Le piège des secrets de famille
Regard sur la pratique de deux travailleurs sociaux face à un secret dont ils sont devenus dépositaires. Quelles stratégies d’action ont-ils adopté ? Quels enseignements en tirer ?
Par Julie Peradotto, mémoire de fin d’études, Haute école de travail social, Genève
Un secret lourd à porter est parfois confié à un travailleur social. Comment éviter qu’un tel secret accentue l’isolement des uns et des autres ou provoque l’éparpillement de la prise en charge ? Analyse de deux situations vécues.
1. Le cas de Bernadette
Sur ordonnance du juge, Bernadette (prénom modifié), âgée de 13 ans, doit voir son père dans une institution spéciale. Elle ne connaît pas la raison de l’obligation des visites dans ce lieu. La famille, les éducateurs, les assistants sociaux et les thérapeutes savent que le père a abusé de la fille aînée de sa femme. Bernadette est la seule exclue du secret.
Dans cette première situation, le problème du secret n’a pas été défini dans le champ social et il a d’abord été laissé de côté. Il en est découlé un inconfort pour le travailleur qui a dû faire face à des injonctions paradoxales : je dois agir/je ne peux pas agir. Le secret n’a pas été pris en charge dans le contexte où il se produisait et il a finalement été relégué dans un cadre thérapeutique. Le travailleur interviewé a mentionné les répercussions négatives de cette situation pour sa prise en charge éducative : évitement, relation peu activée, « oubli » de la problématique, crainte des questions… Malgré cette prise de conscience, il a choisi de se mettre hors jeu et de laisser le problème aux thérapeutes. Les compétences du travailleur social (en particulier le lien avec les différents protagonistes dans un moment d’intimité, le suivi, la posture de maillon à l’intersection de divers réseaux) n’ont été ni reconnues, ni exploitées dans l’action.
2. Le cas de Matis
Matis (prénom modifié) annonce à l’éducateur référent que son amie est enceinte. Il ne veut pas que ses parents apprennent la grossesse ni l’avortement. Il demande à l’éducateur référent de ne pas leur en parler. Celui-ci, mis dans le secret, énonce le problème au coordinateur, qui l’amène à en parler au directeur. La famille reste d’abord à l’écart du secret, puis elle est mise au courant par Matis.
Dans cette deuxième situation, il existait des prescriptions précises et elles ont été suivies par l’éducateur. La responsabilité a été prise par la hiérarchie, libérant l’éducateur de l’isolement dans lequel le secret aurait pu le confiner. Le travailleur a eu une grande marge de manœuvre, car il n’était pas soumis à des règles décalées ou paradoxales. Ainsi défini dans le champ du travail social, le secret a été abordé avec toutes ses répercussions sur le terrain : comportements limites du jeune, difficulté de travailler avec la famille, entrave au travail d’équipe. Les pistes d’actions ont été reliées au champ du travailleur social et au contexte institutionnel.
Quelles stratégies face au secret ?
Les deux situations ont montré que le secret provoque un enfermement face auquel l’éducateur adopte diverses stratégies. Pour éviter qu’un secret exacerbe des mouvements d’isolement, de triangulation ou d’éparpillement, je relèverai l’importance de réfléchir à ce genre de problème en lien avec le contexte institutionnel et le champ d’action pratique. Des pistes pragmatiques devraient alors permettre au travailleur social de ne pas se retrouver dans une situation paradoxale, voire d’impuissance. Je pense qu’il incombe également à chaque travailleur social de reconnaître son professionnalisme et de le mettre en lumière. En effet, il serait regrettable qu’il se transforme en simple observateur de terrain ou en dénonciateur de comportements non-conformes à une norme préétablie, alors qu’il a des réponses sociales à présenter et à défendre face aux propositions thérapeutiques, répressives ou pédagogiques.