Equipes soignantes : les limites de la mixité
Que provoque la mixité des équipes dans un domaine professionnel très féminisé, celui de la santé ? Femmes et hommes font-ils le même travail ? Une enquête anthropologique [1] cerne des rôles subtilement répartis.
Par Mélanie Battistini, chargée de recherche, Haute école de santé Vaud (HESAV), et Séverine Rey, professeure, HESAV
Diverses études montrent que dans la plupart des cas où des professions typiquement « masculines » ou « féminines » ont connu une certaine mixité, la division sexuelle du travail, au lieu de disparaître, s’est déplacée (Fortino, 2002) [2]. C’est notamment le cas dans le domaine de la santé. En effet, la mobilité professionnelle ascendante est plus fréquente pour les hommes qui ont choisi une profession « féminine » [3]. Par ailleurs, les hommes se dirigent vers certaines spécialisations, ce qui semble recréer des oppositions entre sexes : par exemple, les infirmiers s’orientent majoritairement dans les soins dits aigus (anesthésie, urgences, etc. ; voir notamment Snyder et Green, 2008).
Dans notre recherche, nous avons voulu savoir ce qui se passe entre collègues qui font partie d’une même équipe. Nous avons sélectionné deux professions contrastées dans leur composition : les soins infirmiers sont très féminisés (à part certains secteurs), alors que les technicien·ne·s en radiologie médicale (TRM) sont assez proches de la parité [4]. Concrètement, nous avons voulu savoir si ces professionnel·le·s envisagent la mixité de la même manière, et si femmes et hommes font le même travail.
L’enquête s’est déroulée au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) à Lausanne, dans trois services (Service des urgences et Clinique d’alcoologie pour les soins infirmiers ; Service de radiodiagnostic et de radiologie interventionnelle pour les TRM). Notre démarche était de type anthropologique : nous avons pratiqué des observations (non-participantes), puis mené 50 entretiens avec des membres du personnel soignant et des cadres des services.
L’identité professionnelle et l’individu avant tout
Un premier constat, général, peut être formulé au terme de cette recherche : ces deux professions ne présentent pas de différences frappantes entre elles à propos de la mixité. Nos interlocutrices et interlocuteurs ont souvent relevé le fait que, pour elles et eux, la mixité ne posait « aucun problème », ne créait pas de « conflits » et était « normale » – certain·e·s s’étonnaient même de notre sujet de recherche.
Le fait de considérer la mixité comme n’étant pas un sujet de préoccupation peut être associé à deux éléments. Premièrement, la mise en avant de l’identité professionnelle. Les soignant∙e∙s se considèrent comme des professionnels formés et expérimentés avant tout : grâce à la formation, elles et ils sont capables de réaliser leur travail de la même manière, sans que des caractéristiques sexuées entrent en jeu : « On a tous été formés pour le même travail. »
Le deuxième trait mis en évidence renvoie aux spécificités individuelles, pour lesquelles le sexe est un critère moins déterminant que la personnalité d’un individu. Les différences sont même vues comme un plus dans le travail, elles permettent de répondre à la diversité des patient·e·s, « comme une prestation supplémentaire qu’on peut proposer ».
Mixité et harmonie
Ce n’est que dans un deuxième temps que nos interlocutrices et interlocuteurs ont constitué des groupes, en attribuant des caractéristiques aux femmes et d’autres aux hommes. La logique qui prévaut ici est celle de la complémentarité, se nourrissant de clichés et stéréotypes sociaux. Ainsi, des spécificités sont identifiées pour chaque sexe et mises au service de la collaboration professionnelle. Cette conception justifie la perception positive de la mixité, présentée comme un « enrichissement », apportant « cohésion » et « homogénéité ». En effet, l’atmosphère de travail est dépeinte, quel que soit le sexe de nos interlocuteurs, comme plus détendue et harmonieuse lorsqu’il y a des hommes dans les équipes : bien souvent, les discours portent en eux une dénégation consistant à dire que l’on s’entend très bien avec ses collègues femmes, mais que l’on préfère travailler dans des équipes mixtes, parce que les femmes seraient plus « chamailleuses » et jalouses. Dès lors, la présence des hommes est plébiscitée comme si elle était la garantie du bon fonctionnement des équipes, même si quelques voix ont critiqué le travail dans des équipes masculines (c’est « le bazar » ou « la foire »). D’après ces témoignages, c’est donc bien la mixité qui apporte un équilibre.
Des discours ambivalents
Nos résultats soulignent une certaine ambivalence des discours qui valorisent la professionnalité et les spécificités individuelles, tout en mettant en avant des différences entre hommes et femmes. Dans cette optique, l’appartenance à un groupe de sexe prend un caractère déterminant, permettant d’expliquer des situations loin de toute prise en compte de facteurs tels que, par exemple, les conditions de travail, sa pénibilité, ou la dynamique de groupe.
Séparés et non-mixtes, chaque sexe aurait des qualités et des travers… malgré quelques réserves émises par certain·e·s (« [il n’y a] pas tant de différences… [Ce sont] surtout les clichés qui restent »). Un exemple-type est l’association hommes-action versus femmes-relationnel [5] : or, dans le cas des infirmières et infirmiers aux urgences, quand nous leur demandons ce qui les intéresse dans ce service, les mêmes termes reviennent, quel que soit leur sexe : la variété des cas, l’adrénaline, le fait de ne jamais avoir les mêmes patient·e·s… – appréciant donc tou·te·s ce qu’ils et elles définissent comme « masculin ». Et chacun·e présente les aspects relationnels comme étant au centre de leur vision du métier, avant la technicité des gestes : « Mon métier en fait, c’est d’entrer en relation avec […] un être humain qui est dans une phase précise de son existence. […] ça va bien au-delà […] de la maîtrise technique. »
Derrière la complémentarité entre les sexes se cache un mécanisme social qui se base sur des différences (biologiques) pour établir une différenciation (sociale) et qui nie la hiérarchie au fondement de sa pensée (Delphy, 2001). De là découle la division sexuelle du travail, qui sépare travail et sphères d’activités (aux hommes, production et technique, aux femmes, reproduction et soins à autrui) et leur attribue des valeurs différentes (Kergoat, 2000). Elle permet, par exemple, de légitimer des différences de salaires, de valorisation des professions et de rôles familiaux (seules les femmes vont « concilier » travail et famille, réduire leur taux d’occupation, voire arrêter de travailler).
Mixité et répartition du travail
La distinction entre hommes et femmes est également faite pour établir une répartition des patient∙e∙s selon les situations. Les soignant∙e∙s mettent souvent en avant l’opportunité qu’offre la mixité en la matière : il s’agit d’intervenir « dans l’intérêt des patients », si ceux-ci font la demande spécifique d’être soignés par un homme ou par une femme, eux-mêmes ne se donnant pas le « droit de choisir » [6].
Qu’en est-il d’une délégation du travail entre collègues ? Informellement, une certaine distribution peut être constatée, selon deux types de circonstances [7]. D’une part, il sera plus volontiers fait appel aux hommes dans les cas qui nécessitent de la force physique ou quand est pressentie une situation de violence – malgré la possibilité de recourir à des moyens mécaniques (pour le « relevage ») ou humains (résolution de conflits, agents de sécurité). D’autre part, on confiera plus facilement aux femmes les cas relatifs à la gestion de l’intimité ou à la pudeur d’une patiente – sans que l’intimité d’un patient ne soit traitée de manière symétrique (comme l’exprime une TRM : « Moi j’ai fait des lavements aux hommes […] on ne se pose pas la question s’il va accepter ou pas »). En outre, une certaine ambiguïté transparaît dans les récits quant à l’origine de cette répartition : derrière la gêne présumée des patientes se cache parfois un malaise de la part des soignants, principalement s’ils sont proches en âge et jeunes.
Si la répartition peut paraître anodine et sembler rendre service, elle n’est pas sans conséquences : en effet, certaines activités étant plus valorisées, en décharger sa collègue signifie réaliser une intervention intéressante et par conséquent reléguer l’autre à un acte potentiellement déplaisant.
Déni des acquis professionnels
L’ambivalence des discours révèle une tension, peut-être un malaise, qu’on pourrait formuler ainsi : les patient·e·s nous demandent (parfois) d’être des femmes ou des hommes plutôt que des soignant·e·s ; entre collègues, nous nous attribuons mutuellement des rôles qui n’ont pas grand-chose à voir avec notre profession (mais avec notre « nature » de femme ou d’homme)… La mixité révèle au grand jour des pratiques de répartition du travail qui ne sont pas inéluctables puisqu’elles ne se produisent pas quand les équipes sont non-mixtes ; et si elles adviennent, elles se basent sur d’autres critères, plus liés à l’individu (maîtrise d’un geste, gabarit physique, etc.). Or, elles sont une manière de limiter les compétences professionnelles acquises durant la formation et par l’expérience.
Face au contexte de pénurie de personnel qualifié dans le domaine de la santé, le facteur mixité devrait être pris en compte par les responsables au niveau des services hospitaliers. Il est nécessaire que les équipes et leur encadrement mènent une réflexion au sujet des répartitions de patient·e·s, mais il faudrait également s’interroger sur les conséquences de la mixité, en termes d’égalité des chances. En effet, l’articulation entre carrière et famille continue de toucher essentiellement les femmes, et va en général de pair avec une réduction du taux d’occupation et une difficulté d’accès aux postes de cadre. Les enjeux sont donc de taille.
[1] « Genre et ségrégation horizontale dans les professions de la santé : le partage de la pratique quotidienne », financée par l’Office fédéral de la formation professionnelle et de la technologie (programme fédéral Egalité des chances entre femmes et hommes dans les HES), la Haute école spécialisée de Suisse occidentale et la Haute école de santé Vaud (HESAV). Equipe : Séverine Rey, Christine Pirinoli, Mélanie Battistini (HESAV), comité de suivi : Nicole Richli Meystre, Annick Anchisi (HESAV) ; Annie Oulevey Bachmann (Haute école de santé La Source). Cet article pour REISO est l’adaptation d’un texte publié dans la revue Soins infirmiers de l’Association suisse des infirmières et infirmiers et, pour une version raccourcie, dans ASTRM Actuel, la publication de l’Association suisse des techniciens en radiologie médicale.
[2] Bibliographie :
- Delphy Christine (2001). L’ennemi principal. 2/ Penser le genre. Paris : Syllepse.
- Fortino Sabine (2002). La mixité au travail. Paris : La Dispute.
- Kergoat Danièle (2000). « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in : Helena Hirata Françoise Laborie, Hélène Le Doaré et Danièle Senotier (Eds), Dictionnaire critique du féminisme, p. 35-44. Paris : PUF.
- Laufer Jacqueline (2004). « Femmes et carrières : la question du plafond de verre ». Revue française de gestion 4 (151) : 117-27.
- Snyder, Karrie A. et Adam I. Green (2008). « Revisiting the glass escalator : The case of gender segregation in a female dominated occupation ». Social Problems 55(2) : 271-299.
- Williams Christine L. (1992). « The glass escalator : Hidden advantages for men in the “female” professions ». Social Problems 39(3) : 253-67.
[3] Ce phénomène est décrit par l’expression « escalator de verre » (Williams, 1992) en référence au « plafond de verre » (Laufer, 2004) auquel se heurtent les femmes.
[4] Au niveau de la formation en Suisse romande, la HES-SO dénombrait, en 2011, 87% de femmes en soins infirmiers et 67% en technique en radiologie médicale (Statistiques étudiant·e·s 2011-2012, domaine santé).
[5] Cette supposée préférence nous a souvent été rapportée, tout en étant d’emblée contredite : « Les garçons aiment mieux être, par exemple, aux urgences couchées qu’à [l’unité d’observation] […] ils aiment mieux être dans l’action, vraiment les plus grosses urgences. Et puis… mais bon, ça il y a des filles [qui] le font. »
[6] De telles requêtes sont également critiquées, dans la mesure où elles restreignent le rôle professionnel, quand par exemple des patients « nous voient comme des femmes » (« on se retrouve un peu plus souvent à faire le boulot […] maternel »).
[7] Il y a une exception à cela : la mammographie. En effet, le choix du service de radiologie, au CHUV, est de ne planifier que des techniciennes pour cet examen. Faute de place, nous n’aborderons pas ce sujet ici.