New York – Fribourg : le travail social autrement
Un séjour de six mois dans les institutions et organisations de New York amène de nouvelles approches. Certaines méthodes ne sont pas exportables en Suisse, mais elles nourrissent la façon d’imaginer l’action sociale.
Par Christophe Koersgen, travailleur social hors murs et assistant social, Villars-sur-Glâne
Pendant six mois, la Direction de la santé et des affaires sociales du canton de Fribourg m’a offert la possibilité de résider à New York. Cet Atelier social m’a permis d’aller à la rencontre des travailleurs sociaux et de découvrir d’autres façons de fonctionner, de s’organiser, de collaborer. Afin de saisir au mieux la réalité particulière de cette métropole, j’ai privilégié une approche complémentaire en lien avec mes pratiques professionnelles. Assistant social et travailleur social hors murs à Villars-sur-Glâne, j’ai cherché à allier ces deux fonctions au travers de deux méthodes : top-down et bottom-up.
Un service social de 14’000 employés
La première méthode du haut vers le bas a concerné deux institutions officielles et étatiques : le Human Resources Administration (HRA) [1] et la Food Bank [2]. Le HRA de la ville de New York compte plus de 14’000 employés. Il n’est ni plus ni moins que le plus grand service social au monde. On estime à plus de 3 millions le nombre de ses bénéficiaires. La Food Bank (que l’on pourrait traduire par la « soupe populaire ») n’est pas en reste puisque sur les 19 millions d’habitants que compte la métropole, la Food Bank for New York City estime que 2,9 millions de ses concitoyens rencontrent des difficultés pour s’approvisionner en nourriture. Ce nombre est d’autant plus impressionnant qu’il aurait tendance à augmenter encore aujourd’hui.
La seconde approche s’est concentrée sur des organismes développés par les citoyens eux-mêmes (du bas vers le haut). Ces projets sociaux constituent des approches extrêmement intéressantes si l’on entend comprendre une partie de la vision new-yorkaise en matière de problématiques sociales. Deux organisations ont été retenues. D’un côté, l’Urban Justice Center [3], véritable usine à projets sociaux qui s’est fixée comme objectif de venir en aide aux citoyens les plus vulnérables, ceux qui ne sont justement pas représentés dans les structures classiques en leur offrant un soutien juridique. De l’autre côté, l’organisation Groundswell [4] qui mobilise de jeunes résidents new-yorkais des quartiers populaires et les accompagne dans la réalisation de murals (peintures murales que l’on retrouve aux quatre coins de Big Apple).
En apportant un peu de vie à leur quartier et en embellissant leurs rues, ces jeunes développent plusieurs compétences et ressources comme le travail en équipe, la confiance en soi, l’expression artistique… En leur assignant un rôle clair, c’est aussi une manière de mieux les considérer et de les inclure comme faisant partie intégrante de la société.
Gérer les « flux » des bénéficiaires
En quoi les pratiques et modes de fonctionnement de ces institutions et organisations différent-ils de ce qui se réalise en Suisse ? Concernant l’approche top-down, il convient de préciser que le problème majeur des deux structures observées concerne le nombre de bénéficiaires. La demande est tellement gigantesque que les travailleurs sociaux se retrouvent à devoir développer des méthodes pour gérer les « flux de personnes ». Il y a donc une volonté d’externaliser et de diviser le plus possible le travail. Alors que, en Suisse, un assistant social porte généralement plusieurs casquettes, la pratique new-yorkaise du HRA fait plutôt penser à l’organisation scientifique du travail du début du XXe siècle et au taylorisme. Pour garantir une meilleure « production », les tâches sont séquencées ; tout est divisé en de multiples gestes répétitifs. L’idée est également de répartir au mieux les différentes compétences, juridiques ou administratives par exemple. Chaque tâche est bien délimitée pour une optimisation du travail.
Sans grande surprise, l’informatique est omniprésente. En effet, que cela soit pour l’accès généralisé aux données depuis tous les centres de la ville ou au scannage systématique des documents, impossible de travailler à New York sans son ordinateur en face de soi. Si bon nombre de ces pratiques permettent une efficience et une simplification, il n’en demeure pas moins un aspect négatif : la perte du caractère « social » du travail social ! Effectuer des entretiens en face d’un écran et non dans une discussion en face-à-face péjore la relation de confiance qui est généralement attendue entre un bénéficiaire et un travailleur social. La bureaucratie et les procédures règnent donc en maîtres. L’habitude informatique a toutefois aussi des aspects positifs. Ainsi, lors d’heures en tant que volontaire pour la Food Bank, j’ai à chaque fois dû m’inscrire depuis internet pour déterminer les plages horaires où je serai présent. L’inscription en ligne est extrêmement facile d’accès, tellement facile d’ailleurs que certaines personnes qui sont venues me rendre visite à New York ont participé avec moi à ces actions.
La seconde approche du bas vers le haut a concerné des organismes qui partent des citoyens eux-mêmes pour d’autres citoyens. Découvrir petit à petit ces organisations a constitué une expérience très marquante dans le sens où elles font preuve d’originalité et d’ouverture. Du côté de l’Urban Justice Center, le mode de fonctionnement donne la parole aux plus vulnérables au travers d’un travail de terrain quotidien. En procédant de la sorte, ils essaient d’être au plus proche des besoins de la population. Mais cela demande aussi par conséquent un travail incessant d’aller et retour des professionnels vers les clients et des professionnels entre eux. Il faut sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier car les besoins, comme la société, évoluent. Pour ce qui est de Groundswell, l’apport majeur est le fait qu’ils considèrent que le travail social n’est pas quelque chose de clos, il peut tout à fait s’accorder avec d’autres domaines, par exemple artistique, culturel ou sportif. Cette organisation montre qu’il faut parfois sortir des sentiers battus et laisser de la place à l’imagination de chacun, « sortir de la boîte », pour déboucher sur des projets pertinents.
Deux mots-clés : community et facilitator
Ce séjour new-yorkais montre une autre vision du travail social au travers de certaines notions clés. La première est un mot qui revient constamment dans la bouche des personnes rencontrées : la community. Sa définition est assez vague car elle concerne toutes les personnes qui vivent, travaillent ou apprécient un certain endroit. Elles veulent tout faire pour que ce lieu soit agréable à vivre. Leur idée, leur désir est donc de créer des liens entre les habitants du quartier pour que se développe un sentiment d’appartenance, par l’intermédiaire d’un mural par exemple.
La concrétisation du terme community a eu lieu pour moi le vendredi 20 septembre 2013 à l’occasion de l’inauguration d’un mur à Coney Island par Groundswell. Les différents partenaires impliqués dans ce projet ont tous été présents : les jeunes, le staff de Groundswell, les artistes, les habitants, les personnes qui ont mis le mur à disposition, ceux qui ont débloqué les fonds financiers. Bref, tout un petit monde qui s’est réuni pour quelques discours et une ambiance musicale portoricaine, le tout dans un jardin communautaire. Ce moment a été d’autant plus intéressant que le mur en question a dessiné les démarches de reconstruction des populations suite à l’ouragan Sandy. Les jeunes ont eu une certaine responsabilité en effectuant ce mural. Là, la question de la community s’est avérée étroitement liée à celle de la solidarité.
Si la community est un terme central pour mieux comprendre le travail social effectué à New York, celui de facilitateur (facilitator) apporte aussi un éclairage intéressant. En effet, plutôt que de se présenter comme un travailleur social, l’idée a bien souvent été pour les personnes en fonction de se voir comme un intermédiaire entre les clients et l’organisation. Cette posture d’intermédiaire est intéressante pour les personnes qui se trouvent en face : il s’agit d’un soutien, d’un outil qui peut être utilisé (ou non).
Une des particularités du travail social observé à New York est son caractère « organique » : il peut prend une forme particulière, ne se cantonne pas uniquement au champ habituel du travail social et peut être mouvant. Il n’a d’ailleurs pas été rare de croiser plusieurs autres organismes dans les bâtiments du HRA (comme Groundswell par exemple). Le réseau et la collaboration sont extrêmement présents dans le paysage new-yorkais du travail social.
Au final, à New York, aucun projet social ne se fait « seul ». Il résulte toujours d’une collaboration avec des organes qui œuvrent déjà sur place, ce qui amène du crédit à la démarche collective.