L’offensive contre les plus démunis se poursuit
Nouveau coup de génie : imposer les prestations d’aide sociale et les prestations complémentaires. Ce projet prétend assurer ainsi l’égalité fiscale. En fait, il vise à diminuer encore l’aide aux plus pauvres.
Par Ueli Tecklenburg, sociologue
Quand il s’agit des prestations sociales aux plus démunis, l’imagination des politiciens ne semble connaître aucune limite. Dans cette cacophonie, une récente démarche parlementaire est passée quasi inaperçue. En effet, le 8 décembre dernier, le Conseil des Etats a adopté une motion demandant « l’imposition des prestations d’aide sociale et l’allègement fiscal pour le minimum vital ». Le projet inclut également les prestations complémentaires (PC) de l’AVS et de l’AI. La commission compétente du Conseil national devrait en débattre prochainement.
Jusqu’à présent, sur la base de la loi fédérale sur l’harmonisation fiscale, ces prestations sociales étaient non imposables. En effet, elles doivent être versées aux bénéficiaires dans leur intégralité, faute de quoi leur finalité – garantir le minimum vital – ne pourrait être atteinte. Selon la Commission de l’économie et des redevances du Conseil des Etats, la motion vise à éliminer les effets de seuil et à améliorer l’incitation au travail, afin que « le travail en vaille la peine » (Arbeit muss sich lohnen). Elle invoque aussi l’objectif « de garantir l’égalité de traitement en matière fiscale et économique ».
Si, à première vue, « l’égalité de traitement en matière fiscale et économique » n’est pas contestable en soi (d’aucuns pourraient s’en souvenir quand il s’agit de l’imposition des très hauts revenus), l’imposition des prestations d’aide sociale et des PC pose des problèmes à plusieurs égards.
Du côté de l’aide sociale
- Selon une étude de la CSIAS, les effets de seuil ne seraient pas automatiquement éliminés par l’imposition des prestations d’aide sociale. Si, contrairement à la pratique actuelle, l’aide sociale commençait à payer les impôts des bénéficiaires, l’effet de seuil persisterait.
- L’incitation au travail induite par l’imposition n’aura que des effets très limités, voire nuls. Les bénéficiaires qui travaillent et qui bénéficient aujourd’hui d’une franchise sur le revenu devraient utiliser une bonne partie de cette franchise pour payer les impôts.
- L’imposition des prestations d’aide sociale sans compensation est une atteinte au minimum vital. Pour maintenir le minimum vital à son niveau actuel, les cantons et les communes devraient augmenter ces prestations de manière correspondante. Ce qui conduirait à une situation quelque peu absurde : l’aide sociale payée par les impôts financerait des impôts.
- Les communes financeraient, en partie au moins, les cantons. En effet, dans beaucoup de cantons, les prestations d’aide sociale sont financées dans une large mesure, voire exclusivement, par les communes. Si sur ces prestations, des impôts cantonaux étaient également prélevés, on assisterait à un financement des cantons par les communes.
- Dans la plupart des cantons (à quelques exceptions près), les prestations d’aide sociale sont aujourd’hui encore en principe soumises à l’obligation de remboursement. Même si des restrictions à cette obligation ont été introduites en beaucoup d’endroits (par exemple pas de demande de remboursement sur des revenus ultérieurs provenant d’une activité lucrative), elles constituent néanmoins une sorte de crédit, donc une dette. Ce serait la première fois qu’une dette serait soumise à l’impôt.
- Et avant tout, dans le contexte politique actuel, quel canton ou quelle commune oserait aujourd’hui demander une augmentation des prestations d’aide sociale afin de permettre aux bénéficiaires de payer des impôts ? Car si ce n’est pas le cas, nous l’avons vu, l’imposition de ces prestations conduirait tout simplement à un abaissement du minimum vital.
Du côté des prestations complémentaires
- Rappelons que sur les 300’000 bénéficiaires de PC, 180’000 sont des rentiers de l’AVS. Pour eux, invoquer « l’incitation au travail » est tout simplement hors propos.
- Une telle incitation pourrait éventuellement être invoquée pour les bénéficiaires des PC de l’AI qui disposent d’une capacité partielle de travail. Pour ces personnes cependant, différentes incitations au travail existent d’ores et déjà par la franchise sur le revenu et par la non prise en considération de la totalité du revenu provenant d’une activité lucrative. Les impôts que ces bénéficiaires de PC doivent payer sur les revenus provenant de la rente AI et de l’activité lucrative sont par ailleurs inclus dans le montant de base actuel de CHF 1607.- pour une personne seule.
La Confédération décide, les cantons prêts à payer ?
Le problème de fond concernant l’imposition des prestations sociales pour les plus démunis et l’exonération fiscale du minimum vital réside cependant dans la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons. La Confédération, par la loi sur l’harmonisation fiscale, est en effet compétente pour abolir la non-imposition des prestations sociales mentionnées. Dans la pratique d’ailleurs, l’impôt fédéral direct (IFD) connaît aujourd’hui déjà l’exonération fiscale du minimum vital. Sur la base de la législation actuelle, la Confédération pourrait certes fixer ce principe de manière générale. Toutefois, la définition du minimum vital cantonal, donc ses montants et modes de calcul, sont entièrement de la compétence des cantons.
Le risque majeur de cette motion ? La Confédération déciderait d’introduire l’imposition des prestations d’aide sociale et prescrirait aux cantons de les exonérer. Alors que les cantons, afin de ne pas perdre trop de revenus fiscaux, fixent le minimum vital bien en dessous des prestations sociales. Rappelons à cet égard, à titre d’exemple, que le canton de Schwyz soumet à l’impôt des revenus à partir de CHF 400.- déjà. De plus, sous la pression politique actuelle, il est difficile d’imaginer les cantons augmenter les prestations sociales afin de permettre aux bénéficiaires de payer leurs impôts. Ainsi, le but final de certains serait enfin atteint, à savoir la diminution des prestations d’aide sociale et, dans la foulée, celles des prestations complémentaires.
La seule solution viable qui est aussi la plus simple est effectivement l’exonération fiscale du minimum vital tant au niveau de la Confédération que des cantons et des communes. Ce minimum vital concernerait tous les revenus quelle que soit leur provenance et devrait se situer légèrement en dessus des prestations sociales mentionnées pour éviter de nouveaux effets de seuil. L’imposition des prestations d’aide sociale et des prestations complémentaires deviendrait ainsi sans objet. Le chemin pour y parvenir – nous l’avons vu – est cependant encore semé d’embuches.