Non-recours : les raisons du mutisme actuel
Le non-recours aux prestations sociales et de santé constitue une problématique sociale largement ignorée. Elle concerne pourtant des milliers de personnes. Etat des connaissances et pistes d’action.
Par René Knüsel, professeur à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne, et Annamaria Colombo, professeure à la Haute Ecole de travail social de Fribourg
Les fraudes dans les prestations sociales font l’objet de dénonciations constantes au niveau des discours politiques [1]. Le non-recours [2] ou le renoncement aux prestations alimentent nettement moins les débats sociaux et politiques.
Si la réalité des abus n’est pas contestable, tout en demeurant complexe à mesurer et à calibrer, son importance est exagérée particulièrement dans les prises de position politique. A l’opposé, le non-recours aux prestations constitue une autre partie de la quotidienneté des politiques sociales sur laquelle il est indispensable de mobiliser énergie et attention pour en comprendre ses contours, son importance, les mécanismes qui y conduisent et ses conséquences. Ce phénomène reste largement ignoré et peu débattu, alors qu’il est susceptible d’entraîner des effets indésirables, voire incompatibles avec le système même de protection sociale.
La question du non-recours aux prestations, même si elle a été discutée dans certains pays comme la Grande-Bretagne, autour des années 1930, n’a plus fait l’objet que de discussions sporadiques. Ces deux dernières décennies pourtant, le nombre de sollicitations de certaines prestations, en dessous des prévisions, tout comme le refus déclaré de bénéficiaires potentiels de demander de l’aide, est un phénomène qui a fait l’objet d’une attention plus systématique.
Eviter les prestations « attractives »
L’accès aux prestations et services, ainsi qu’aux droits sociaux de façon plus générale, interpelle les milieux politiques, les milieux académiques, comme les professionnels confrontés à ces questions. Cet intérêt repose sur plusieurs motivations. Les préoccupations relatives à la non-accessibilité ont d’abord été liées à la volonté des autorités politiques de savoir si les mesures publiques bénéficiaient bien aux populations concernées ou visées. Il s’agissait d’un souci politique visant d’abord à vérifier l’efficacité du dispositif mis en place. Son origine remonte autant à la volonté d’utiliser rationnellement et judicieusement le denier public par des mécanismes de contrôle qu’à une volonté de dissuasion appliquant le principe de less eligibility, qui veut que les prestations disponibles soient moins attractives que les gains minimaux offerts par le marché du travail.
Les recherches, essentiellement économétriques et statistiques, ont ensuite mis en évidence des taux de non-recours pour certains dispositifs suffisamment alarmants pour interroger la relation entre l’offre et la demande de prestations. Ces études, issues de l’évaluation des politiques sociales ciblées au sein des pays anglo-saxons (Van Oorschot, 1991), ont relevé des taux considérables de non-recours à l’offre publique de la part des personnes qui pourraient bénéficier de certaines prestations du système de protection. Ainsi, les publications de l’OCDE notent des taux de non-recours aux prestations d’aide et de soutien oscillant entre 20% et 65%, soit autant de bénéficiaires potentiels ne faisant pas valoir leurs droits. Pour certaines prestations ciblées, sous conditions de ressource, ces taux s’élèvent parfois jusqu’à près de 80% (Duvoux, 2010).
Les estimations pour la Suisse
Il existe peu d’informations claires sur la non sollicitation de prestations sociales ou de santé en Suisse. Quelques éclairages montrent que le problème est réel : Leu a montré en 1997 déjà que près de la moitié des personnes qui pourraient prétendre à l’aide sociale ne le faisaient pas ; la sollicitation des prestations complémentaires n’est pas faite par au moins un tiers des personnes qui pourraient y prétendre [3].
En 2009, mandatée par le Conseil d’Etat fribourgeois, une recherche sur les non recours aux prestations a abouti à la création de « Fribourg pour tous », un guichet social qui cherche précisément à répondre, pour partie au moins, au problème du non-recours aux prestations dans le canton [4].
Sur le plan de la santé, deux enquêtes (Bodenmann et al., 2014) à Lausanne et (Guessous et al., 2012) à Genève montrent qu’entre 11 et 14% des personnes interrogées renoncent à des soins pour des questions financières. Dans une enquête représentative au niveau suisse, l’OFS indique que ce sont un peu moins de 4% des Suisses qui auraient renoncé à des soins pour des motifs d’argent. Dans un article à paraître en automne 2015 des chercheurs de la Source (Guinchard et al.) cherchent à comprendre les logiques et les motifs qui expliquent cette situation auprès d’une population de jeunes retraités.
Ainsi, cette question interpelle les chercheurs en Suisse aussi.
Les pesanteurs institutionnelles
Plusieurs études ont cherché à comprendre l’origine de cette désaffection, notamment en observant l’impact de certaines mesures de régulation sur les régimes de prestations, par exemple au travers de la tendance au ciblage, de la mise sous condition de ressources des prestations ou encore de la généralisation des principes d’activation et d’implication (Hamzaoui, 2009). Les dysfonctionnements ou pesanteurs institutionnels ont aussi été dénoncés parce que l’organisation, comme les configurations complexes des systèmes de protection sociale, entraverait l’accès aux prestations : en cause, la fragmentation des services, l’absence de coordination, les impératifs de contrôle et la suspicion systématique d’abus. Par ailleurs, le cloisonnement entre prestataires empêcherait parfois de répondre adéquatement aux problématiques décelées chez les bénéficiaires (Berrat, 2008). Enfin, la circulation de l’information semblerait également problématique, tant pour les bénéficiaires que, de façon quelque peu paradoxale, pour les travailleurs sociaux.
Quelques démarches de recherche ont également porté sur les bénéficiaires eux-mêmes et leurs relations avec le système de protection sociale. L’inadéquation de l’information (Kubicek, Hagen, 2001), qui n’épouserait pas la perspective de l’usager, l’incompréhension face à la complexité des rouages des dispositifs de protection sociale, le sentiment d’humiliation ressenti, une confrontation à l’administration vécue comme dégradante, les craintes devant la stigmatisation (Despres, 2008), comme la faible attractivité de certains programmes, constitueraient autant de facteurs susceptibles d’amener au renoncement à solliciter des prestations ou des services.
Des préjudices pour l’individu et la société
Le non-recours aux prestations ne constitue pas seulement un problème politique ou philosophique par le non-exercice de certains droits, ou déontologique pour les professionnels qui y sont confrontés. Des interventions différées dans le temps peuvent entraîner une dégradation de la situation individuelle, voire une aggravation préjudiciable pour la société tout entière. Ce sont les conclusions auxquelles parviennent plusieurs recherches menées en France (Hamel, 2006), mais aussi dans d’autres pays en Europe (Hernanz et al., 2004). Si des économies peuvent être réalisées du fait que de nombreuses personnes ne font pas valoir leurs droits aux prestations, il s’agit d’une vision à court terme. En effet, les recherches montrent que cette non-dépense se traduit finalement par un report de charges dans le temps, et finalement par un coût bien supérieur pour la collectivité, car les problématiques qui ne sont pas prises en charge de façon précoce ont de grandes probabilités de s’aggraver et de complexifier leur prise en charge.
Plusieurs pistes ont été élaborées pour tenter d’apporter des réponses à ces problèmes. En Amérique du Nord, c’est le modèle du One-stop-government (OSG) qui a été développé afin de faciliter l’accès à des services publics intégrés. Directement inspiré de la Nouvelle gestion publique, le système OSG propose une rationalisation et une intégration poussée des diverses prestations en concentrant sur un même lieu l’ensemble des services. Un tel dispositif permet au bénéficiaire de dépasser les obstacles que représentent les cloisonnements juridiques et administratifs. L’idée conceptrice vise à faire en sorte que le citoyen fournisse un effort minimal pour atteindre ses objectifs, les procédures et les règles constituant, dans cette perspective, autant d’entraves pénibles aux démarches à entreprendre (Kubicek, Hagen, 2001). Ce type de dispositif est destiné à satisfaire sur le champ un citoyen consommateur de services publics. Or, les limites d’un tel modèle résident dans le facteur temps nécessaire à la résolution des problèmes d’ordre social. Elles ne permettent pas non plus de répondre à la volonté politique cherchant à impliquer les bénéficiaires dans les démarches pour les faire gagner en autonomie (Hamzaoui, 2009 ; Rode, 2009).
La piste du guichet unique
Les projets de guichet unique ou guichet social figurent aussi parmi les solutions cherchant à rapprocher fournisseurs et destinataires de l’aide. Un des principes de base est de tendre à faciliter l’accès aux prestations. Pour ce faire, de tels dispositifs visent à faciliter le passage vers l’offre publique au travers d’un point centralisé d’information, éventuellement d’enregistrement et d’octroi de prestations. L’objectif est de créer des passerelles entre les services administratifs, pour réduire le temps et l’énergie que doit dépenser un citoyen pour bénéficier du service dont il a besoin (Bent et al., 1999).
Lever les obstacles juridico-administratifs, d’une part et faciliter l’accès aux services, de l’autre, ne permettent toutefois pas de répondre à l’ensemble des problèmes relevés. Le déficit d’information, la crainte de stigmatisation, la préservation de la sphère privée de contrôles ressentis comme intrusifs, la perte d’autonomie ou l’incrédulité face aux mesures proposées constituent autant d’obstacles persistants et que ne permet pas de résoudre une simple centralisation géographique. Une réflexion sur les modalités d’accueil pour pallier les effets de marquage négatifs souvent induits par les relations de guichet dans le secteur social doit aussi être menée.
Bibliographie
- BENT S., KERNAGHAN K., MARSON B., 1999, Innovation and Good Practices in Window Service, Candian Center for Management Development,
- BERRAT B., 2008, “Ceux qui ne demandent rien : hors jeu, résignés ou résistants ?”, Vie Sociale, 1, pp.5-8.
- DESPRES C., 2008, “Le non-recours aux droits : l’exemple de la sécurité sociale”. Vie Sociale, 1, pp.21-36.
- DUVOUX N., 2010, “Le RSA et le non-recours”, laviedesidees.fr
- HAMEL M.-P., 2006, “Les transformations de l’État-providence néerlandais et l’accès aux droits sociaux. L’exemple de la municipalité d’Amsterdam”, Recherche et Prévisions, 86, pp.55- 63
- HAMZAOUI M., 2009, Le social à l’épreuve de la politique transversale, Bruxelles, Service social dans le monde.
- KUBICEK H., HAGEN M., 2001, “Integrating E-Commerce and E-Government : The Case of Bremen Online Services”, Prins J.E.J. (éd.), Designing E-Government, Bruxelles, Kluwer, pp.177-196.
- RODE A., 2009, “L’émergence du non-recours aux soins des populations précaires : entre droit aux soins et devoirs de soins”, Lien social et Politiques, 61, pp.149-158.
- VAN OORSCHOT W., 1991, “Non-take-up of social security benefits in Europe”, Journal of European Social Policy, 1, pp.15-30
- WARIN P., 2010, Le non-recours : définition et théorie, Document de travail/Working paper 1, Grenoble, ODENORE.
[1] A propos des abus, voir le numéro de Sécurité sociale, OFAS, 2/2013.
[2] René Knüsel et Annamaria Colombo (dir.), Accessibilité et non-recours aux services publics, Les politiques sociales, 3 & 4, 2014. Commander l’ouvrage en ligne.
[3] Ndlr : lire aussi le communiqué du CSP sur le non-recours du 18 mars 2015 sur cette page de REISO.
[4] Accéder au rapport du Conseil d’Etat fribourgeois de 2009.
Lire aussi l’article de Jacqueline Gremaud Neri et Kathrin Gabriel-Hofmann : « Quand les problèmes sociaux fragilisent la santé », sur le guichet « Fribourg pour tous », Revue REISO, 3 mars 2014.