussi à éviter de trancher, en argumentant que les comportements soumis à sa juridiction dépassaient de toute façon un éventuel droit de correction en raison de leur intensité et de leur répétition (en plus des arrêts précités, voir par exemple l’arrêt 6S.178/2005 du 22 juin 2005). La doctrine suisse reste quant à elle partagée quant à l’existence ou non d’un droit de correction.
Le Comité des droits de l’enfant de l’ONU a estimé en 2002 [2] et répété en 2015, lors de ses Observations finales à la Suisse, que la situation légale qui prévalait n’était pas suffisante pour protéger l’enfant. Il a recommandé d’interdire explicitement toutes les pratiques de châtiments corporels et de mener des campagnes d’information destinées aux différents acteurs impliqués (CRC/C/CHE/CO/2-4, recommandations 35 et 39). Finalement, lors des trois examens périodiques universels de la Suisse par le Conseil des droits de l’Homme [3], la question de l’interdiction légale des châtiments corporels a été soulevée et a fait l’objet de recommandations incitant l’Etat partie à adopter une base légale claire, complète et explicite prohibant expressément les châtiments corporels. La Suisse a également été invitée par le Conseil des droits de l’Homme à intensifier ses efforts afin de mener des campagnes de sensibilisation dénonçant les effets négatifs des châtiments corporels sur les enfants (A/HRC/WG.6/14/L.9, Rec. 122.44).
L’interdiction des châtiments corporels représente une intrusion dans la sphère privée familiale
L’article 19 de la Convention des Nations-Unies relative aux droits de l’enfant (CDE ; RS 0.107) stipule que les États Parties doivent prendre toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, de mauvais traitements pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, de son ou ses représentants légaux ou de toute autre personne à qui il est confié. Dans son Observation Générale no 13 sur le droit de l'enfant d'être affranchi de toute forme de violence de 2011 (CRC/C/GC/13), le Comité des droits de l’enfant de l’ONU estime que les châtiments corporels sont attentatoires à la dignité humaine de l’enfant et à son droit à l’intégrité physique. La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH ; RS 0.101), à son article 3, interdit explicitement toutes les formes de peines ou de traitements inhumains ou dégradants. La Cour européenne des droits de l’homme a estimé que cette disposition avait été violée dans le cas d’un enfant ayant été corrigé par plusieurs coups de bâton (Case of A. v. The United Kingdom, 100/1997/884/1096). Des lignes directrices et des recommandations dans ce sens ont été adoptées par le Conseil de l’Europe.
En 1978, la Suisse a aboli l’ancien article 278 du Code Civil (CC ; RS 210) en retirant de l’autorité parentale la faculté d’infliger des punitions violentes à titre éducatif, reconnaissant donc implicitement que le droit de correction ne peut pas contribuer à l’éducation optimale de l’enfant. L’article 11 al. 1 de la Constitution fédérale (RS 101) stipule que les enfants et les jeunes ont droit à une protection particulière de leur intégrité et à l'encouragement de leur développement. Comme le précise l'art. 302 du Code civil, l’enfant doit obéissance à ses parents et les parents ont le devoir d'élever leurs enfants de manière à protéger leur développement corporel, intellectuel et moral. Par ailleurs, il est important de relever que les châtiments corporels sont interdits par les règlements scolaires et les règles des institutions.
En ratifiant la Convention des droits de l’enfant la Suisse s’est engagée à protéger l’enfant contre toute violence y compris dans sa propre famille. La protection civile accordée par la législation suisse à l’enfant victime de violence permet une intrusion dans la sphère privée familiale au nom de la dignité de l’enfant et de son intérêt supérieur.
Les corrections légères ont une influence positive sur l’éducation des enfants
Plusieurs études scientifiques, dont la recherche méta-analytique d’Elizabeth Gershoff [4], prouvent que le châtiment corporel fait cesser le comportement inadéquat de l’enfant, qui veut éviter la douleur, mais n’entraîne aucune prise de conscience de sa part de son attitude erronée. Il s’agit d’obéissance à court terme, basée sur la peur de la souffrance et qui ne propose aucune vertu pédagogique. A travers une éducation fondée sur les châtiments corporels, l’enfant assimile un modèle de résolution des problèmes par la violence qui devient la seule option de résolution de conflit et qu’il répètera envers son entourage. Le consensus actuel dans les milieux spécialisés est que les châtiments corporels sont inefficaces sur le plan pédagogique, discutables sur le plan moral et lourds de conséquences sur le plan médical et psychologique [5].
Reconnaître l’enfant comme détenteur de droits
La pratique des châtiments corporels à but pédagogique reste socialement largement acceptée en Suisse. Les quatre initiatives parlementaires visant à introduire une norme spécifique incriminant les punitions corporelles ont toutes échoué [6]. Une pétition d’écoliers bernois a connu le même sort devant le Parlement fédéral en juin 2016.
Les modifications législatives en faveur d’une interdiction explicite et d’un droit de l’enfant à une éducation non-violente nécessitent un changement de mentalité. Reconnaître l’enfant comme détenteur de droits, notamment le droit à une éduction non-violente, est un premier pas. Le problème majeur réside par ailleurs dans la méconnaissance par les parents des formes de violence à titre éducatif qui n’englobent pas seulement la violence physique, mais aussi la violence psychique et la négligence. Des campagnes de sensibilisation et de prévention s’avèrent donc nécessaires pour informer les parents des dangers d’une éducation basée sur la violence et sur les bienfaits de la parentalité positive en vue d’une interdiction légale.
Bibliographie
Etude sur le suivi des recommandations adressées à la Suisse dans le cadre de l’examen périodique universel du conseil des droits de l’homme de l’ONU, Centre suisse de Compétences pour les droits humains, p.104ss, 17 avril 2012
De Luze, E, Le droit de correction notamment sous l’angle du bien de l’enfant, Thèse, Lausanne, 2011, p. 233ss.
Durrant, J.E. (1996). The Swedish ban on corporal punishment: Its history and effects. In D. Frehsee, W. Horn, & K.-D. Bussman (Eds.), Violence against children in the family (pp. 19-25). Berlin: de Gruyter.
[1] Un colloque international «Pour mieux protéger les enfants en Suisse : interdire les châtiments corporels» a lieu les 3 et 4 mai 2018 à Berne. Présentation
[2] Observations CRC/C/15/Add.182, 2002, en pdf
[3] En 2008 : A/HRC/8/41, 2013 : A/HRC/WG.6/14/L.9 et 2017 : A/HRC/WG.6/28/CHE/1B.
[4] Corporal Punishment by Parents and Associated Child Behaviors and Experiences, Psychological Bulletin 128/4 [2002], p. 539–579
[5] Clara Balestra, L’interdiction légale des châtiments corporels au sein de la famille, Bramois 2008, p. 44-55.
[6] Initiative parlementaire Vermot-Mangold Ruth-Gaby 06.419, Interpellation Fehr Jacqueline 11.3528, Motion Feri Yvonne 13.3156 et Motion Galladé Chantal 15.3639
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Paola Riva Gapany, «La Suisse passive face aux châtiments corporels», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 30 avril 2018, https://www.reiso.org/document/3002