Les services sociaux mis au pas des bonus-malus
Le canton de Berne vient d’adopter une loi qui introduit des bonus et des malus pour les services sociaux. Ueli Tecklenbourg décortique les non-dits de cette loi et montre les lacunes des calculs financiers sur lesquels le système est fondé.
Par Ueli Tecklenburg, ancien secrétaire général de la CSIAS, Crissier
L’opinion que l’aide sociale est un puits sans fond continue de faire des adeptes. La preuve par le canton de Berne. Longtemps considéré comme un canton innovateur en matière d’organisation de l’aide sociale, Berne a montré la voie en matière de « régionalisation », de « péréquation financière » et de « professionnalisation ». Cet esprit d’ouverture n’allait et ne va pas de soi, en tout cas en Suisse alémanique. Au début de cette année cependant, obéissant à l’air du temps, le parlement bernois a accepté à une très large majorité (137 voix pour, 4 contre, 2 abstentions) des modifications importantes de la loi sur l’aide sociale.
La très contestée « procuration générale »
Ce texte introduit l’exigence d’une « procuration générale » de tout demandeur de l’aide. C’est-à-dire une procuration non spécifique qui permet au service social d’obtenir n’importe quelle information concernant le client (données bancaires, d’assurances, médicales, etc.). En principe, le service social pourrait donc s’adresser à n’importe quelle institution publique ou privée afin d’obtenir des renseignements concernant le client (même dans le cas où celui-ci n’a jamais eu de rapport avec l’institution en question). A d’autres occasions déjà, l’applicabilité (secret bancaire entre autres) et même la légalité (étendue de la procuration non spécifiée) d’une telle mesure contraignante a été largement contestée.
Un référendum contre le nouveau texte a été lancé mais il n’a été soutenu par aucun des grands partis politiques cantonaux. Résultat : les petites organisations et les associations regroupant des personnes directement concernées n’ont pas réussi à récolter le nombre suffisant de signatures. Il n’y aura donc pas de votation populaire sur ce sujet dans le canton de Berne. Entre-temps, ces mêmes personnes ont déposé un recours auprès du Tribunal fédéral pour l’inviter à vérifier la conformité constitutionnelle de cette disposition dans la nouvelle loi.
Le coût social par habitant
Outre la procuration générale, la nouvelle loi introduit un système dit de « bonus / malus ». Ce système ne concerne pas les bénéficiaires de l’aide sociale, mais les services sociaux. Il entend « pénaliser » les services trop dépensiers en matière d’aide sociale et « encourager » les services économes. Selon les autorités cantonales, le système devra avoir un effet de « pilotage ». Rappelons qu’en matière d’aide sociale, le canton de Berne connaît une péréquation financière entre les communes ainsi qu’entre les communes et le canton. Le canton assume environ 50% des coûts de l’aide sociale. Concrètement, le nouveau système prévoit que le canton calcule chaque année, pour chacun des 67 services sociaux, les dépenses sociales « non influençables ». Il s’appuiera sur trois facteurs :
- le nombre de bénéficiaires des prestations complémentaires AVS / AI,
- le nombre de chômeurs,
- le taux d’étrangers dans la région concernée.
Ces trois facteurs, toujours selon les autorités cantonales, expliqueraient 70% des dépenses en matière d’aide sociale. Le canton se basera sur ces trois chiffres pour calculer le coût estimé par habitant des dépenses sociales de chaque service social. Ensuite, si un service s’écarte de plus de 30% par le haut ou par le bas du coût estimé, il sera « pénalisé » par un malus ou « gratifié » par un bonus. Le système devra être appliqué pour la première fois en 2014, se basant sur les résultats financiers en matière d’aide sociale des années 2012 et 2013.
Les facteurs manquants
En premier lieu, on peut s’étonner que ce « savant » modèle mathématique ne prenne pas en compte des facteurs importants qui influencent la facture sociale :
- le nombre de bénéficiaires percevant une aide complète (versus ceux percevant une aide partielle, des « working poor » entre autres),
- le taux de ménages bénéficiaires de plusieurs personnes (versus le taux de personnes seules).
Il est également important de se demander comment les services « dépensiers » vont arriver à diminuer leurs coûts. Toujours selon les partisans du système, il s’agirait d’économiser en visant une organisation plus efficace. Mais il y a fort à parier – étant donné l’impossibilité de réduire les coûts en ce qui concerne les prestations de base (forfait de base, loyer, dépenses sanitaires notamment) – que les mesures d’insertion, sociales et / ou professionnelles, seront les premières visées. Ce qui aurait également « l’avantage » d’économiser des suppléments d’intégration prévus par les normes de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS) ; ou d’économiser des prestations circonstancielles.
Malgré le fait que le système ne produira ses effets qu’à partir de 2014, il creuse d’ores et déjà son chemin dans les têtes. Ainsi, des services sociaux régionaux se renseignent auprès de la direction cantonale de l’aide sociale sur leur position actuelle dans le « modèle mathématique ». Apprenant qu’ils se trouvent dans la position « malus », ils s’apprêtent à « prendre les mesures nécessaires » avant même l’entrée en vigueur de la loi.
La moins mauvaise solution ?
L’aspect sournois de ce nouveau système réside dans le fait qu’il relève, une fois de plus, de l’opinion que l’aide sociale coûte trop, qu’on pourrait aisément économiser dans ce domaine et que les professionnels, les yeux fermés, jettent l’argent par la fenêtre…
Relevons que l’introduction de ce modèle trouve son origine dans la volonté d’une certaine droite politique d’abolir complètement la péréquation financière cantonale. Les partisans de la nouvelle loi la défendent entre autres avec l’argument qu’elle constitue la moins mauvaise solution contre cette tentative.