Services sociaux : de l’explicite à l’implicite
Quelles sont les missions d’un service social ? Ses ressources sont-elles adaptées à ses tâches ? A Tavannes (JB), l’analyse des mandats explicites et des attentes implicites révèle des zones de non-droit et de graves confusions.
Par Martine Gallaz, directrice du Service social régional de Tavannes
Les services sociaux subissent de vives critiques dans le public. Leur pratique est remise en cause, souvent à la lumière d’un événement isolé. Ceci alors que très peu de personnes connaissent réellement les tâches et les ressources de ces services.
Les transformations des politiques sociales et du marché du travail provoquent un recours accru à l’aide sociale. Une part du marché du travail verse des salaires insuffisants à la couverture des besoins. De plus, les changements dans les modes de vie et dans les familles génèrent une grande précarité financière et sociale. Les services sociaux sont mis sous pression et se muent en services d’urgence qui n’ont plus les moyens de remplir d’autres missions que celles d’éteindre les feux.
Les travailleur·se·s sur le terrain
Le terrain étudié pour le travail de mémoire présenté dans cet article [1] est celui du Jura bernois, avec quelques regards à titre comparatif sur les cantons du Jura et de Neuchâtel. Les données de l’étude ont été récoltées principalement au sein du Service social régional de Tavannes qui assume à la fois les mandats de l’aide sociale, des curatelles et de la protection des mineurs. Elles ont ensuite été reprises, commentées et étayées par un groupe de référence formé des sept responsables des services sociaux du Jura bernois.
Premier constat : les collaborateurs des services sociaux s’interrogent de plus en plus sur les missions qui leur sont assignées. Leurs tâches évoluent et changent, le travail administratif prend le pas sur le travail social, la charge s’alourdit, la clientèle se modifie. De l’octroi de l’aide matérielle, il leur a été demandé de faire de l’insertion sociale et professionnelle ainsi qu’un contrôle accru des abus potentiels.
Le mandat délivré aux services sociaux comporte un enchevêtrement de missions, objectifs, tâches et devoirs. La compétence de l’aide sociale est déléguée par la Confédération aux cantons qui, pour certains, en attribuent l’organisation aux communes. Chaque canton édicte ses normes malgré l’existence de recommandations édictées par la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS) en vue d’une harmonisation nationale. Les communes utilisent la marge de manœuvre laissée par les directives cantonales et mettent en place leurs propres règlements et normes lorsque cela est possible. Un tel système est générateur de confusions et de grandes inégalités de traitement.
L’explicite dans la législation et le code de déontologie
Afin d’identifier les missions explicites assignées aux services sociaux, les principes de la Constitution fédérale sont examinés comme ayant force de loi et comparés à la réalité de l’action sociale. Ainsi, la loi bernoise sur l’aide sociale étudiée parallèlement aux articles constitutionnels, montre rapidement que certains droits fondamentaux ne sont pas respectés, tels que la justice sociale, le respect du droit de la personne et de la dignité humaine. Ces droits représentent pourtant le fondement de l’engagement du travail social.
Il ressort que les missions explicites régies par le code de déontologie des travailleurs sociaux, par les principes constitutionnels et par les objectifs de la loi sur l’aide sociale sont souvent irréalistes ou irréalisables. Les moyens alloués aux services sociaux sont largement insuffisants, le contexte institutionnel est lacunaire (par exemple des mesures d’insertion inadaptées ou inexistantes pour une partie des personnes soutenues), les outils sont supprimés ou amputés (réduction ou suppression du supplément d’insertion alors que la loi et les normes préconisent une logique incitative).
Dans ce contexte, quel est le rôle des élus politiques ? D’une part la loi garantit un minimum vital pour toute personne résidant sur le territoire suisse, d’autre part, le législateur demande ou permet la diminution, voire la suppression de ce minimum dans certains cas. Le minimum vital varie ainsi selon ses applications et il n’existe aucune norme pour un minimum vital incompressible. La délégation des tâches par la Confédération aux cantons puis aux communes génère une diversité d’actions et une inégalité de traitement qui rendent les missions et le cadre de l’intervention peu clairs. Chaque canton a sa législation et ses normes, de plus en plus différenciées, allant ainsi à l’encontre d’une harmonisation nationale.
La Constitution garantit un droit à la protection sociale. Or, avec les difficultés financières de la plupart des assurances sociales, un transfert s’est opéré progressivement du système d’assurance vers l’assistance, financée par les cantons et les communes. Ces derniers voient leurs finances mises en péril et procèdent par conséquent à des réductions de l’aide aux personnes fragiles et démunies.
L’implicite dans les attentes du public
Le domaine de l’implicite a été recensé auprès des travailleurs sociaux et mis en relation avec le cadre légal, les moyens à disposition et la cohérence du mandat. Ces missions implicites sont composées d’attentes venant du public, de la clientèle des services sociaux, des partenaires, des représentants politiques, des travailleurs sociaux eux-mêmes. Elles manifestent des représentations sociales, des a priori sur les clients des services sociaux, qu’ils soient ou non bénéficiaires d’aide sociale, sans discerner les différents types d’intervention, à savoir ceux de l’aide sociale, des curatelles et de la protection de l’enfance.
Quelques situations sont fréquemment rencontrés dans les services sociaux. Il s’agit par exemple d’expliquer à des partenaires tels que certains commerces ou propriétaires que le service social n’est pas responsable du comportement des personnes à l’extérieur, que celles-ci sont soutenues financièrement mais restent libres et responsables de leurs actes. Il s’agit également de lutter contre les discriminations existant entre les clients eux-mêmes qui reprennent les arguments de l’extérieur distinguant les « bons » des « mauvais » pauvres. Il arrive aussi que le service soit conduit à intenter des procédures judiciaires contre les assurances sociales lorsqu’elles tentent d’exclure de leurs prestations des personnes qui, de toute évidence, y ont droit. Enfin, les travailleurs sociaux effectuent des démarches pour soutenir leur clientèle alors même qu’ils n’ont pas les moyens de le faire ; ils mettent ainsi souvent en péril leur propre santé.
Soucieux de l’harmonie entre leur clientèle et l’extérieur, les travailleurs sociaux sont appelés à procéder à des médiations fines et parfois impossibles. Ils sont également conduits à justifier constamment leur action qui est disqualifiée, méjugée et dénigrée. De fait, les services sociaux sont fréquemment accusés de laxisme, d’angélisme, y compris par des partenaires proches tels que les administrations communales, certains membres des conseils exécutifs et des autorités sociales qui portent pourtant la responsabilité des structures et de l’action sociale. Les travailleurs sociaux sont fréquemment accusés d’être trop généreux avec des personnes non méritantes alors qu’ils ne font que respecter le cadre légal. Ainsi, le politicien qui vote les lois les reproche ensuite aux travailleurs du terrain.
Les clients sont ainsi cadrés, orientés, contrôlés. Dévalorisés et déresponsabilisés, ils sont simultanément tenus de tout mettre en œuvre pour retrouver leur autonomie. Comment, dans un tel contexte, se situer et trouver sa place au sein d’une collectivité dont on a été exclu ? De tels paradoxes, les jugements négatifs, la suspicion constante, la surcharge de travail permanente, la pression exercée sur les uns et les autres, représentent envers la clientèle des services sociaux et leurs collaborateurs une très grande maltraitance qui se heurte pourtant à l’indifférence générale.
Que faire pour que les missions soient applicables ?
Aujourd’hui, bien des missions explicites sont inapplicables, le contexte ne permettant pas leur réalisation. Certaines d’entre elles sont en contradiction avec l’environnement tant socio-économique que juridique. L’étude des missions implicites révèle de plus que l’organisation et le pilotage des services engendrent des difficultés et des confusions dans les rôles et les fonctions, que le public en général ignore le cadre légal et les moyens à la disposition des services sociaux.
Au vu d’une telle complexité, il devient évident que la première mesure à prendre serait de mettre en place un cadre légal fédéral afin de garantir un minimum d’égalité de traitement tant de la clientèle que des travailleurs sociaux. La mission des services sociaux a besoin d’une clarification agréée par l’ensemble. Il apparaît aussi clairement que les moyens pour réaliser ces missions sont largement insuffisants, provoquant des actions contraires aux objectifs recherchés et mettant en danger la stabilité même des services sociaux. Les ressources qui leur sont allouées doivent impérativement être adaptées afin d’atteindre les objectifs visés. En outre, un grand travail de communication est urgent afin d’informer correctement le public et les autorités sur l’action des services sociaux et la réalité des parcours de leur clientèle.
Ces mesures doivent être prises de manière transversale et agir sur l’économie et l’emploi, la fiscalité, la formation, la civilité de l’ensemble de la collectivité, à commencer par le monde politique qui, parfois, se montre très peu respectueux des droits fondamentaux. Elles serviraient une politique sociale cohérente, concertée et coordonnée, munie des outils nécessaires à son application.
[1] Travail de mémoire présenté en août 2013 à la Haute Ecole de travail social et de la santé · EESP · Lausanne, sous la direction de M. Stéphane Rossini, pour l’obtention du Master of Advanced Studies HES-SO en action et politiques sociales.