Univers carcéral: immersion dans les réalités LGBTQ+
La situation carcérale des détenu·e·s LGBTQ+ varie fortement, notamment en fonction des lieux de détention, des professionnel·le·s et co-détenu·e·s auxquel·le·s ils et elles sont confronté·e·s. Une recherche dresse un état des lieux contrasté.
Par Camille Béziane, responsable des Klamydia’s [1], Quentin Delval, ancien secrétaire général de Vogay [2] et Aymeric Dallinge, président du Pôle Agression et Violence
I. Les personnes LGBTQ+ en prison, une population rendue invisible
II. La prison, perpétuation d’une société machiste et patriarcale
III. Pistes pour améliorer la situation des personnes concernées
INTRODUCTION [3]
La situation actuelle en Suisse
Fin juin 2021, le Centre Suisse de Compétences en matière d’exécution des sanctions pénales (CSCSP) publiait un document cadre [4] au niveau national, élaborant des recommandations, non contraignantes, pour la prise en charge des personnes LGBTIQ+ en détention. Rien de tel n’existait jusqu’à présent en Suisse, et ce document vient à la fois combler un manque ressenti sur le terrain, tant du côté du personnel et des représentant·e·s des institutions, que de celui des personnes détenues.
A l’occasion de la publication de ce document cadre, la revue en ligne REISO a contacté le Pôle Agression et Violence, les Klamydias et Vogay pour solliciter une réaction de ces associations communautaires. Il a alors été décidé de co-écrire le présent article, résultat de quelques semaines d’enquête, de documentation et de réflexion.
Méthodologie
Parallèlement à la lecture du document du CSCSP, une série d’entretiens avec des personnes possédant des expertises ou travaillant à des postes divers dans des lieux de détention a été menée. Ainsi, des échanges ont été conduit avec le principal rédacteur du document lui-même, Jean-Sébastien Blanc, collaborateur scientifique au CSCSP et doctorant à l’université de Genève. Une autre contributrice au document, Erika Volkmar, directrice de la Fondation Agnodice, s’est exprimée.
Deux professionnel·le·s, Jennifer*, ancienne agente de détention et Loïc*, ancien infirmier en milieu carcéral, ainsi que Gilles* dont le partenaire a été incarcéré, et Marc Bertolazzi, responsable de la communication du service pénitentiaire vaudois, ont accepté de répondre aux questions. En outre, une rencontre a été organisée avec une sociologue spécialisée notamment dans les violences de genre et ayant mené une recherche dans une prison française, Natacha Chetcuti-Osorovitz. Enfin, retrouvé dans les archives des associations, le témoignage de Ludivine* a été utilisé pour mener cette analyse. Ludivine est une ancienne détenue, incarcérée en France il y a plus de dix ans, s’auto-identifiant comme lesbienne.
Cet article s’attache à dresser un état des lieux en abordant les spécificités et les enjeux liés aux personnes LGBTQ+ et à mettre en exergue à la fois les apports et les limites du document-cadre publié par le CSCSP. L’acronyme LGBTQ+, et non LGBTIQ+, est utilisé, car aucune source directe qui aurait permis de penser les conditions de détention des personnes intersexes n’a été trouvée. Toutefois, le rapport du CSCSP les inclut dans ses recommandations. L’acronyme LGBTIQ+ est alors ici mentionné lorsqu’il est fait référence à celui-ci et aux situations dont il traite directement.
La question de l’invisibilité de ces détenu·es est abordée en premier. Ensuite, un aperçu des problèmes spécifiques rencontrés par les personnes LGBTQ+ en détention est donné, avec une tentative d’expliquer les causes de ces difficultés. Enfin, les mesures proposées par le CSCSP sont examinées et quelques suggestions complémentaires sont formulées.
I. Les personnes LGBTQ+ en prison, une population rendue invisible
Les personnes LGBTQ+ en détention subissent un phénomène de double invisibilisation. D’une part, elle empêche d’évaluer la part de la population carcérale qu’elles représentent, et, d’autre part, d’accorder l’importance adéquate à la question de leurs conditions de vie. Les entretiens menés, ainsi que la lecture du rapport, établissent pourtant clairement la légitimité de cette question et le besoin d’y apporter des réponses spécifiques.
Ces détenu·e·s sont confronté·e·s à des expériences particulières en raison de leur orientation sexuelle ou identité de genre. Il s’agit par conséquent de comprendre cette double invisibilisation et d’affirmer le besoin de la dépasser pour traiter correctement la question des conditions de détention de cette population.
Une première invisibilisation touche les personnes LGBTQ+ en détention. Il s’agit d’une invisibilité sociale commune à toutes les personnes détenues, auxquelles la société s’intéresse peu, qui sont souvent reléguées géographiquement hors des centres urbains et donc peu vues. Les détenu·e·s sont régulièrement incité·e·s à rester discret·e·s et à ne pas parler de leur expérience en détention, afin d’éviter les jugements négatifs de la population générale. Les proches peuvent aussi porter le poids de la stigmatisation et demander aux détenu·e·s de garder le silence concernant leur expérience carcérale.
Une seconde invisibilisation est liée à l’absence de références sur le sujet de façon générale, ainsi qu’à un manque d’intérêt de la société au sens large pour cette population. Ce phénomène est également une conséquence du poids du tabou entourant la sexualité en prison et des dangers, pour les détenu·e·s LGBTQ+, de faire leur coming out [5]. « Il existe peu de données ou d’études sur la proportion de ces personnes dans les lieux de détention, et donc peu de moyen de les rendre visibles, elles et leurs problèmes », confirme Jean-Sébastien Blanc. « Mais il est certain que cette population est présente dans les lieux de détention et fait face à des situations qui lui sont particulières ».
Le collaborateur scientifique au CSCSP précise que : « la question de la sexualité reste un tabou en prison », même si, depuis quelques années, « la parole sur ce sujet a commencé à se libérer ». Ce tabou explique pourquoi il demeure très difficile d’obtenir des données concernant les détenu·e·s LGBTQ+ et, si besoin, de leur venir en aide lorsqu’ils et elles sont victimes d’homophobie, de lesbophobie et de transphobie [6].
Parler des conditions de détention de cette population, c’est donc devoir composer avec une certaine invisibilité des personnes et de leurs problèmes particuliers.
Il faut aussi noter qu’en Suisse, « 70% de la population carcérale est de nationalité étrangère », indique Jean-Sébastien Blanc. Ce chiffre interroge et rappelle que les personnes en situation précaire (soumises, notamment, à différents risques de violences, de maladies psychiques, de difficultés socio-économiques, ou de consommation de substances psychoactives illicites) risquent davantage de connaître l’incarcération que les autres. Or, les personnes s’identifiant ou identifiées comme LGBTQ+ sont davantage confrontées à la précarité, ainsi qu’à différents types de violences et discriminations [7].
On peut dès lors supposer qu’à l’image de ce qui se passe dans d’autres pays européens, on retrouve une proportion importante d’individus non-exclusivement hétérosexuels ou cisgenres en prison. Le guide de l’APT [8] indique qu’« il est avéré que les personnes LGBT sont souvent l’objet d’incarcérations de manière disproportionnée, y compris dans des pays où les relations sexuelles entre personnes de même sexe ainsi que les expressions de genre et les identités de genre diverses ne sont pas criminalisées. »
Cette disproportion s’explique par « la prévalence des normes sociales reflétant des idéaux hétéronormatifs [9] et de genre assignés aux individus de manière rigide ». Ces personnes peuvent ainsi être rejetées par leur famille, perdre leur domicile fixe, ou recourir à des moyens de subsistance non traditionnels et pénalement punissables. À ces facteurs de vulnérabilité s’ajoutent « des profilages et des ciblages discriminatoires par les forces de l’ordre » [10], qui contribuent à cette surreprésentation.
Au-delà du manque de visibilité évoqué plus haut, ces individus peuvent vivre leur incarcération de façon différenciée par rapport à la population générale et font face à ces enjeux qui leur sont spécifiques.
II. La prison, perpétuation d’une société machiste et patriarcale
Les interviews font état d’une situation contrastée pour les détenu·e·s LGBTQ+. Cette hétérogénéité dépend de nombreux facteurs, liés à la fois à la prison en tant qu’organisation et à la condition des prisonnier·e·s.
Certains établissements pénitentiaires sont plus récents que d’autres, ce qui peut influencer l’ancienneté du personnel présent sur place, et potentiellement sa sensibilité aux questions d’identité de genre et d’orientation sexuelle. L’emplacement géographique, en milieu urbain ou rural, peut jouer un rôle dans le quotidien des détenu·e·s ; tout comme le type d’établissement. La situation n’est pas la même s’il est préventif ou pour l’exécution des peines, s’il implique des mesures avec privation de liberté partielle ou totale ou encore si l’accès au travail est possible.
L’existence de parloirs particuliers, offrant la possibilité de partager une intimité avec un·e partenaire, change également grandement la donne pour les prisonnier·e·s, dont les détenu·e·s LGBTQ+.
Un autre aspect à considérer se trouve du côté des professionnel·le·s intervenant dans les prisons. Elles et ils disposent de différents degrés de formation, que ce soit sur les enjeux liés aux personnes LGBTQ+ ou sur d’autres, dont celui de la santé communautaire. Même si tou·te·s les agent·e·s de détention doivent, depuis peu, suivre un module spécifique concernant les questions d’orientation sexuelle et d’identité de genre, incorporé au curriculum de la formation de base, certain·e·s d’entre elles et eux peuvent faire preuve de différentes formes de résistances et adopter des postures cishétéronormatives [11] tandis que d’autres peuvent être concerné·e·s personnellement par les questions de minorités sexuelles ou de genre.
Les détenu·e·s, de leur côté, peuvent vivre des situations personnelles très différentes, qu’il s’agisse de leur genre [12], de leur culture d’origine, du permis de séjour, du niveau socio-professionnel, de la maîtrise de la langue parlée en prison ou encore du soutien dont elles et ils bénéficient depuis l’extérieur. Certain·e·s d’entre elles et eux sont des personnes LGBTQ+ alors que certaines affirment l’être pour ne pas être renvoyées dans leur pays d’origine. Il est très difficile pour le personnel médical d’avoir une vue d’ensemble de ces différentes réalités.
De même, la situation n’est pas homogène pour l’ensemble de ces détenu·e·s. Si les femmes lesbiennes et queers semblent, de prime abord, pouvoir plus facilement révéler leur orientation sexuelle en prison, les hommes bis et gays sont souvent contraints, s’ils le peuvent, à la cacher. Les hommes trans paraissent invisibilisés. Les femmes trans, quant à elles, peuvent se retrouver dans des situations particulièrement inquiétantes pour leur santé et leur intégrité.
Violences et double peine
Propos dégradants lors de l’interpellation, humiliations lors des fouilles, insultes sur les portes des cellules, médisances, jeux de rôles homophobes, assignation à des tâches dégradantes, mise à l’écart lors de la promenade ou dans le réfectoire, viols - notamment dans les douches collectives et les cellules partagées - sont quelques exemples de mauvais traitements subis en milieu carcérale par cette population....
La prison constitue un monde contraint où s’entrechoquent les rapports sociaux et les catégorisations qui en découlent. Les conditions de vie se font sentir sur la santé des détenu·e·s. Ludivine*, incarcérée en France il y a plus de dix ans, rapporte : « Le quotidien était tellement dur que la plupart des détenues étaient sous cachetons. J’ai pris plus de dix kilos en quelques mois. Je ne sentais plus mon corps. »
Si le quotidien est rude à porter pour l’ensemble des prisonnières et prisonniers, Jean-Sébastien Blanc met en exergue le fait que les personnes LGBTQ+ sont susceptibles d’être victimes de violences spécifiques : « Les hommes gays et les femmes trans peuvent être la cible d’agressions, que ce soit lors de l’arrestation ou lors du quotidien en détention. Ces événements s’inscrivent souvent dans une continuité de violences dont les personnes LGBTQ+ sont victimes avant la détention » [13]. L’expert ajoute cependant que : « la situation est en cours d’évolution. Le personnel est progressivement formé à réagir face aux violences envers ces détenu·e·s et à respecter l’autodétermination de ces derniers et dernières ».
Reste un défi de taille : inciter les concerné·e·s à parler des violences dont elles et ils sont la cible en augmentant la confiance envers le personnel. Dans le contexte carcéral, la victime peut ressentir de la honte et toute dénonciation peut être punie sévèrement par les autres détenu·e·s.
A l’heure où la société, et plus particulièrement les mouvements féministes, s’emploient à déconstruire les masculinités toxiques, la prison aurait tendance à continuer d’ériger la virilité comme norme à performer en permanence. Tout écart se trouve alors sanctionné.
Dans les prisons d’hommes, les personnes ayant une expression de genre ou un comportement perçu comme « féminins », dont certains hommes gays, sont dès lors les premières cibles de violences. Le coming out dans ces conditions peut se révéler difficile, voire dangereux. En témoigne l’histoire de Gilles qui a voulu rendre visite à Nicolaï, son compagnon d’origine roumaine avec qui il vivait, arrêté car sans permis de séjour. Gilles explique : « J’ai eu des difficultés à avoir un droit de visite car je ne voulais pas révéler l’orientation sexuelle de Nicolaï auprès du personnel de la prison, de peur qu’il subisse de l’homophobie ». Il précise, par ailleurs, que son ami avait été placé en cellule avec un autre détenu roumain. Cette mesure a été bénéfique, car elle lui a permis d’entretenir un lien avec sa culture d’origine, mais elle a renforcé sa mise au placard.
Au sujet des femmes détenues, Jean-Sébastien Blanc est d’avis que : « Tout en étant prudent avec les généralisations, la situation des lesbiennes ou bisexuelles incarcérées en Suisse est moins problématique et elles peuvent s’outer [14] plus facilement, avec moins de risques d’être confrontées à de la violence ».
Natacha Chetcuti-Osorovitz, maître de conférences en sociologie en France, a publié en mai 2021 le livre Femmes en prison et violences de genre – Résistances à perpétuité. Elle y nuance cette idée et interroge les mécanismes régissant l’incarcération féminine. Pour ce faire, elle livre les analyses des focus-groupes qu’elle a constitués pendant plus d’un an pour comprendre les difficultés de la vie en détention pour les femmes.
Elle rappelle tout d’abord qu’elles constituent une minorité des personnes emprisonnées, soit environ 4% des détenu·e·s en France et à peu près 6% en Suisse. L’immense majorité d’entre elles a connu de multiples violences de genre de la part des hommes avant le passage à l’acte. Elle explique également que : « La norme de féminité s’inscrit, comme à l’extérieur de la prison, dans un double standard. Elle ne doit être ni trop sexuelle, ni pas assez. La seule féminité acceptée est une féminité discrète. Le positionnement en tant que lesbienne masculine déroge à ce standard. La personne concernée peut être victime de formes de délations, voire de violences lesbophobes ».
Par leur simple existence, les personnes trans remettent le système binaire des prisons en question : « La plupart des hommes trans sont placés, pour des raisons de sécurité, dans des prisons de femmes où ils sont souvent considérés, par défaut et par déni, comme des lesbiennes. Un des problèmes les plus saillants concernent les femmes trans », rapporte Jean-Sébastien Blanc. Marc Bertollazi, responsable de la communication du Service pénitentiaire vaudois, confirme : « En cas de dysphorie de genre, c’est celui de la pièce d’identité qui fait foi. Si la personne a eu recours à des opérations chirurgicales de réassignation, ce sont, en règle générale, les organes génitaux qui déterminent si elle doit être placée en établissement pour hommes ou pour femmes ».
Les femmes trans peuvent dès lors se retrouver placées dans la prison correspondant à leur anatomie génitale, ce qui peut avoir, si elles ont des organes génitaux reconnus comme « masculins », des conséquences très graves pour leur sécurité. Pour éviter cette mise en danger, la direction de l’établissement peut décider de placer la détenue en isolement mais cette solution ne peut être que provisoire car elle constitue, à long terme, une forme de torture psychologique.
Se pose également le problème des fouilles. Les agent·e·s de détention qui les effectuent le font en fonction de l’anatomie de la prisonnière, et fouillent la partie du corps (haute ou basse) qui correspond à leur propre anatomie, ce qui ne correspond pas forcément au vœu de la détenue trans.
Heureusement, précise Erika Volkmar, directrice de la Fondation Agnodice [15] : « Certains établissements se conforment à l’autodétermination de la détenue, que ce soit lors de son placement dans une prison ou lors des fouilles ».
Les personnes trans rencontrent parfois également, selon Erika Volkmar, « des difficultés à accéder à des traitements hormonaux, surtout lorsque celui-ci n’est pas prescrit ». Le problème pour les intervenant·e·s dans le domaine médical réside alors dans la sensibilisation aux risques liés à l’automédication (notamment posologie) et aux interruptions de traitement, ainsi qu’à la qualité variable des molécules vendues illégalement sur le marché.
Les sexualités, encore et toujours taboues
Les réponses que nous avons récoltées concernant les questions de sexualités en prison semblent osciller entre l’impensé et le pragmatisme. Selon Jennifer, ancienne agente de détention, les avancées sont souvent portées par des personnes avant-gardistes : « Il y a quelques années, un directeur de prison qui avait œuvré dans le domaine de la prévention du VIH a fait en sorte que le personnel et les détenu·e·s reçoivent les informations élémentaires en santé sexuelle. »
Pour Loïc, ancien infirmier en milieu carcéral : « Les établissements d’exécution des peines, où les détenu·e·s séjournent de façon durable, se prêtent plus à des interventions dans le domaine de l’éducation en santé sexuelle que les établissements préventifs, où les détenu·e·s sont dans l’urgence et ont d’autres priorités ». Jean-Sébastien Blanc rappelle que le cadre légal est explicite à ce sujet et concerne tous les types de prisons : « Les guides de prévention et les moyens de protection doivent être mis à disposition dans les tous les établissements car c’est la loi qui le prescrit (art. 30 de l’Ordonnance sur les épidémies) ».
Les sexualités entre hommes en prison semblent cependant encore faire l’objet d’une omerta. Marc Bertolazzi nous indique que : « Cette thématique reste assez taboue. Elle relève de la sphère intime, pour laquelle nous ne disposons que de peu d’informations. » Loïc renchérit : « La question de la sexualité reste taboue, on en parle notamment avec les prisonniers lors du check-up à l’entrée ». Malgré la garantie de la confidentialité, Loïc explique que les détenus n’ont pas confiance dans le personnel de santé car la plupart d’entre eux ne connaissent pas le monde médical, n’ayant pas eu de suivi à l’extérieur. Comme ils sont dans une situation transitoire et ignorent encore s’ils vont être emprisonnés et pour combien de temps, la question de la santé sexuelle n’est, sauf urgence médicale, pas prioritaire pour eux.
Si chaque prisonnier reçoit un kit d’entrée comprenant des préservatifs, Loïc précise que : « La plupart les rendent pour ne pas avoir de remarques des codétenus ». Jean-Sébastien Blanc, de son côté, ajoute : « II ne semble pas y avoir d’interdiction formelle au fait d’avoir une sexualité en prison, mais elle est pourrait être sanctionnée si on considère qu’il y a atteinte à la pudeur. » Pour le personnel médical, aborder cette question avec les prévenus interpellés pour abus ou agressions sexuels n’est pas chose aisée. Ces derniers vont tout mettre en œuvre pour cacher leur délit afin de ne pas subir les violences des autres prisonniers.
A l’inverse, la sexualité est abordée par les professionnel·le·s de la santé si la sécurité du détenu est en jeu. Lorsque, par exemple, il s’agit de conseiller à un homosexuel de ne pas dévoiler son orientation sexuelle aux autres.
Côté femmes, Ludivine se rappelle que, lors de son incarcération il y a plus de dix ans, la question du plaisir (sexuel) ne pouvait être abordée car les détenues étaient en prison pour être punies. La situation a-t-elle évolué ou est-elle différente en Suisse ? Jennifer rapporte : « Dans la prison où j’ai travaillé, un couple de femme a pu partager la même cellule et il y avait tolérance face aux détenues queers ou lesbiennes ».
De l’autre côté de la frontière, Natacha Chetcuti-Osorovitz fait état d’une « situation complexe et différenciée pour ces détenues ». La chercheuse dresse trois catégories de femmes ayant des relations sexuelles avec des femmes en prison : « D’une part, celles qui vivent des expériences homosexuelles qui ne remettent pas en question leur orientation sexuelle. D’autre part, celles qui découvrent le sexe entre femmes en prison et envisagent éventuellement de s’auto-définir comme queers ou lesbienne après leur libération. Et enfin, celles qui s’auto-nomment lesbiennes dont l’expression de genre est considérée comme masculine (« butch »). Celles qui vivent le mieux ces sexualités sont celles qui s’auto-nommaient lesbiennes avant l’incarcération et qui avaient donc déjà construit une identité. »
Pour certaines détenues, la découverte des sexualités entre femmes peut être, selon la chercheuse : « une émancipation vécue positivement si elle est soustraite au regard stigmatisant et catégorisant des autres ». Cependant, le couple lesbien jugé respectable doit reproduire le schéma binaire hétérosexuel avec une partenaire masculine et une partenaire féminine.
Les transgressions à la norme, par exemple un couple où les deux partenaires sont considérées comme masculines, sont sanctionnées par les détenues les plus stigmatisées. Parmi celles jugeant cela immoral, il y a notamment les étrangères et afrodescendantes, issues de cultures à forte détermination religieuse ou de milieux socio-économiques défavorisés. Elles auront tendance à rendre le quotidien des personnes insupportable par des actes tels qu’une surveillance permanente, la délation ou encore l’entrave à l’accès de ressources de première nécessité, entre autres. Être lesbienne en prison n’est possible qu’en respectant certaines normes différenciées selon les groupes minorisés et stigmatisés en présence.
En raison de la difficulté à trouver des individus pouvant témoigner, dresser un aperçu des sexualités des personnes trans en prison s’avère compliqué. Certaines femmes trans sont emprisonnées pour des délits liés à l’exercice du travail du sexe. Celles qui sont incarcérées dans des prisons d’hommes en raison de leurs organes génitaux sont confrontées au risque d’être agressées sexuellement ou de devoir accepter d’avoir des relations sexuelles avec un détenu pour bénéficier de sa protection [16]. C’est la raison pour laquelle il est capital de respecter leur auto-détermination et de faire le nécessaire pour qu’elles puissent être placées dans des prisons de femmes.
Cerner les enjeux auxquels sont confrontés les personnes LGBTQ+ travaillant dans les prisons n’est pas simple. Jennifer explique « ne pas avoir mentionné son orientation sexuelle sur son lieu de travail mais ne pas l’avoir caché non plus ». Jean-Sébastien Blanc a constaté lors des entretiens que : « Certaines agentes de détention se présentaient comme lesbiennes mais n’avaient pas révélé leur orientation sexuelle au travail, en particulier vis-à-vis des détenus ». Loïc, pour sa part, indique : « je n’ai précisé mon homosexualité qu’auprès de collègues reconnu·e·s comme safe ».
Être une personne LGBTQ+ en prison semble dès lors constituer une vulnérabilité peu et mal connue. Le personnel peut éprouver de la difficulté à saisir la diversité et la portée des enjeux, ce qui pose la question des pistes de bonnes pratiques et des recommandations qui pourraient être à même d’améliorer la situation sur le terrain.
III. Pistes pour améliorer la situation des personnes concernées
Les recommandations éditées dans le document cadre du CSCSP concernent l’ensemble des des membres de la communauté LGBTIQ+ détenues, ainsi que plus spécifiquement les personnes transgenres et intersexuées [17]. La consultation du rapport cadre, ainsi que les différents constats dressés à la suite des entretiens et lectures effectués, donnent une première vue d’ensemble des pistes afin d’améliorer la prise en charge et l’encadrement de ces détenu·e·s.
La première recommandation mise en avant dans le rapport demande la prise en considération du principe d’autodétermination de l’identité de genre dans les critères de placement dans un établissement pour hommes ou femmes, et la possibilité pour la personne détenue de faire appel de la décision prise.
La seconde porte sur le respect de l’autodétermination dans le choix du prénom et du titre (Madame ou Monsieur) dans la communication orale avec les personnes transgenres et intersexuées. Ce qui doit se faire « même lorsque le changement de genre n’a pas encore été reconnu par l’état civil », peut-on lire dans le document du CSCSP.
Enfin, le texte recommande de prendre en considération « le principe d’autodétermination dans l’identité de genre ainsi que l’avis de l’individu concerné pour choisir le sexe des agent·e·s chargé·e·s de la procédure de fouille ». Ces trois points doivent être mis en œuvre afin de garantir la sécurité des personnes concernées.
En outre, il s’avère crucial d’avoir la possibilité de placer en cellule individuelle les personnes transgenres et intersexuées qui le souhaitent et si les conditions le permettent. » Mais il faut faire attention à ne pas confondre les cellules individuelles avec les mesures d’isolement : « si une mise à l’isolement s’avère nécessaire à cause d’un risque de violence ou à la demande de la personne concernée, cette mesure doit être de la durée la plus courte possible ».
Formation et sensibilisation
La formation des agent·e·s de détention concernant les enjeux liées aux personnes LGBTIQ+ est passée d’une demi-journée à une journée par an. Toutefois, sur le plan du contenu, la lutte contre les discriminations est un enjeu central et ne s’arrête pas à la sensibilisation concernant l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Elle doit être intersectionnelle [18], et donc prendre en compte tous les facteurs de discrimination : sexe, âge, apparence physique, ethnicité, situation de handicap, etc. Elle passe notamment par un travail d’information des équipes et des détenu·e·s. Erika Volkmar précise que : « Ces actions peuvent être complétées pas la mise en réseau avec les associations LGBTIQ+ locales. »
En parallèle, il reste nécessaire de pallier au manque de données et d’études sur le sujet qui permettraient de disposer d’une meilleure connaissance concernant cette population de détenu·e·s. Il faut trouver des solutions à même d’aider les personnes concernées lorsqu’elles rencontrent des difficultés. Elles peuvent, par exemple, consister à simplifier les procédures et à les rendre accessibles, non-discriminantes et égalitaires. Les personnes LGBTQ+ présentent des spécificités en matière de santé. Le milieu carcéral doit garantir, d’une part, le respect des principes d’équité dans l’accès aux soins et, d’autre part, la continuité des ceux-ci, en particulier en ce qui concerne les traitements (notamment hormonaux) en lien avec la réassignation de genre ou l’intersexuation.
Pour trouver des pistes de réflexion à même de compléter les recommandations émises dans le document cadre du CSCSP, la recherche doit s’emparer du sujet en incluant également les savoirs des personnes détenues afin de disposer d’une expertise nationale holistique.
Enfin, il est du devoir des milieux associatifs de s’engager également sur cette question. Par leur expertise sur les problématiques vécues par les populations concernées, les associations ont développé des compétences sur cette thématique qui émerge enfin en Suisse. Elles doivent davantage être connues et présentes dans le système encadrant la détention afin de permettre la mise en application des recommandations présentées. Elles peuvent être le pont entre un public plus large et les instances telles que le CSCSP, afin de rendre plus visible cette réalité et de monitorer l’évolution de cette problématique.
Ce n’est que par un travail continu sur les représentations et préjugés qui ont cours sur les personnes non-exclusivement hétérosexuelles ou cisgenres que les mentalités et les pratiques évolueront. Ce travail de sensibilisation est effectué par les associations depuis de nombreuses années et il doit trouver sa place dans les lieux de détention.
CONCLUSION
La détention : une impossible généralisation
Bien que la détention soit faite de règles et d’infrastructure rigides, toute situation d’incarcération reste unique et particulière. Il y a une chaîne d’éléments entrant en compte dans la création et la potentielle résolution d’un risque lié à l’homo-, la lesbo- ou la transphobie.
Incarcérée, une personne LGBTQ+ doit faire face à une temporalité propre, un contexte multiculturel et changeant ainsi qu’une incertitude sur la façon de bien se comporter pour ne pas être la cible d’atteintes de la part de ses codétenu·e·s ou du personnel.
L’identité de genre ou l’orientation sexuelle d’un·e prisonnier·e reste l’élément principal à considérer dans la prévention de l’homo- ou la transphobie. Cependant, d’autres facteurs doivent être pris en considération comme le type et le lieu de détention, la formation du personnel, le soutien de la direction de l’établissement, la qualité des infrastructures, la facilité de l’accès aux soins ou services à la personne et également l’existence de systèmes de protection contre les violences en cas, notamment, de coming out volontaire ou forcé, entre autres.
La prévention de l’homo- et transphobie en détention n’est donc pas applicable de la même façon partout. La parution du document-cadre du CSCSP est à saluer, et vient accompagner une évolution de plus en plus présente dans les lieux de détention, et rend visible des enjeux trop méconnus.
Être une personne LGBTIQ+ en prison constitue une situation de vulnérabilité méconnue liée à des enjeux spécifiques. C’est pourquoi les recommandations formulées dans le rapport dans différents domaines à l’attention des acteurs et actrices du terrain peuvent contribuer à améliorer considérablement la situation. Il incombera toutefois aux directeurs et directrices ainsi qu’aux autres autorités responsables de le mettre en œuvre et de les adapter aux spécificités des établissements.
Quant au CSCSP, il devra s’assurer, à travers un monitoring, de sa mise en application. À l’heure où la population générale soutient en Suisse l’évolution des mentalités et des droits pour davantage d’égalité, les conditions semblent réunies pour éviter que la question du traitement des personnes LGBTIQ+ en détention ne continue de demeurer dans une relative invisibilité sociale.
Nous tenons à remercier chaleureusement la revue en ligne Reiso de nous avoir donné l’occasion de rédiger cet article, toutes les personnes interviewées pour leur temps ainsi que leur expertise et enfin les détenu·es qui ont témoigné auprès des personnes interviewées.
[1] Association pour la santé sexuelle des femmes qui aiment les femmes
[2] Association vaudoise pour la diversité sexuelle et de genre
[3] Plus long que d’ordinaire, cet article rédigé à la demande de la rédaction de REISO s’écarte exceptionnellement de la ligne éditoriale de la revue. Pour un meilleur confort de lecture, il est possible de le télécharger en PDF et de l’imprimer via ce lien.
[4] https://www.skjv.ch/fr/nos-themes/lgbtiq
* Prénoms d’emprunt
[5] Cet aspect est traité dans la seconde partie du présent article
[6] Pour différentes raisons, il n’est néanmoins pas souhaitable d’établir des registres reprenant l’identité de genre ou l’orientation sexuelle des personnes incarcérées : risques de protection de ces données, logique de contrôle invasive qui impliquerait de forcer le coming out pour bénéficier de mesures de protection, etc.
[7] https://www.unisante.ch/fr/formation-recherche/recherche/publications/raisons-sante/raisons-sante-279
[8] « Promouvoir la protection efficace des personnes LGBTI privées de liberté : Guide de monitoring », Association pour la Prévention de la Torture, 2019, Genève, p.22.
[9] Préjugé culturel ou social, souvent implicite, selon lequel tous les individus sont hétérosexuels (inspiré de la définition de la cisnormativité sur : ChallengingCisnormativity-fr-2.pdf (cfsontario.ca)
[10] Ce qui est, par ailleurs, soulevé dans le Guide de monitoring de l’APT : « Promouvoir la protection efficace des personnes LGBTI privées de liberté » (p.22), sans toutefois mentionner spécifiquement la Suisse.
[11] Préjugé culturel ou social, souvent implicite, selon lequel tous les individus sont hétérosexuels et cisgenres (inspiré de la définition de la cisnormativité sur : ChallengingCisnormativity-fr-2.pdf (cfsontario.ca)
[12] Fiche d’information réalisée à l’issue de la journée d’étude Données et approches (in)disciplinées de la recherche sur la détention des femmes, UNIL PlaGe 14 mars 2019. Organisation : Aurélie Augsburger, Irene Becci, Carole Clair, Felicia Ghica, Véronique Jaquier, Damien Michelet et Céline Néri. Rédaction : FG & VJ, août 2019.
[13] Enquête Santé FSF 2019: www.info-fouffe.ch, https://www.unisante.ch/fr/formation-recherche/recherche/publications/raisons-sante/raisons-sante-279, et Facteurs de stress environnementaux et sociaux | Projet santé gaie (santegaie.ch)
[14] Faire son coming out.
[15] Erika Volkmar intervient aux côtés de Jean-Sébastien Blanc lors des formations auprès du personnel pénitentiaire et assure le suivi de certaines détenues trans.
[17] https://www.skjv.ch/fr/nos-themes/lgbtiq
[18] C’est-à-dire considérer la personne comme se situant potentiellement à l’intersection, au carrefour de plusieurs situations de fragilité ou discriminations qui se renforcent l’une l’autre, et qui doivent être appréhendées simultanément. Par exemple, une personne détenue LGBTQ+ peut également être une personne racisée, auquel cas elle sera potentiellement stigmatisée en raison de son appartenance à une minorité de genre et à une minorité raciale.
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Camille Béziane, Quentin Delval et Aymeric Dallinge, «Prison et orientation sexuelle: réalités LGBTQ+», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 25 novembre 2021, https://www.reiso.org/document/8257