Un débat citoyen sur les « plaisirs » de l’alcool
L’alcool suscite souvent des débats passionnés. Mais aussi un dialogue de sourds qui écarte les personnes qui souffrent d'un problème de surconsommation.
Par Jade Ruppen et Jean-Félix Savary, Yverdon, Groupement romand d’étude des addictions (GREA). Texte rédigé sur la base d’un autre article pour Actualité sociale, N°31, mars-avril 2011
Solidement ancré dans la culture, l’alcool suscite souvent des débats passionnés et des prises de position relativement tranchées. Au niveau politique, les intérêts économiques et les préoccupations de santé publique, perçues comme une diabolisation de la consommation, se confrontent en un dialogue de sourds qui écarte les principaux concernés : la population et les personnes qui souffrent de problèmes d’alcool. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) lance une campagne d’un genre nouveau pour sensibiliser le grand public et permettre à tout un chacun de s’exprimer sur le rapport qu’il entretient à l’alcool.
« Happy Hours », « Binge drinking », « Botellòn » : ce vocabulaire alarme plus d’un parent, d’un enseignant ou d’un travailleur social. Les clips vidéo d’ados défoncés faisant leur show sur le dancefloor d’une discothèque ou à l’arrière d’une immense limousine renforcent l’inquiétude des adultes. Or, la majorité des jeunes de notre pays va bien. En fait, commenter les problèmes d’alcool chez les jeunes dispense d’avoir un regard critique sur les pratiques des adultes qui consomment la plus grande part des boissons alcoolisées. Ce gros plan sur les jeunes se retrouve dans le projet de révision de la loi sur l’alcool (Lalc).
Le souci de protection de la jeunesse s’explique par l’augmentation des conduites à risque des adolescents. Chaque jour, six cas d’intoxication à l’alcool de jeunes sont recensés dans les hôpitaux suisses et la tendance continue de s’inscrire à la hausse. Doit-on s’en étonner, à l’heure où le Parlement supprime les restrictions de la publicité pour l’alcool la télévision ?
Les adultes : premiers concernés !
Se préoccuper du sort de la jeunesse est louable. Il ne faudrait cependant pas perdre de vue l’ensemble du phénomène. D’autres catégories de personnes souffrent de dépendance à l’alcool, que ce soit dans le monde du travail, chez les personnes seules ou dans certains groupes spécifiques. Derrière les problèmes d’alcool se cache souvent une grande souffrance, autant pour les personnes concernées que pour leurs proches. La consommation excessive, tacitement acceptée pour les adultes, continue de faire des ravages. En Suisse, l’abus d’alcool coûte 6.5 milliards à la collectivité [1].
A cette quasi omerta sur la consommation des adultes s’ajoute une réticence à aborder certains aspects délicats. Sur l’alcool, chacun peut raisonnablement craindre de passer pour un liberticide ou, au contraire, pour un libéral irresponsable. « Un petit verre ne fait certes de mal à personne », mais « ma liberté a également des limites ». Si l’alcool pris en quantité trop grande ou au mauvais moment (au volant, lors d’une grossesse, en complément à des médicaments) peut générer des conséquences désastreuses, il est également vrai qu’il se présente comme un produit du terroir mêlant savoir faire, tradition et plaisir !
Dès lors, comment tenir compte des intérêts de la gastronomie et du commerce ? Comment apprécier une denrée au capital et à la symbolique culturels incontestables, sans pour autant ignorer les conséquences individuelles et sociales qui découlent d’un excès d’alcool ?
La nouvelle action de l’OFSP, intitulée « Semaine Alcool » (lire encadré), souhaite rendre la parole sur l’alcool à la société, afin que les langues se délient et que naisse un débat réellement constructif.
Une Semaine pour créer le dialogue
Originaire d’Allemagne, le concept de la Semaine Alcool vise à créer un dialogue sur les problématiques liées à l’alcool dans l’espace public. En Suisse, la première édition de la Semaine Alcool se tiendra du 21 au 29 mai 2011, en même temps que les opérations similaires menées en Allemagne et en Autriche. Si l’expérience est jugée concluante, elle se répétera chaque deux ans.
Issue d’un processus participatif, la Semaine Alcool souhaite inviter tout un chacun à s’exprimer via des actions citoyennes. Ces actions peuvent naître dans des univers différents (monde sportif, économie, milieu viticole, médecine, sécurité, culture, enseignement, etc.) ou dans des structures variées (association de quartiers, club sportif, société de jeunesse, école, service de l’Etat, centre commercial, cabinet médical, paroisse, parlement de jeunes, etc.). L’objectif consiste à questionner l’ensemble de la société afin de trouver des modes de régulation qui réduisent à la fois les dommages provoqués par l’alcool sans pour autant porter préjudice à sa composante symbolique et commerciale. La Semaine Alcool entend ainsi, d’un côté, responsabiliser l’individu en lui donnant la possibilité de s’exprimer sur le rapport qu’il entretient à l’alcool et, de l’autre, permettre aux acteurs sociaux de présenter leurs visions et leurs actions sur ce thème.
L’organisation de ce projet repose sur un comité qui groupe dix organismes : la Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux (CDS), la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police (CCDJP), l’Union des villes suisses, la Coordination politique des addictions (NAS CPA), la Fédération des médecins suisses (FMH), l’Association des enseignantes et enseignants suisses (LCH), le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), Swiss Olympic, le Bureau de prévention des accidents (BPA), ainsi que les Alcooliques Anonymes (AA).
Le dialogue promu par la Semaine Alcool vise aussi à mieux ancrer dans la population la vision du Programme National Alcool (PNA) et sa phrase clé : « Celles et ceux qui boivent de l’alcool le font de façon à ne nuire ni à eux-mêmes ni aux autres ».
Pour rappel, la mise en œuvre de ce programme quadriennal a été confiée à l’OFSP ainsi qu’à la Régie fédérale des alcools, en juin 2008, par le Conseil fédéral. Son état d’avancement diffère selon les différentes régions de Suisse. La Romandie est plutôt en avance sur le reste du pays en cette matière. Ainsi, les cantons de Vaud et de Genève possèdent déjà un plan cantonal alcool, le canton de Fribourg est sur le point d’en édicter un et des discussions sont en cours à Neuchâtel. Enfin le Jura et le Valais travaillent en réseau depuis de nombreuses années déjà.
Comment participer à la Semaine Alcool ?
Toute personne ou groupement d’individus désirant s’exprimer sur le thème de l’alcool peut proposer une action pour la semaine nationale de dialogue. Exposition fixe ou itinérante, composition musicale, théâtre, table ronde, débat, témoignage, apéro-dialogue, distribution de tracts, animation pour enfants ou encore concours thématique didactique : liberté et créativité sont au cœur du projet de la Semaine Alcool.
Les différentes activités sont en principe financées par leurs organisateurs. Afin de garantir la mobilisation des petites structures, un fonds de soutien est toutefois mis en place. Une description des actions ainsi qu’une évaluation sera demandée aux organismes partenaires ayant reçu une aide financière.
Les informations de base et les formulaires de propositions d’actions se trouvent sur le site internet de la campagne www.je-parle-d-alcool.ch. Ce site rassemblera l’ensemble des actions prévues par les régions. Il se mettra en lien avec les principaux réseaux sociaux et offrira au public la possibilité de participer à des concours, de poster des commentaires ou des vidéos.
- Toutes les questions et propositions d’action peuvent être adressées pour la Suisse romande à Jade Ruppen, courriel, tél. 024 425 50 68 / 079 280 11 34.
Le Programme National Alcool 2008-2012
Dans l’objectif de diminuer la consommation problématique d’alcool et ses conséquences négatives, le Conseil fédéral a adopté, le 18 juin 2008, le Programme National Alcool (PNA). Les actions prioritaires portent sur la jeunesse, la violence, le sport et les accidents. Si la Confédération a un rôle de coordinateur, la mise en œuvre est de la compétence des cantons.
Riche de 33 mesures, le PNA s’articule en 10 champs d’actions :
- Protection de la santé, promotion de la santé et dépistage précoce
- Thérapie et intégration sociale
- Réduction des risques pour l‘individu et pour la société
- Réglementation du marché et protection de la jeunesse
- Information et relations publiques
- Collaboration institutionnelle
- Recherche et statistique
- Application du droit et des directives internationales
- Ressources et financement
- Assurance qualité, formation initiale et continueL’accent du programme est mis sur la réduction des risques pour l’individu et pour la société. La priorité est accordée à la protection de la jeunesse et à la prévention.
L’approche : « Parce qu’interdire ne résout rien, parce que l’alcool est un sujet difficile à aborder, mais parce que l’alcool accompagne souvent les bons moments de l’existence, parlons-en ! Santé ! La Suisse parle d’alcool. Vous aussi ! »
[1] Ce chiffre a un rôle politique et symbolique. Il donne une estimation du coût social de l’abus d’alcool en Suisse en calculant les traitements médicaux et hospitaliers, les séjours en institution et la réparation des dommages matériels (coûts directs), les journées de travail perdues en raison de maladies ou de décès prématurés attribuables à l’alcool et le risque accru de chômage (coûts indirects). La perte de qualité de vie des personnes atteintes dans leur santé et la souffrance de leurs proches (coûts humains) s’ajoutent aux coûts strictement économiques. Les frais de prévention et de recherche (coût des politiques publiques) ne sont pas inclus dans le coût social. Les coûts directs s’élèvent à 0,7 milliard, les coûts indirects à 1,5 milliard et les coûts humains à 4,3 milliards. Le résumé du rappport de l’Université de Neuchâtel, 11 pages pdf, 130 ko :