Un bug dans l’éducation des enfants à internet
Des parents craignent que leurs enfants fassent de mauvaises rencontres sur internet. Par respect pour leur intimité ou par méconnaissance, ils ne les accompagnent pas sur le Net. Pistes pour identifier leurs craintes et y répondre.
Par Florian Aeby, travail de bachelor, Haute école fribourgeoise de travail social (HEF-TS)
Internet est le vecteur d’informations et de communication préféré des adolescents : en Suisse, 91% des jeunes âgés entre 14 et 19 ans [1] utilisent internet de manière régulière. Cette utilisation intense et le fait que les adolescents actuels sont nés et ont grandi avec les nouvelles technologies de l’information leur a valu le sobriquet de « natif numérique » [2] par certains chercheurs. Face à cette montée en puissance, des craintes émergent et interrogent les chercheurs. De nouveaux mots sont créés afin de désigner de nouveaux maux. Notamment la cyberdépendance, mot semble-t-il utilisé pour la première fois en 1996 par la psychologue Kimberly Young [3]. Pour les travailleurs sociaux également, ces modes d’expression et de communication, posent certaines questions.
En Suisse, plus de 50% des parents se disent préoccupés par le fait que les plus jeunes peuvent entrer en contact avec une personne dangereuse et accéder à des sites à caractère pornographique ou violent [4]. Face à ces craintes, la résistance s’organise, mais force est de constater que cela prend du temps. Trop de temps semble dire les différentes associations de protection de l’enfance, dont la Fondation Suisse pour la Protection de l’Enfant.
Ces craintes sont-elles réellement fondées ? Et concrètement, que font les parents pour accompagner leurs enfants et éviter ainsi de tomber dans ces travers ? Ont-ils les connaissances nécessaires pour prévenir les problèmes ? C’est justement à ces questions que j’ai tenté de répondre par le biais de ce travail de bachelor [5]. En voici un aperçu.
Des parents conscients, mais peu présents
Le premier constat à tirer de cette étude est le fait que les parents ne semblent pas avoir mis en place une méthode éducative particulière en ce qui concerne internet et l’ordinateur. Pour beaucoup de familles, l’ordinateur s’apparente à la télévision en terme éducatif. Il est donc considéré comme un outil de récompense lorsque les enfants sont petits et devient progressivement un objet du quotidien au fur et à mesure que les enfants grandissent.
Les parents disent également être au courant des pratiques de leurs enfants (dans notre échantillon, l’âge des enfants allait de 10 à 16 ans) et des risques que présente internet. Mais, beaucoup d’entre eux avouent avoir des difficultés à mettre en place de réelles règles autour d’Internet. La problématique se renforce avec l’entrée dans l’adolescence de leurs enfants et la banalisation de l’utilisation de l’ordinateur, au même titre que celle du téléphone portable.
A cela plusieurs raisons. La première raison citée par les parents interviewés est clairement un manque de connaissance de leur part en matière informatique. La majorité des parents questionnés utilisent internet ou l’ordinateur dans un cadre professionnel, mais beaucoup plus rarement dans leurs loisirs. Leur « consommation » de ce médium reste donc majoritairement marginale. La seconde raison réside dans leur volonté de privilégier un rapport de confiance avec leurs enfants. En effet, toutes les familles craignent que leurs enfants tombent sur des sites peu fréquentables, mais aucune ne souhaite mettre en place un système de contrôle. Que cela soit en installant un programme de surveillance des sites (appelé « contrôle parental ») ou par des contrôles personnels en vérifiant les historiques des pages consultées, par exemple. Certains parents ont même confié ne pas avoir le mot de passe permettant d’entrer sur l’ordinateur de leurs enfants… D’autres estiment qu’il serait trop intrusif d’aller « fouiller » dans leurs ordinateurs. D’autres encore vont jusqu’à faire la comparaison avec le journal intime des enfants.
Une question de style éducatif ?
Mais pourquoi donc les parents se montrent-ils si tolérants avec leurs enfants alors que, justement, ce médium les effraie autant ? Pour tenter de comprendre les réactions des parents, je me suis intéressé à leur façon de concevoir l’éducation.
En Occident, depuis les années 60, la structure de la famille et le sens même de la famille changent ! Dans son ouvrage « Ce qui fait grandir l’enfant », Maurice Nanchen explique que les membres de la famille ne sont plus « un simple rouage de la société […] » [6], mais que les objectifs parentaux se tournent désormais vers la qualité de vie entre les membres de la famille. Jadis, les parents éduquaient comme ils l’avaient été à leur époque. Nanchen écrit : « il était important de transmettre les attitudes et les gestes […], lesquels avaient fait leurs preuves pour maintenir un ordre stable, censé garantir la survie de la communauté » [7], ce qui semble bien compliqué avec internet et le fossé numérique des générations. Alors que l’autorité était naturellement incarnée par le père de famille et que l’éducation était principalement basée sur un rapport hiérarchique avec ce dernier, nous parlons désormais d’autorité parentale, de droits de l’enfant et de recherche du bonheur pour toutes et tous, chose encore difficilement envisageable il y a 50 ans. A cela s’ajoute la modification profonde de la cellule familiale : monoparentalité, travail des deux parents, etc. « Tous ces changements ont fini par modifier considérablement la nature des échanges au sein de la famille. » [8]
En effet, la fonction, le rôle, la place et les pratiques parentales sont remises en question et ce notamment en terme de responsabilité parentale. Dans un rapport appelé « La parentalité en questions. Perspectives sociologiques », Martin [9] explique : « il est fréquent de considérer que les parents délèguent une part de plus en plus importante de leurs responsabilités à des institutions tiers ou relais. […]. On parle alors du désengagement des parents. […] ».
Prévenir vaut-il mieux que guérir ?
Le constat fait par Martin questionne car, comment éduquer, être acteur de prévention et de soutien pour ses propres enfants si, en tant que parents, nous démissionnons ?
Pour certains parents, la solution doit venir de l’école. Ils suggèrent que, tout comme l’éducation sexuelle ou la prévention SIDA sont enseignées par des spécialistes, l’éducation aux médias soit elle aussi être assurée par l’école afin de sensibiliser les enfants aux risques et aux conséquences de certaines dérives du Net. Jusqu’à présent, les écoles hésitent à répondre à ces demandes. Si bon nombre de cantons ont annoncé l’importance de tels programmes, aucun ne s’est encore réellement donné les moyens de les mettre en place. L’éducation aux médias reste donc considérée comme un simple outil pour aborder d’autres branches. L’on ira par exemple faire des recherches sur internet pour un travail de culture générale, etc.
Et l’Etat face à cette évolution ? Pour l’instant, la Confédération oriente ses forces dans les domaines de la santé publiques (dépendance aux jeux d’argent en ligne) ainsi que dans la répression de la criminalité (vol de données, piratages, etc.) plus que dans un réel effort de prévention et de sensibilisation qui permettrait de limiter les comportements à risque, notamment chez les jeunes.
Devant le succès d’internet, les travailleurs sociaux et les milieux de la santé publique font également leur travail de mise en exergue des problématiques. Le nombre de sites web proposés par des associations offrant un soutien quelconque en matière d’éducation aux médias, a littéralement explosé ces dernières années. Quelques exemples : Stopp Pornografie ; Action Innocence ; Reper ; Fondation suisse pour la protection de l’enfant ; SOS Jeu ; e-media. Ceci démontre bien qu’il existe une vraie demande d’information sur ce sujet et une véritable prise de conscience de la part des professionnels de la santé et de l’éducation. Néanmoins, ces actions, bien qu’utiles, ne sont pas suffisamment mises en avant et restent bien souvent hors de portée des parents qui, je le rappelle, ne sont pas nécessairement des consommateurs avertis d’internet. Ils n’iront donc pas forcément chercher du soutien sur internet.
Et du côté des éducateur·trice·s ?
Se pose également la question d’internet dans les foyers d’éducation et les autres institutions sociales. Au vu des résultats de ce travail, il paraîtrait intéressant de lancer le débat sur ces questions d’éducation aux médias auprès des équipes d’éducatrices et d’éducateurs au sein même des institutions.
Il est devenu indispensable pour les jeunes d’accéder à internet ou, au minimum, à un ordinateur pour leur scolarité, d’autant plus s’ils suivent une formation post obligatoire. Comme le relèvent les parents, la pression exercée par les groupes de pairs est importante. Pour beaucoup d’enfants, surfer sur internet ou chatter correspond simplement à se retrouver avec des amis, à passer du temps avec eux et, au final, à socialiser par le biais d’internet. Priver un jeune de ces moyens de communication à l’heure actuelle ne serait sans doute pas l’aider à se créer un réseau. Bien au contraire…
Il est également aisé d’imaginer que pour des enfants en perte de repères sociaux, internet puisse devenir un lieu de refuge. Encore faut-il que ces processus de socialisation numérique soient gérés dans les foyers ou que des informations précises soient transmises aux enfants. Dans ce contexte, il paraît donc important que les travailleurs sociaux soient au courant des outils internet mis à disposition des jeunes pour se créer peut-être leur nouveau soi.
[1] FROIDEVAUX Yves, Indicateur de la société de l’information en Suisse, Office fédéral de la statistique, Neuchâtel, 2008, p. 5.
[2] PRENSKY Marc, Digital Natives, Digital Imigrants, MCB University Presse, 2001, cité in ASSOULINE David Rapport d’information au nom de la commission des affaires culturelles sur l’impact des nouveaux médias sur la jeunesse, Sénat N° 46, France, 2008, p. 15.
[3] WIKIPÉDIA, Dépendance à Internet. Lien (Page consultée le 17 octobre 2011).
[4] FROIDEVAUX Yves, Internet dans les ménages en Suisse, Office fédéral de la statistique, Neuchâtel, février 2011. p. 16.
[5] AEBY Florian, Éducation aux médias : comment les parents éduquent-ils leurs enfants à l’utilisation d’Internet et quels sont les moyens mis à leur disposition pour y parvenir ? Sont-ils en nombre suffisant et sont-ils adéquats ?, Haute école fribourgeoise de travail social, avril 2012.
[6] NANCHEN Maurice, Ce qui fait grandir l’enfant. Affectif et normatif : les deux axes de l’éducation, col. L’aire de famille, édition Saint-Augustin, 2002, p. 32.
[7] Ibid. p. 14.
[8] NANCHEN Maurice, op. cit., p. 25.
[9] MARTIN Claude, La parentalité en questions. Perspectives sociologiques, Rapport pour le Haut Conseil de la Population et de la Famille, France, Avril 2003.