L’IA pour détecter les troubles du comportement?
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Un projet examine si et comment les technologies d’évaluation de la santé en temps réel peuvent aider à détecter précocement les symptômes comportementaux et psychologiques de la démence en EMS. Un enjeu pour patient·es et soignant·es.
Par Sofia Fernandes, adjointe scientifique HES, Haute école de santé Valais/Wallis (HES-SO) et infirmière clinicienne spécialisée, Maisons de la Providence, en collaboration avec Armin von Gunten, chef de service, Département de psychiatrie, CHUV, Lausanne, et Henk Verloo, professeur HES ordinaire, Haute école de santé Valais (HES-SO)
Au cours de leur maladie, la majorité des personnes souffrant de démence se voit confrontée à l’apparition d’un ou de plusieurs symptômes comportementaux et psychologiques de la démence (SCPD). Les SCPD, couramment appelés troubles du comportement, se caractérisent par des modifications du comportement, de la perception, du contenu de la pensée et de l’humeur (Gerlach & Kales, 2020). Englobant une variété de symptômes à la fois comportementaux, psychologiques ou une combinaison des deux, les manifestations les plus fréquentes incluent l’apathie, un comportement moteur anormal, des troubles de l’humeur, l’agressivité, l’anxiété, l’irritabilité et les troubles du sommeil (Bränsvik et al., 2021 ; Gerlach & Kales, 2020).
Les effets délétères des SCPD sont multiples. Pour la personne qui en souffre, ces symptômes ont un impact négatif sur sa qualité de vie, accélèrent le déclin fonctionnel et augmentent la mortalité (Bränsvik et al., 2021 ; Noguchi et al., 2024). Pour les proches aidant·es, les SCPD représentent un fardeau important, une source d’isolement social, de maltraitance de la personne et de détresse, et constituent un facteur majeur du placement des personnes atteintes de démence dans les établissements médico-sociaux (EMS) (Mukherjee et al., 2017 ; Pinyopornpanish et al., 2022 ; Toot et al., 2017). Pour les professionnel∙les de la santé, notamment les infirmier∙ères, les SCPD peuvent entraîner une surcharge de travail, un épuisement professionnel, une diminution de la qualité des soins et un risque accru de maltraitance des patient∙es (Kameoka et al., 2020 ; Kang & Hur, 2021 ; Steele et al., 2022). Enfin, en raison de la nécessité de consultations, d’hospitalisations, de prescriptions de médicaments psychotropes et de conséquences secondaires comme des chutes, des fractures et des effets indésirables liés à la consommation de psychotropes, les SCPD augmentent directement les coûts de la santé (Angeles et al., 2021 ; Hernández et al., 2019).
Manifestation et prise en charge des symptômes
La cause de l’apparition des SCPD est complexe et ne peut souvent pas être attribuée à un seul facteur. Bien que la présence de démence soit un prérequis, les SCPD résultent souvent plus directement de facteurs biologiques, psychologiques, sociaux, ou de conditions environnementales (Gerlach & Kales, 2020 ; Tible et al., 2017). En raison de cette complexité multifactorielle, la prise en soins des SCPD nécessite une approche structurée. Cela implique d’évaluer au préalable les manifestations cliniques et l’environnement pour identifier les facteurs déclenchants ou aggravants, afin de concevoir des interventions cliniques et psychosociales adaptées (Gerlach & Kales, 2020).
Bien que cette démarche puisse paraître relativement simple au premier abord, elle se révèle en réalité complexe. En effet, la fréquence, l’intensité et la nature des symptômes varient considérablement d’une personne à l’autre (Gerlach & Kales, 2020). Si ces derniers ne sont pas pris en charge rapidement, ils peuvent s’aggraver et conduire à des crises souvent difficiles à gérer. Par conséquent, une détection précoce des signes et symptômes d’alerte est cruciale pour permettre une intervention efficace (Kales et al., 2019 ; Serra et al., 2020).
Les SCPD sont généralement identifiés à travers les observations infirmières et soignantes. Leur suivi et l’évaluation des interventions thérapeutiques reposent également sur ces observations, complétées par des échelles d’évaluation ou consignées dans le dossier médical du∙de la patient∙e (Tible et al., 2017). Toutefois, ce processus est souvent perçu comme fastidieux par les infirmier∙ères et se révèle limité par les ressources humaines disponibles actuellement dans les milieux de soins (Butler et al., 2020). En raison de ces limitations, ce processus peut s’avérer inefficace pour une détection précoce des SCPD. Il semble ainsi nécessaire d’explorer des solutions innovantes et durables.
Intégrer les nouvelles technologies
À l’instar de tous les autres domaines, le secteur de la santé ne cesse de développer de nouvelles technologies basées sur l’intelligence artificielle. Parmi ces innovations, les dispositifs de technologie d’évaluation de la santé en temps réel [1] semblent être une solution prometteuse dans la gestion des SCPD, suscitant un intérêt croissant auprès de la communauté scientifique et clinique (Favela et al., 2020 ; Goerss et al., 2020 ; Iaboni et al., 2022). Les dispositifs de technologie d’évaluation de la santé en temps réel sont conçus pour collecter des informations objectives sur la santé et le comportement, telles que les signes vitaux, les taux de glucose, l’activité électrodermique, les habitudes de sommeil, le nombre de pas quotidiens et les transmettre vers des logiciels et des dossiers médicaux des patient∙es.
Des recherches ont déjà été conduites afin d’étudier l’utilisation de ce type de dispositifs comme outil de gestion des SCPD (Favela et al., 2020 ; Guu et al., 2024 ; Iaboni et al., 2022 ; Melander et al., 2018). Malgré la pertinence de leurs résultats, et à la connaissance des auteurs et autrices de cet article, les études réalisées jusqu’à présent n’ont pas été conçues, ou n’avaient pas pour objectif principal d’explorer le potentiel de ces dispositifs dans la détection précoce des SCPD. Ces recherches se sont principalement concentrées sur la manière dont les dispositifs peuvent évaluer des SCPD avec des signes cliniques déjà observables, utiliser les données collectées a posteriori pour vérifier l’efficacité des interventions thérapeutiques mises en œuvre, ou prédire et détecter des symptômes spécifiques tels que l’agressivité et l’agitation.
Une revue de la littérature récente a révélé que la majorité de ces technologies sont davantage explorées dans les milieux de soins aigus que dans les soins de longue durée, tels que les EMS (Fernandes et al., 2024). Or, la prévalence des SCPD est particulièrement élevée dans ce milieu de soins, où 80 à 90% des résident∙es souffrant de démence présentent au moins un SCPD, et où les ressources tant matérielles qu’humaines tendent à être plus limitées (Cloak & Al Khalili, 2023). Ces constats soulignent la nécessité non seulement d’explorer le potentiel des technologies d’évaluation de la santé en temps réel comme outil de détection précoce des SCPD, mais également de le faire spécifiquement dans le contexte des EMS.
Réduire les effets délétères et diminuer le stress
Comme indiqué précédemment, les EMS se caractérisent par une prévalence élevée de SCPD, tout en disposant de ressources limitées pour leur gestion efficace. De plus, les résident∙es accueilli∙es présentent une multimorbidité et une fragilité importante, facteurs déterminants de la vitesse à laquelle la cascade d’effets néfastes des SCPD s’initiera et l’impact que cela aura sur la santé et la qualité de vie de la personne. Il semble peu réaliste de s’attendre à ce qu’un∙e seul∙e infirmier∙ère, souvent en raison de la configuration des équipes de soins en EMS, puisse observer de manière intensive et objective le comportement des résident∙es souffrant de démence, ainsi que leurs signes physiologiques annonciateurs d’un épisode de SCPD, tels que la fréquence cardiaque ou respiratoire. Pourtant, détecter plus fréquemment les épisodes de SCPD pourrait faciliter une intervention plus rapide, réduisant ainsi les effets délétères psychologiques et somatiques pour les résident∙es et leurs familles, tout en diminuant le stress et la charge de travail des équipes professionnelles.
Dans la pratique clinique, les dispositifs de technologie d’évaluation de la santé en temps réel peuvent collecter et stocker des marqueurs physiologiques de SCPD tels que la fréquence cardiaque et sa variabilité, la fréquence respiratoire et l’oxygénation du sang. Ils recueillent également des données comportementales, comme la fréquence des pas, les habitudes de sommeil et d’autres activités. Ces informations sont ensuite transmises à un logiciel qui, en fonction des seuils personnalisés de chaque patient∙e, envoie une alerte au personnel infirmier en cas de survenue d’un épisode de SCPD. Il ne s’agit pas de confier la détection des symptômes uniquement à la technologie dans le but de remplacer la compétence humaine, ce qui serait irréaliste et inadéquat, mais de combiner les données extraites de ces dispositifs avec les connaissances et l’expérience cliniques des infirmier∙ères.
Étudier la faisabilité dans la pratique clinique
La prolifération, la généralisation et la transition vers le numérique sont au cœur des projets de développement institutionnels actuels. Les technologies évoluent rapidement et la modernisation s’impose désormais comme une nécessité incontournable dans la pratique clinique dans les structures de soins de longue durée. Bien que des recherches sur les nouvelles technologies soient nombreuses, certains domaines cliniques, comme la détection des SCPD, restent encore peu explorés. Malgré leur potentiel, les dispositifs de technologie d’évaluation de la santé en temps réel sont-ils efficaces pour détecter de manière précoce les SCPD ? Sont-ils sûrs, adaptés et bien acceptés par les résident∙es et leurs familles, en particulier ceux et celles atteint∙es de démence ? Répondent-ils aux besoins de la pratique clinique infirmière ? Et en ce qui concerne l’infrastructure et les ressources institutionnelles, sont-elles suffisantes pour supporter de telles technologies ? Comment rendre le processus de gestion des SCPD en EMS plus efficace ?
Un projet pilote [2] vise à apporter des réponses à ces questions. Initié en 2023, son but est d’évaluer, dans un contexte réel de soins en EMS, la faisabilité d’intégrer des dispositifs de technologie d’évaluation de la santé en temps réel comme outil de détection précoce des SCPD par les infirmier∙ères.
Si les résultats de ce projet pilote ne peuvent pas être généralisés, ils permettront toutefois d’estimer l’effet des dispositifs de technologie d’évaluation de la santé en temps réel pour la détection précoce des SCPD, ce qui pourrait transformer la manière dont ces symptômes sont gérés. En vérifiant leur sécurité et leur acceptabilité, il serait possible d’assurer que ces technologies sont bien adaptées aux besoins des résident∙es, en particulier de ceux et celles atteint∙es de démence, ainsi qu’à leurs familles. De plus, vérifier si ces dispositifs répondent aux exigences de la pratique clinique infirmière s’avère crucial pour assurer une intégration harmonieuse dans leur pratique clinique.
Cela pourrait également contribuer à identifier les ajustements nécessaires pour optimiser leur utilisation. En examinant l’infrastructure et les ressources institutionnelles, il serait possible de déterminer si ces dernières sont suffisantes pour soutenir ces technologies, ce qui est indispensable pour une mise en œuvre réussie.
Enfin, ce projet pilote offrira des données essentielles sur la méthodologie et la logistique nécessaires pour des études plus vastes à l’avenir. En combinant ces éléments, cette initiative pourrait représenter une avancée importante dans la l’évolution des pratiques de soins en EMS. À terme, ce projet et ceux qui en découlent, pourraient jouer un rôle clé dans l’amélioration de la qualité de vie des personnes souffrant de troubles neurocognitifs, tout en optimisant les pratiques et interventions des professionnel∙les.
Références bibliographiques
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[1] Montres intelligentes, trackers d’activité physique, appareils domestiques intelligents, applications pour smartphone
[2] Ce projet pilote est développé dans le cadre de la thèse doctorale de la sous-signée Sofia Fernandes, infirmière clinicienne spécialisée en EMS et adjointe scientifique à la Haute École de Santé Valais/Wallis (HES-SO).
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Comment citer cet article ?
Sofia Fernandes et al., «L’IA pour détecter les troubles du comportement?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 13 janvier 2025, https://www.reiso.org/document/13570