L’art et la culture en format accessible
Des outils de médiation culturelle ont été adaptés pour les personnes vivant avec un handicap mental. Depuis sept ans à Genève, des visites de musées et des ateliers promeuvent une meilleure participation sociale pour toutes et tous.
Par Kay Pastor, directrice de l’Association 1001 feuilles, Genève
Une phrase de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées: « Les Etats Parties reconnaissent le droit des personnes handicapées de participer à la vie culturelle, sur la base de l'égalité avec les autres, et prennent toutes les mesures appropriées pour faire en sorte qu'elles aient accès aux produits culturels dans des formats accessibles. »
De nombreuses initiatives allant dans ce sens ont été lancées dans les musées et les théâtres depuis quelques années. Des accès pour le public à mobilité réduite ont été intégrés aux bâtiments, des compléments tactiles et en audio-description sont proposés aux personnes aveugles ou malvoyantes et des informations en langue des signes sont mises à disposition des personnes sourdes. Mais qu'en est-il des adaptations pour les personnes vivant avec un handicap mental, autrement dit une singularité intellectuelle [1] ? Que signifie « un format accessible » pour ce public en particulier ?
Proposée par une association genevoise, l’Atelier 1001 feuilles [2], une nouvelle approche outillée postule qu’une des situations provoquant le handicap est le manque d'accès à la culture, celle-ci étant considérée comme un pré-requis fondateur de la participation sociale. Des visites de musées adaptées aux personnes vivant avec un handicap mental sont ainsi organisées. Leur objectif est de contribuer à offrir un socle de connaissances pouvant conduire à une meilleure compréhension de l'histoire, de la science et de l'art [3].
De septembre 2010 à décembre 2015, 350 visiteurs en situation de handicap ont participé aux 33 visites proposées par l'association, en partenariat avec la Ville de Genève et la Fondation Cap Loisirs. En 2016, une journée spéciale a été organisée au Musée du château de Nyon avec le concours de Insieme Vaud. En 2017, des visites adaptées sont proposées au Musée des Suisses dans le Monde à Genève, répondant ainsi aux besoins d'une centaine de visiteurs sur l'année. Depuis le début de l'année 2018, grâce au soutien de fondations privées, un programme de visites intitulé Croque-Musées permet à de nombreuses personnes vivant avec un handicap mental d'apprécier pleinement les musées de la région.
Au centre du dispositif mis en place : l'interaction constante avec le public, la consultation régulière des personnes concernées et, surtout, la formation de deux assistants-médiateurs vivant eux-mêmes avec un handicap mental. Sur la base de ces expériences successives, des outils sont affûtés. Ils visent à constituer des adaptations au plus proche des besoins de ce public particulier.
La variété des portes d’entrée
La première difficulté résulte de la disparité des compétences de chacun des visiteurs. Certains ont de la facilité avec tout ce qui concerne les émotions, d'autres décrochent dès qu'une émotion est évoquée. Quelques-uns ont une connaissance encyclopédique sur un sujet ou un autre, connaissent des dates historiques ou des données d'astronomie par cœur, quand d'autres ne semblent pas avoir la notion du temps historique. Certains viennent au musée pour entendre une histoire de vie, aimant à entendre la biographie des artistes exposés, d'autres sont venus trouver l'inspiration pour imaginer une nouvelle histoire. Certains sont plus sensibles aux couleurs, aux ambiances ou encore à la scénographie.
Cet éventail de possibilités sont autant de « portes d'entrée » à la compréhension. Elles ont été répertoriés : émotions, association d'idées, descriptions, informations, fiction. Ces « accroches » sont proposées à l'ensemble des visiteurs tel un radar à faisceaux multiples qui repère le point exact qui permet à chacun d'accéder à une partie des contenus et éventuellement de comprendre ce qui est dit.
Les visites spécialisées commencent toujours par une introduction qui permet aux visiteurs de s'orienter dans l'espace. La fonction du bâtiment dans lequel le groupe se trouve est évoquée. Ce sont là des explications qui peuvent paraître trop évidentes pour être mentionnées, mais qui éclairent pourtant bon nombre de visiteurs en situation de handicap, et que personne n'a quasiment jamais pensé leur donner. Le musée est un bâtiment qui abrite une collection. Une collection est un ensemble d'œuvres d'art, de peintures, de sculptures, de vidéos ou d'installations. Une collection peut aussi être un ensemble d'objets qui racontent quelque chose lorsqu'ils sont exposés. Des spécialistes travaillent au musée pour conserver, protéger et étudier la collection. D'autres spécialistes s'occupent de montrer la collection au public.
De la perception à la valorisation
Il importe ensuite de veiller à permettre une perception sensorielle optimale. Certains visiteurs peuvent être dérangés par une simple stimulation telle qu'une odeur. Dans la mesure du possible, et afin d'éviter les stimulations sensorielles trop fortes, notamment auditives, les visites sont organisées en dehors des heures d'affluence. Certains visiteurs ne se positionnent pas face à une œuvre ou une vitrine. Le sujet échappe donc à leur champ de vision. Une attention particulière est portée à ces manières personnelles de visiter un musée.
Afin d'être au plus près des spécificités des visiteurs, une dynamique systématique d'échanges est encouragée. Loin du « cours magistral », elle articule les interactions des médiateurs culturels avec le public lui-même. Ainsi, discussions, commentaires et partages voient le jour créant de l'interaction sociale. Cette dimension permet de mieux saisir les représentations des visiteurs et leurs niveaux de compréhension afin d'ajuster la communication orale ou de mieux séquencer les informations.
L'activité se termine par la phase de consolidation qui prend la forme d'un atelier artistique ou d'écriture, parfois d'un vidéo-maton. Les visiteurs sont invités à consigner leur point de vue. Ce qui est visé dans cette phase est un moyen supplémentaire pour l'appropriation d'une partie ou de tous les contenus.
La phase de valorisation qui conclut le processus consiste à rendre public ces points de vue, à les publier, visant à valoriser et opérer une reconnaissance publique du chemin parcouru. On crée ainsi une sorte de marqueur social. A cet effet, deux expositions ont été organisées ainsi que la publication en ligne des travaux et de témoignages.
Une démarche multiréférentielle
Au préalable, les activités sont soutenues par un support écrit, rédigé en Langage facile à lire et à comprendre (FALC). Ce dossier est mis à disposition des visiteurs et de leur entourage (éducateurs, famille) plusieurs jours avant l'activité afin d’avoir le temps de se préparer si le visiteur et son environnement le souhaitent. Ce document constitue aussi un objet-souvenir rappelant ce qui a été vu.
Au delà de ces constats, la volonté de développement de l'outillage continue. Dans une démarche multiréférentielle, la théorie des intelligences multiples en psychologie ou encore le domaine de la réception de l'œuvre d'art éclairent l'outillage développé au travers « des entrées multiples ». Citons notamment l'intérêt porté à la recherche menée actuellement avec des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. On y observerait un effet positif de l'art sur ces personnes qui, lorsqu'elle sont au musée, retrouvent une « personnalité intacte » à la grande surprise de leur entourage.
Du point de vue de l'intégration et de la participation sociale, l'Association continue par ailleurs de tisser des liens avec l'art contemporain, notamment dans le domaine des « Socially Engaged Art Projects » [4], véritables interfaces sociales.
La structuration outillée et la volonté de rendre accessibles des contenus culturels contribuent à la formation continue des publics vivant avec un handicap mental. Les activités conduites démontrent une augmentation des références, une évolution du niveau de compréhension et la mise en action d'une dynamique de développement favorisant une meilleure compréhension de l'environnement social. Et c’est ainsi un morceau « d'utopie » qui devient réalité…
[1] Singularité intellectuelle : une terminologie qui met en avant les compétences de chacun plutôt que les déficiences.
[2] L'atelier 1001 feuilles, site internet, domicilié dans le quartier de Saint-Jean à Genève, propose des workshops dédié à la pratique artistique depuis 2008. Il y en a pour tous les publics. Des activités de vacances pour le jeune public à l'accompagnement à la réalisation d'un projet artistique pour les plus grands. C'est en 2013 que l'atelier s'est constitué en Association. Son but, inscrit dans ses statuts, est de contribuer à un accès à l'art et à la culture pour tous.
Le principe est toujours le même : s'engager dans le processus artistique. Mener son projet à terme. Se ressourcer tout au long du processus en se référant à l'histoire de l'art et à l'art contemporain. Réaliser. Exposer. Recommencer.
[3] Le poster sur ce thème présenté en septembre 2017 au Congrès de l’Association internationale de recherche scientifique en faveur des personnes handicapées mentales a été primé par la HES-SO.
[4] Brève sélection de ressources :
Howard Gardner, Frames of mind : the principle of multiple intelligence, New York : Basic Books, ©1983.
Socially engaged art projects, voir définition et liens sur le site du Tate Museum, consulté le 09.12.2017
Le Louvre en tête, projet lancé en janvier 2016 lors de la semaine de l'Accessibilité qui s'est tenu du 20 au 27 janvier, au Louvre à Paris. Lien internet
Woman remembers better when she paints. Un documentaire de Eric Ellena and Berna Huebner. Lien internet, consulté le 09.12.2017
Cet article appartient au dossier Chaudron de culture
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Kay Pastor, «L’art et la culture enfin accessibles», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 15 février 2018, https://www.reiso.org/document/2691
REISO republie cet article en janvier 2021 dans le dossier annuel «Chaudron de culture»
C'est une approche vraiment ouverte et très intéressante. J'apprends moi aussi, à travers elle, ce regard différent. Merci pour ces explications sensibles et intelligentes, je soutiens très volontiers cette association.
Pascale Colin, La Muraz