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Action éducative et risque d'exclusion sociale

Jeudi 23.12.2021
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A Genève, les éducateurs·trices de l’action éducative en milieu ouvert accompagnent les familles à leur domicile. Ces mesures ambitieuses et exigeantes imposent d'importantes responsabilités aux acteur·trice·s de la protection de l'enfance.

Par Oscar Waltz, assistant-doctorant à l'Institut de démographie et de socioéconomie (IDESO) de l'Université de Genève et famille d'accueil [1]

L'action éducative en milieu ouvert (AEMO) est une mesure socio-éducative ambulatoire de soutien à la parentalité qui existe à Genève depuis mars 2009. Des éducateurs et éducatrices mandaté·e·s par le Service de protection des mineurs apportent une aide à des familles qui ont, à minima, des difficultés d'ordre éducatif avec leurs enfants.

La grande force — et la faiblesse — de cette mesure vient du fait que les interventions s’effectuent directement au sein du domicile familial. Les professionnel·le·s ont ainsi accès à un espace inobservable depuis une institution ou un bureau. Cela permet de voir les familles sur leur territoire. Depuis 2018, cette mesure se développe très rapidement avec le lancement des AEMO de crise (un·e éducateur·trice intervient très rapidement), mais aussi des APE (AEMO petite enfance, pour des bébés de 0 à 2 ans). Cela répond en partie à des besoins sociétaux mais également politico-institutionnels, ces mesures ambulatoires favorisant des interventions ciblées, adaptables et à un coût restreint [2].

La notion de capabilité est au centre des travaux de l'économiste et philosophe indien Amartya Sen, pour qui le but premier de l'action publique est de développer : « the real freedoms that people should enjoy to lead a life they have reason to value. » [3] (Sen, 1999). Il s'agit d'un outil analytique qui aide à questionner le fonctionnement et la pertinence de l'action éducative en milieu ouvert, en plaçant les bénéficiaires au cœur des réflexions. Il met en évidence les vulnérabilités des familles, les risques d'exclusion sociale et amène à concevoir les questions de responsabilité sous un angle plus large.

Sen distingue deux prérequis à un comportement responsable : un individu doit disposer des ressources et être en mesure de les utiliser comme il·elle veut. C’est la capacité d'action. Il doit aussi pouvoir librement exprimer ce qui a de la valeur à ses yeux, c’est la liberté de choix.

Familles suivies, cadre sociétal et vulnérabilités

Les politiques sociales sont construites de manière à autonomiser et responsabiliser au maximum les bénéficiaires, tout en minimisant les dépenses passives, car octroyées sans contrepartie (Bonvin et Rosenstein). La littérature parle d'une forme de contractualisation des rapports d'assistance (Balmer) qui est particulièrement visible dans le cas de l'AEMO avec la signature du contrat tripartite (Service de la protection des mineurs, éducateur, famille). Celui-ci apporte une aide sur-mesure aux familles qui doivent répondre à des conditions très précises, l'accès aux prestations sociales devenant de plus en plus dépendant de la capacité individuelle à répondre aux attentes institutionnelles (Bonvin et Rosenstein).

L’acceptation de ce contrat peut s'apparenter à une forme d'aide sous-contrainte pour les parents qui, dans les faits, ne peuvent pas négocier leur participation à une AEMO, leur adhésion devenant stratégique. Une intervenante en protection de l'enfant interrogée décrit ainsi sa manière de présenter la mesure aux familles : « Je vous conseille vivement d’accepter l’intervention d’un éducateur, sinon nous allons devoir envisager d’autres solutions qui pourraient être beaucoup plus astreignantes et contraignantes pour vous. »

Parent, un métier complexe

L'apparition de nouvelles normes et attentes éducatives est symptomatique de cette évolution où le « métier de parent » : « (…) est apparemment celui d’un coach, fin psychologue, toujours prêt à négocier, à aménager le meilleur contexte pour l’enfant par diverses stimulations pédagogiques, toujours disponible, attentif aux désirs de l’enfant, sachant donner des repères ou des cadres tout en sachant se maîtriser ! La reconnaissance de l’enfant en tant que sujet de droit et personne, reconnaissance consacrée juridiquement, semble en effet charger les parents d’une responsabilité accrue dans le développement de l’enfant. » (Frauenfelder)

Par ailleurs, la protection des mineurs devient de plus en plus influencée par une dimension préventive, renforçant la pression subie par les familles. Un éducateur décrit : « Les mailles du filet de la protection de l’enfance se sont resserrées. Si ça continue, on va intervenir parce qu’un gamin a manqué une journée d’école. »

Nouvelles formes d'exclusion sociale ?

En tant qu'acteur central en termes de protection des mineurs, le Service de protection des mineurs doit s'assurer que les parents suivis sont équipés pour mener à bien ce « métier » selon les attentes et exigences de la société. Ces normes sont ensuite véhiculées par les intervenant·e·s en protection de l'enfance et les éducateur·trice·s, servant d'étalon pour évaluer les familles suivies.

Cette définition du bon parent va justement nécessiter des ressources, des compétences et des capitaux dont l'acquisition et le développement vont varier selon la classe sociale des familles (Frauenfelder). Il existe donc un risque que les institutions développent des attentes disproportionnées, dans la mesure où les familles issues de classes sociales populaires et précaires constituent une part importante des bénéficiaires (Delay et Frauenfelder, 2013 ; Frauenfelder, 2016 ; Leboyer, Mahier, Mick et Stella, 2017). En effet, les familles genevoises encourent un risque accru d'exposition à la pauvreté (DGAS, 2016). Ce phénomène est encore plus marqué pour les monoparentales, fortement représentées dans les suivis AEMO, qui ont un taux de sur-représentation à l'aide sociale de +100% (Direction générale de l’action sociale).

Face à ce constat se trouve un fort risque d'exclusion sociale. En cas d’inadéquation entre les attentes institutionnelles et les capacités des parents, en effet, ces derniers risquent d’être freinés dans le développement de leur capabilité. Ne pouvant pas répondre aux normes en vigueur, ils seront aux mieux considérés comme mauvais parents et au pire comme maltraitants. Dans les deux cas, ils seront catégorisés comme incapables de prendre en charge leur enfant de manière adéquate.

Il surgit également un risque de stigmatiser une population vulnérable qui doit faire face à une forme de double peine. Elle ne dispose pas de toutes les compétences, les ressources et les capitaux pour répondre aux attentes institutionnelles en matière d’éducation tout en devant souvent faire face à des difficultés plurielles et complexes, tels que problème de santé, précarité, addictions, isolement social, parcours migratoire traumatique... Ce cumul de vulnérabilités va bien souvent empêcher les parents de se focaliser pleinement sur les problèmes éducatifs justifiant le suivi AEMO. Comment se préoccuper des difficultés scolaires d’un·e mineur·e quand l’ensemble des membres de la famille peine à se nourrir convenablement ?

Pistes d'évolution

Une lecture capabilisante de l'AEMO montre qu'il s'agit d'une mesure ambitieuse et exigeante. Elle impose d'importantes responsabilités aux acteur·trice·s de la protection de l'enfance qui naviguent constamment sur une ligne de crête. Qu’est-ce qui est le plus dommageable pour un·e mineur·e et le développement de ses capabilités ? D’une manière un peu caricaturale on peut se demander si c’est de vivre avec des parents qui, tout en n'étant pas maltraitants, ne disposent pas de l'ensemble des compétences pour répondre entièrement aux attentes de leur « métier » (aspect soutien à la parentalité) ou si c’est d’être placé en institution et ainsi éloigné·e du milieu familial jugé inadéquat (aspect protection de l’enfance).

La notion de capabilités complexifie cette pesée des intérêts. Il faut pouvoir déterminer quelles options seront les plus favorables au développement actuel, mais aussi futur des capacités des mineur·e·s. Son milieu familial est-il capable de lui offrir une éducation adéquate ? Quels manquements sont tolérables ? Quelle est la marge de progression des parents ? A partir de quel moment un·e jeune devra être retiré·e de son milieu familial afin que ses chances de mener une vie de valeur soient préservées ?

Toutes ces questions incitent à penser des pistes d'évolution de l'AEMO genevoise. Parmi lesquelles figurent une meilleure prise en charge de l'ensemble des difficultés rencontrées par les familles, via notamment l’octroi de prestations reçues à titre inconditionnel, afin que ces dernières puissent se focaliser sur les enjeux éducatifs rencontrés.

Une autre piste d’amélioration possible est de limiter la confrontation des parents à des exigences institutionnelles disproportionnées. Certaines sont absolument non-négociables (violences, négligences) mais d'autres devraient pouvoir être adaptées à leurs réalités.

Enfin, il faudrait doter les acteur·trice·s d'une réelle capacité de négociation. Les familles devraient être en mesure de faire entendre leurs besoins aux éducateur·trice·s et intervenante en protection de l'enfant, afin que ces dernier·e·s puissent peser sur la définition des attentes institutionnelles.

Bibliographie

[1] Le présent article se base sur un travail de mémoire intitulé « L’action éducative en milieu ouvert (AEMO) au prisme des capabilités : quels impacts pour les familles suivies ? » réalisé à l'Université de Genève, sous la direction du Prof Jean-Michel Bonvin. Cette recherche est constituée d'une série de vingt entretiens semi-directifs réalisés entre les mois d'avril et juin 2020 avec les principaux acteurs de l'AEMO genevoise : Office de l'enfance et de la jeunesse (OEJ), Service de protection des mineurs (SPMi), Fondation officielle de la jeunesse (FOJ), AGAPE et les familles.

[2] L'intervention d'un·e éducateur·trice coûte 90 francs par heure. A titre comparatif, une hospitalisation sociale est facturée jusqu'à 2'248 francs par jour et par enfant (Cour des Comptes, 2016)

[3] « Les libertés réelles dont les individus devraient jouir afin de pouvoir mener une vie qu'ils·elles ont des raisons de valoriser ». Voir l'ouvrage de Jean-Michel Bonvin et Nicolas Farvaque (2008) intitulé Amartya Sen : une politique de la liberté


Lire également :

➙ Philippe Bornand, « Suivis en milieu ouvert pour profils «incasables» », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 27 mai 2021

Commentaire
 
Isabelle Mermier le 10.02.2024

Bonjour,

Nouvellement embauchée à l'AEMO de Genève à 57 ans avec une certaine expérience de l'intervention en milieu ouvert, je voulais préciser que le contrat est bi-partite entre le SPMI et les parents. Nous sommes présents et partie prenante du contrat mais ne « portons pas le cadre ». L'intervenant AEMO bénéficie donc de cette posture de tiers qui permet aussi de soutenir les parents afin d'éviter les disqualifications dont vous parlez.

Avec mes meilleurs messages,

Isabelle Mermier

Comment citer cet article ?

Oscar Walz, «Action éducative et risque d'exclusion sociale», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 23 décembre 2021, https://www.reiso.org/document/8377