Comment gérer 120 dossiers par assistant social ?
La gestion à flux tendus et le « managérialisme » se généralisent dans le travail social. Le malaise des travailleurs et travailleuses prend une ampleur inquiétante. Olivier Grand en appelle à un esprit critique collectif.
Par Olivier Grand, secrétaire général d’AvenirSocial
Du social management aux problèmes inhérents à la gestion. En tant que professionnel d’une association d’employé-e-s, je suis fréquemment sollicité par des collègues de l’éducation sociale ou du service social [1]. Lors de maintes discussions, ils témoignent de leur réalité de travail. Unanimement, ils manifestent l’augmentation des contrôles, lesquels sont ressentis comme omniprésents. On y parle également du resserrement des marges de manœuvre du travail social, soit justement la marge nécessaire à la part humaine et sociale de leur travail. Si on ne parle pas explicitement de nouvelle gestion, la question est certainement sous-jacente. Le vaste mouvement de réorganisation des institutions a introduit de nouveaux modes de travail, lesquels se sont répercutés dans les mandats mêmes des institutions et finalement dans les descriptifs de postes des travailleurs et travailleuses sociales. Il ressort souvent de ces témoignages un sentiment d’impuissance. [2]
Le tout à la gestion, les citrons pressés
A croire qu’un seul mot dirige dorénavant nos vies et toute activité sociale, le management : case management, managed care, disability management, city management. Une bonne politique sociale consisterait donc à bien gérer la pauvreté, l’exclusion, les incivilités et la criminalité. Le tout à la gestion n’est évidemment pas étranger au travail social, lequel se reflète à l’intérieur de ses mandats. Les attentes prescrites prennent la forme suivante, on fait appel aux travailleurs et travailleuses sociales pour créer des interfaces entre les autorités, le public et les populations précarisées. Le travail social serait ainsi l’interface régulatrice entre problèmes sociaux et cohésion sociale. Dans le climat actuel, où tout se mesure à l’aune de la raréfaction des ressources, le travail social se fait de plus en plus le contrôleur de la juste redistribution des ressources aux catégories de population pour qui le politique, et indirectement le peuple, a accordé sa solidarité. Nous ne répondons ainsi plus qu’à une seule injonction : comment. Comment réduire la violence chez les jeunes ? Comment gérer 120 dossiers par assistant social ? Comment accueillir un enfant avec de sévères déficiences mentales dans une structure d’accueil extrascolaire ? Comment faire cohabiter dans un atelier des personnes handicapées mentales avec des personnes en difficultés psychiques ?
Moins d’Etat et des services de meilleure qualité !
Le management au sein des administrations publiques, et par effet de cascade du secteur privé subventionné (parapublic), est une conséquence de critiques émises depuis les années 1990 de l’appareil bureaucratique de l’Etat (Giauque, Emery, 2008 : 21). C’est en effet à partir de là que le tournant s’est fait vers une nouvelle gestion publique, laquelle visait à rendre l’appareil plus productif, tout en ne lui donnant d’ailleurs pas les moyens suffisants de ses missions. L’Etat ne paraît plus être un régulateur, soit un producteur de richesse, au sens où il avait été institué au sortir de la Deuxième Guerre mondiale par le keynésianisme. Il devient excessif et trop coûteux. Les entreprises privées devant améliorer leur productivité, les économies d’échelles ne sont plus suffisantes, il faut produire en flux tendus, soit répondre à la demande variable, ne pas se permettre l’accumulation de stocks, réduire les marges, se faire flexible (Marazzi, 2001, p. 12). Il y a là des répercussions directes sur le service public et le parapublic, lequel doit engager de nombreuses réformes sur le modèle du secteur privé. L’optimisation des services passe par l’« introduction d’une forme de compétition entre les services administratifs, entre organisations publiques » (Giauque, Emery, 2005, p. 88). Il lui faut également utiliser des mécanismes de marché, répondre à des missions orientées sur les résultats (outputs) et non uniquement sur des procédures formelles. On introduit l’idée de rentabilisation des services publics.
Ce nouveau paradigme a des impacts également sur le travail social, ce vocabulaire lui étant aujourd’hui familier. Les cadres de référence ainsi nouvellement définis sont exigeants et font courir le risque d’une certaine déshumanisation sociale. On attend d’un éducateur qu’il offre une prestation. Au moyen d’indicateurs de performance, on ne le paie plus pour une prise en charge globale, laquelle faillit à démontrer ses résultats. Rapportant ici les difficultés exprimées par des collègues, agir sur le symptôme uniquement, par manque de temps, de concertation, c’est prendre le risque d’introduire de l’arbitraire dans certaines pratiques. Ainsi, c’est un des paradoxes relevés par Giauque et Emery : « Les systèmes de pilotage mis en place drainent avant tout des indicateurs de type quantitatif : quantité de prestations fournies, délais et coûts générés sont le plus souvent au cœur des tableaux de bord car il s’agit des informations les plus facilement gérables, les plus accessibles aussi en regard de leur coût d’acquisition et de traitement. En pratique, cela signifie que les informations traitées ne correspondent pas toujours à celles qu’il serait nécessaire et pertinent d’obtenir. » (2008, p. 152).
Le contrat de prestations, économie sociale à flux tendus
Les institutions sociales sont soumises à des contrats de prestations. Ceux-ci se sont peu à peu généralisés. On y fixe des objectifs à atteindre, on détermine des échéances et des indicateurs qui permettent de mesurer l’atteinte ou non des objectifs. Des sanctions peuvent être prévues si les objectifs ne sont pas atteints. Pour donner une illustration, je prendrai le cadre d’une structure ambulatoire d’accueil pour jeunes. Le contrat de prestations définit sur la base de statistiques cantonales le nombre de jeunes à accueillir. Fixons ce nombre à 100. Les usagers de la structure sont libres à tout moment de s’inscrire à la mesure. Durant l’année, la demande varie. Il y a des périodes, l’été en particulier, où peu de jeunes font appel à la mesure. Imaginons que le nombre de participant-e-s durant les deux mois d’été soit de 60, il faudra pour compenser ce manque accueillir sur les dix mois restant huit personnes de plus. Maintenant, le taux d’encadrement des jeunes étant fixé à 100, l’engagement du personnel est calculé sur cette moyenne. Un des éléments de tensions est que nous nous trouverons donc en sous-dotation de personnel durant dix mois par année. Par ailleurs, si la cible quantitative n’est pas atteinte, le mandant, soit l’Etat, pourra juger la mesure non suffisamment performante ou ne répondant pas adéquatement à la demande. Il pourra alors la menacer de réduire l’enveloppe budgétaire ou de remettre en question son contrat.
L’institution transformée en entreprise sociale va, pour lutter contre ces effets, multiplier ses offres de prestations afin de réduire les risques en ne dépendant qu’à un seul gros client, en l’occurrence un département cantonal de l’Etat. Elle pourrait ainsi être tentée d’offrir des places d’accueil pour d’autres populations que celles initialement prévues. En diminuant ainsi le risque de ne dépendre que d’un mandant et d’un contrat de prestations, elle nécessite de la part du personnel une plus grande flexibilité quant à sa capacité à répondre judicieusement à une population accueillie non homogène. Ainsi, on multiplie les compétences nécessaires à l’accueil de publics plus hétérogènes aux problématiques tout aussi multiples.
Le matériel humain faillible
On demande ainsi un engagement complet aux travailleurs et travailleuses. Dans les modèles de gestion des ressources humaines, on sait l’importance à trouver un équilibre entre descriptifs de postes, compétences nécessaires pour répondre aux exigences attendues, et qualification du personnel (Emery, Gonin, 2010 : 23– 25). Dans une gestion des problématiques sociales à flux tendus, on va exiger l’excellence des intervenants sociaux, leur fixer des attentes démesurées. Nous ne sommes pas ici dans une autre configuration que celle décrite par Vincent de Gaulejac (2005).
Sans cesse, des collègues nous citent des exemples où les services des ressources humaines n’ont pas considéré suffisamment cette adéquation. Ici, on a engagé de nombreux assistants et assistantes socio-éducatifs sans se soucier de leur intégration. Comme les taux d’encadrement des usagers sont calculés au plus juste, ce personnel est livré à lui-même. Là, on attend du personnel de répondre dans l’urgence à des problèmes complexes qui mériteraient du temps. Le travail de prévention ne peut plus se faire et l’on n’intervient plus que sur les situations de crises. Ainsi, le personnel est fatigué, l’absentéisme est récurrent, le taux de rotation infernal. Arrivée à ces limites, une collègue témoigne : « Le 3 de ce mois-là, dans l’après-midi, j’ai craqué, j’ai failli m’évanouir dans mon bureau. Je n’avais qu’une seule idée dans ma tête, partir, me sauver. Je n’avais jamais senti cette sensation de danger, c’était plus fort que moi, je ne pouvais plus réfléchir. Comment en suis-je arrivée là ? La constante surcharge de travail, le stress, la frustration, le fait de n’avoir pas le temps de penser, de réfléchir, le sentiment de se sentir dans un service des urgences avec plein de documents à remplir et des malades à soigner, mais sans le temps de faire un bon diagnostic et de devoir faire à toutes ces personnes un pansement en espérant que ça tienne jusqu’au prochain rendez-vous, tout cela m’a épuisée. Ces conditions de travail ont pris toute mon énergie, ma patience, ma joie de vivre, mes illusions, mon optimisme. »
Est-ce un problème de ressources humaines, un renvoi systématique au manque de compétence du personnel, un problème structurel ? Probablement tout à la fois. Nous partons cependant du principe que ce n’est pas le modèle qui est intrinsèquement mauvais. Il ne s’agit certainement pas ici dans mon propos d’être révolutionnaire. Mais reconnaissons que le système éprouve l’humain.
Une approche pragmatique
Peu d’entre nous s’indignent contre ce tout à la gestion. Il faut dire qu’il nous laisse impuissant et que pour seule résistance nous lui opposons la force d’inertie. Le burn-out est une conséquence malheureuse et individuelle à un problème systémique.
De là où je me situe, soit d’une association professionnelle, je plaiderais, non en faveur de la révolution, mais d’une assertivité collective. Si ce système nous épuise lentement mais sûrement, nous en tirons aussi des bénéfices, c’est indéniable. Nous éprouvons nos seuils de tolérance que nous repoussons peu à peu. Il manque à mon sens, au sein même de notre corporation professionnelle, un esprit critique constructif. Il est à mon sens indispensable d’identifier les dysfonctionnements graves au sein des établissements dans lesquels nous travaillons. Dans une idée syndicale, certes, il y a des faits inacceptables qu’il faut dénoncer, mais nous avons aussi une part de responsabilité. Le personnel peut camper sur des positions arrêtées, et parfois sans vraies bonnes raisons. A quoi bon. Je rejoins Charles Chalverat (cf. ActualitéSociale, n° 35, p. 11) dans ses conclusions. Il faut des espaces d’échanges pour débattre, identifier et situer les difficultés. Je dirais que le management et les managers pathologiques doivent être combattus. Mais nous devons aussi être critiques dans nos rangs même. Nous ne sommes pas toujours objectifs non plus et pouvons manquer à notre déontologie. Certes, parfois il faut déloger une mauvaise direction, mais souvent aussi il faut faire la part des choses et accepter d’aller avec sa direction vers des changements. Pour cela, des rapports de confiance doivent être créés, parfois aussi des rapports de force. En conclusion, il faut arrêter de penser résoudre des problèmes collectifs par des solutions individuelles. Nous devons collectiviser nos forces, nuancer nos propos et combattre collectivement, souvent avec nos directions, pour trouver des solutions constructives.
[1] Texte paru dans ActualitéSociale N°35, novembre-décembre 2011. Revue spécialisée romande des professionnel-le-s du travail social, elle paraît six fois par année et est distribuée aux membres. Ce texte est publié par REISO avec l’aimable autorisation d’Olivier Grand et d’AvenirSocial.
[2] Bibliographie
- de Gaulejac V., (2005). La société malade de la gestion, Paris : Seuil.
- Giauque D., Emery Y., (2005). Les paradoxes de la gestion publique, Paris : L’Harmattan.
- Giauque D., Emery Y., (2008). Repenser la gestion publique, Lausanne : Presse polytechnique et universitaire romande.
- Emery Y., Gonin F., (2010). Gérer les ressources humaines. Des théories aux outils, un concept intégré par processus, compatible avec les normes de qualité, Lausanne : Presse polytechnique et universitaire romande.
- Marazzi C., (2001). La place des chaussettes. Le tournant linguistique de l’économie et ses conséquences politiques, Paris : L’Eclat.