Former à la durabilité n’est plus une option
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La profession infirmière est fortement concernée par les questions de durabilité. Intégrer ce paramètre à la formation de base devient indispensable pour donner aux futur·e·s soignant·e·s l’impulsion de transformer les pratiques.
Par Myriam Guzman Villegas-Frei, Shota Dzemaili, Dominique Licaud, Rudy Ferré, et Séverine Vuilleumier [1]
En 1860 déjà, Florence Nightingale, pionnière des soins infirmiers modernes, décrivait des principes de gestion de l’environnement des patient·e·s pour prévenir les maladies et promouvoir la guérison (3). Puis, durant les années 60-70, plusieurs infirmières leaders et militantes écologistes se sont positionnées sur la considération de l’environnement dans les soins, particulièrement aux États-Unis (4,5).
Si la discipline infirmière a donc pris en compte l’environnement dans sa pratique depuis plusieurs siècles (7), l’impact des activités des soins sur ce dernier n’a pas toujours été considéré de manière explicite, hormis auprès des infirmières hygiénistes et de santé au travail. Or, les avancées scientifiques et médicales, qui ont apporté des résultats spectaculaires en matière de santé et d’espérance de vie, ont malheureusement engendré des pratiques peu durables et souvent délétères pour l’environnement, dont l’impact n’est pas anodin pour la santé.
La santé environnementale traite des impacts de l’environnement (incluant le climat) sur la santé humaine, en considérant les aspects physiques, chimiques, biologiques et culturels ou sociaux (6). Dans la littérature, la thématique de la durabilité dans le domaine des soins est de plus en plus présente (8–11). En effet, il « existe un paradoxe sinistre : le soignant, garant de la santé de la population est un acteur de sa destruction. Mais il existe une parade optimiste : la santé est un gisement majeur d’amélioration du développement durable » (d’Aranda et al., 2021). Les services de santé contribuent en effet grandement au changement climatique.
Les services de santé, grands émetteurs de CO2
Si les services de santé du monde entier étaient un pays, celui-ci serait le cinquième émetteur de carbone de la planète (12). En 2019, le système de santé suisse était responsable de près de 6.7% des émissions de gaz à effet de serre, alors que l'estimation des systèmes de santé internationaux était de 4.4% (12). Or, des actions pour diminuer l’impact des soins existent. Par exemple, au Royaume-Uni, entre 1990 et 2010, le National Health System a diminué ses émissions de Gaz à effet de serre (GES) de 46%, puis entre 2010 et 2020 encore de 16% (13), des chiffres qui démontrent que les marges de manœuvre pour plus de durabilité sont importantes dans les systèmes de santé. Ces réductions importantes sont à attribuer à des actions qui touchent tant l’immobilier que les infrastructures, repensent les voyages et transports des collaborateurs·trices, et agissent sur les chaînes d’approvisionnement et de gestion des médicaments. Par ailleurs, dans leur plan 2022 d’émission zéro carbone, un accent fort est mis sur l’implication et le leadership de tout le personnel, en particulier en matière de formation du personnel des soins et les étudiant·e·s. Les professionnel·le·s de la santé jouent ainsi un rôle déterminant face aux enjeux environnementaux et doivent contribuer de manière conséquente à la réduction de leur impact (14).
La durabilité dans les soins infirmiers « peut être définie comme un noyau de connaissances dont l'écologie globale et holistique constitue le fondement. L'utilisation du concept de durabilité inclut donc des considérations environnementales à tous les niveaux. La mise en œuvre de la durabilité contribue à maintenir un environnement favorable à la santé des générations actuelles et futures » [Traduction libre] (8, p.387). Dans le secteur de la santé, des actions durables existent, notamment dans la sélection du matériel à acheter, la gestion des déchets, l’alimentation, le transport, la pollution de l’air, l’énergie, le leadership, mais aussi à travers le rôle de plaidoyer des infirmiers et infirmières (15). Le déploiement de ces actions par ces professionnel·le·s peut avoir un impact majeur car elles et ils exercent dans tous les secteurs de soins, de la santé publique aux soins aigus, et dans le monde entier (16).
Ci-après sont présentées deux thématiques enseignées en lien avec la durabilité dans les soins [2].
Témoignage 1 : S’impliquer, un pouvoir d’agir
Rudy Ferré est infirmier, diplômé en 2011 à Orléans, spécialisé en anesthésie en 2019 à Poitiers, et dès lors engagé pour la durabilité.
L’impact des soins en anesthésie sur l’environnement et la santé a été révélé par des professionnel·le·s du bloc opératoire en 2016, alerté·e·s par la masse de matériel jeté (17). L’engagement dans la durabilité de Rudy Ferré est né à la suite d’une conférence donnée par Jane Muret sur le thème « anesthésie et COP 21 », en 2018, au CHU de Poitiers. Par la suite, le soignant a rédigé un mémoire sur cette thématique puis a rejoint le Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV), où il a effectué un travail de recherche sur les déchets du bloc opératoire. Ce travail a contribué à identifier des filières de valorisations des déchets et proposer des procédures pour réduire de manière drastique l’impact environnemental des blocs opératoires, avec comme plus-value un retour financier. Sur la base de ce travail, des collaborateurs et collaboratrices de l’établissement vaudois ont été sensibilisé·e·s et informé·e·s.
Son travail a mis en évidence l’importance de l’utilisatrice et de l’utilisateur dans le tri des détritus. En effet, un tri approprié dépend essentiellement de l’évaluation faite par la personne en charge de l’élimination des matériaux usagés, et de ses connaissances des recommandations. Dans le cas du bloc opératoire, comme relevé par Bourgeois (18), l’inadéquation du tri s’explique notamment par une surévaluation du risque infectieux, le développement croissant du matériel à usage unique et l’incompréhension des règles précises de tri. A cela s’ajoute, la méconnaissance de ce qui est recyclable ou non, et la crainte de devoir manipuler des déchets contaminés (19).
Un processus d’information et de sensibilisation des collaborateurs et collaboratrices permet de réduire de 54 à 63% le gaspillage du matériel à usage unique en anesthésie (20). Plusieurs établissements de soins ont par ailleurs mis en place une grille de tri des déchets, afin d’orienter le personnel dans ses prises de décision (17,18). L’instauration de notes de service et d’affichage des nouvelles consignes de tri, l’échange entre professionnel·le·s et la communication aux équipes des bénéfices attendus (gain financier, performance, ergonomie, etc.) font partie des stratégies développées permettant d’améliorer le tri des déchets (18).
A la lumière de ces résultats, il s’est avéré naturel pour Rudy Ferré de s’impliquer dans l’enseignement de la durabilité dans les soins, afin de sensibiliser les (futur·e·s) professionnel·le·s à cette question et de leur donner les moyens d’intégrer la durabilité dans leurs pratiques soignantes quotidiennes. Dans son enseignement, il témoigne du rôle clé de la profession infirmière dans la réduction de l’impact des soins sur l’environnement, transmettant ainsi son expertise de la pratique des soins dans les blocs opératoires, son engagement pour plus de durabilité et son expérience pratique du déploiement de la durabilité dans une institution. Son engagement s’aligne avec des actions pour plus de durabilité dans les milieux de soins hospitaliers et le regroupement de professionnel·le·s revendiquant des pratiques de soins respectueuses de l’environnement.
Témoignage 2 : une maternité écoresponsable
Dominique Licaud est sage-femme coordonnatrice en maïeutique du Pôle femme-mère-enfant du Centre hospitalier d’Angoulême et des Centres périnataux de proximité de Ruffec et de Barbezieux.
Offrir un environnement de soins éco-responsable : le Pôle femme-mère-enfant du Centre hospitalier d’Angoulême a eu cette ambition en faisant de sa maternité un lieu de santé exemplaire. Pour y parvenir, les expositions aux polluants des femmes enceintes et des nouveau-nés ont été diminuées.
Le mouvement a été initié en 2015, avec le tri des déchets et le recyclage des mini-biberons en plastique. Avec la réalisation d’un audit des pratiques et un diagnostic en maternité, les actions exemplaires ont cependant officiellement débuté en 2017. Différents secteurs ont été investis : économique (qualité, achats, gouvernance), social (usagers, collaborateurs·trices), environnemental (air, énergie, eau, matières résiduelles) et sociétal (territoire, parties prenantes, communication). A la suite de ces démarches, des actions concrètes ont été déployées ou renforcées. Par exemple, dès 2021, un lait premier âge d’origine biologique a été introduit et, en 2022, des mini-biberons en verre ont remplacé ceux en plastique. Par la suite, les couches lavables, les produits alimentaires locaux, biologiques et en vrac dans des contenants en verre ou en inox ont été intégrés dans le fonctionnement de la maternité. Certains produits d’entretien ont été supprimés, substitués ou réduits, le nettoyage et la désinfection des incubateurs s’effectue à la vapeur, le lavage des sols à la microfibre et à l’eau. Une chambre pédagogique de bébé a été créée [3] (une originale et trois maquettes utilisées lors d’ateliers Nesting sur le département). A la cafétéria du personnel, les déchets sont triés, les repas sont cuisinés à partir de produits locaux, biologiques ou de culture raisonnée. Au niveau institutionnel, un plan de mobilité a été organisé, et des conférences ou ateliers concernant l’impact des polluants sur la santé et l’environnement ont été mis en place. Finalement, un important travail de communication et de visibilité des actions réalisées a eu lieu, tant au niveau local qu’international. Ce projet est un projet phare au niveau international et nommé en tant que tel par de nombreuses associations engagées en faveur de la santé environnementale [4] (21).
Cette démarche a par ailleurs engendré de nombreux co-bénefices, notamment grâce au développement de collaborations interprofessionnelles inexplorées jusqu’alors dans l’établissement, par exemple entre le service des achats, la blanchisserie et la cuisine. En outre, elle a concouru à redonner du sens aux pratiques professionnelles. Les actions déployées ont également contribué à diminuer l’exposition chimique du personnel de la santé et à initier des démarches exemplaires avec les parents. Enfin, trois professionnel·le·s du Pôle femme-mère-enfant ayant obtenu un diplôme interuniversitaire en santé environnementale ont été nommé·e·s expert·e·s pour les services.
En France, cinq maternités déjà investies dans des démarches de sensibilisations écoresponsables, dont celle d’Angoulême, se sont engagées pour la durabilité grâce à une stratégie régionale de prévention et promotion de la santé environnementale autour de la petite enfance. Un label de qualité de développement durable et de santé environnementale spécifique pour les maternités a également été mis en place.
Devenir des leaders en matière de durabilité
Les étudiant·e·s en soins infirmiers sont les professionnel·le·s de demain. Elles et ils sont formé·e·s de manière pointue en évaluation et habilité clinique, en communication, en littératie en santé, en éducation pour la santé, en promotion de la santé et en prévention. Toutefois, il s’avère primordial d’associer ces compétences à des connaissances portant sur l’inextricable lien entre santé et durabilité (22), afin que ces soignant·e·s deviennent des leaders dans ces domaines et contribuent à un monde plus sain et durable.
Enseignement en santé environnementale
Depuis 2009, la santé environnementale est enseignée à l’Institut et Haute Ecole de la santé La Source, en 3ème année Bachelor, et actuellement à tous les niveaux de formation. Les contenus portent sur les impacts des expositions environnementales et du changement climatique sur la santé, la durabilité dans le système de santé et les soins, ainsi que l’ancrage disciplinaire. Les contenus s’articulaient jusqu’à présent sur les connaissances scientifiques et les témoignages de professionnel·le·s investi·e·s dans la pratique.
Le nouveau Plan d’études Cadre, qui a est entré en vigueur en septembre 2023, va permettre de renforcer cette thématique. D’un part, les cours qui étaient optionnels deviennent en partie obligatoire, et à cela s’ajoute un nouvel atelier pratique « Green care », conçu pour sensibiliser les étudiant·e·s à des pratiques de soins durables, respectueux de l’environnement (1,2). Cet atelier a deux objectifs : proposer un cadre d’apprentissage favorisant les principes de durabilité dans les soins infirmiers, et enseigner dans ce cadre des pratiques de soins infirmiers respectueuses des principes de durabilité, au moyen de la simulation.
En parallèle une nouvelle formation continue postrgrade débute en mai 2024 à La Source. Ce Certificate of advanced studies (CAS) en santé environnementale et durabilité [5] va permettre aux participant·e·s de devenir acteurs et actrices de changements pour plus de durabilité en santé et intégrer l’environnement comme partenaire de soins.
Références
1. Grose J, Richardson J. Can a sustainability and health scenario provide a realistic challenge to student nurses and provoke changes in practice? An evaluation of a training intervention: Sustainability scenarios and nursing. Nurs Health Sci. juin 2016;18(2):256‑61.
2. Richardson J, Grose J, Bradbury M, Kelsey J. Developing awareness of sustainability in nursing and midwifery using a scenario-based approach: Evidence from a pre and post educational intervention study. Nurse Educ Today. juill 2017;54:51‑5.
3. Nightingale F. Note on nursing. What it is and what it is not. D. Appleton and Company. New York; 1860.
4. Butterfield P. Upstream Reflections on Environmental Health: An Abbreviated History and Framework for Action. Adv Nurs Sci. 2002;25(1):32‑49.
5. Butterfield P, Leffers J, Vásquez MD. Nursing’s pivotal role in global climate action. BMJ. 14 juin 2021;n1049.
6. McCauley L, Hayes R. From Florence to fossil fuels: Nursing has always been about environmental health. Nurs Outlook. sept 2021;69(5):720‑31.
7. Fawcett J. Thoughts About Environment. Nurs Sci Q. 2022;35(2):267‑9.
8. Anåker A, Elf M. Sustainability in nursing: a concept analysis. Scand J Caring Sci. juin 2014;28(2):381‑9.
9. Collins E, Ross J, Crawley J, Thompson R. An undergraduate educational model for developing sustainable nursing practice: A New Zealand perspective. Nurse Educ Today. févr 2018;61:264‑8.
10. Goodman B. Developing the concept of sustainability in nursing. Nurs Philos. oct 2016;17(4):298‑306.
11. Gonzalez Holguera, Julia, Senn, Nicolas. Pour des services de santé suisses durables dans les limites planétaires [Internet]. Zenodo; 2022 juin [cité 29 janv 2023].
12. Heath Care Without Harm. L’empreinte climatique du secteur de la santé : Comment le secteur de la santé participe à la crise climatique mondiale et les possibilités d’actions. Sér Clim-Smart Healthc. 2019;
13. National Health Systme (NHS). Greener NHS: Delivering a ‘Net Zero’ National Health Service [Internet]. 2022 [cité 18 févr 2023].
14. Royal College of Nursing. Responding to Climate Change: RCN Position Statement [Internet]. 2019.
15. UK Health Alliance on Climate Change. UK Health Alliance on Climate Change Response to the Greener NHS Consultation. UKHACC; 2020.
16. Kitt-Lewis E, Adam M, Buckland P, Clark D, Hockenberry K, Jankura D, et al. Creating a Generation of Sustainable Nurses. Nurs Clin North Am. mars 2020;55(1):1‑10.
17. Muret J. Eco-responsabilité : Les grands principes appliqués au bloc opératoire. MAPAR; 2016.
18. Bourgeois S. Optimisation du tri des déchets de soins au Bloc Opératoire. les rencontres qualitefficience CPIAS & ARS Pays de la Loire; 2018; Centre Hospitalier du Mans.
19. Azouz S, Boyll P, Swanson M, Castel N, Maffi T, Rebecca AM. Managing barriers to recycling in the operating room. Am J Surg. 1 avr 2019;217(4):634‑8.
20. Paries M. Limiter notre impact écologique au bloc opératoire : 3 initiatives simples. Prat En Anesth Réanimation. avr 2020;24(2):108‑11.
21. Health Care Without Harm. Leading the global movement for environmentally responsible health care [Internet]. 2023.
22. Goodman B. The need for a ‘sustainability curriculum’ in nurse education. Nurse Educ Today. nov 2011;31(8):733‑7.
[1] Myriam Guzman Villegas-Frei et Shota Dzemaili, maîtres d’enseignement, Séverine Vuilleumier, professeure HES ordinaire, Institut et Haute Ecole de la Santé La Source, Lausanne ; Dominique Licaud, Coordonnatrice en maieutique, Centre Hospitalier d’Angoulême et Centres Périnataux de Proximité, Ruffec et Barbezieux ; Rudy Ferré, infirmier anesthésiste, CHUV, Lausanne
[2] Ces deux témoignages sont exposés aux étudiant·e·s de la Source durant leur formation.
[3] Cette chambre pédagogique sert à enseigner « les bons réflexes » aux parents, afin d’améliorer la santé de leur bébé. Les couples y reçoivent des conseils sur le mobilier, les produits cosmétiques ou le linge, par exemple.
[4] A l’image, par exemple, de Health Care Without Harm
[5] En savoir plus sur la formation postgrade
Cet article appartient au dossier Durabilité
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Myriam Guzman Villegas-Frei et al., «Former à la durabilité n’est plus une option», REISO, Revue d'information sociale, publié le 14 décembre 2023, https://www.reiso.org/document/11783