Santé des apprenti·es: entre protection et risques

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La santé et sécurité au travail des apprenti·es est régie par un cadre légal dont les conditions permettent de justifier certaines exceptions. Derrière les cadres prescriptifs se cache-t-il des logiques d’euphémisation des risques ?
Par Nadia Lamamra, professeure, responsable du champ de recherche « Processus d’intégration et d’exclusion », Barbara Duc, senior researcher, Mathilde Romanens, junior researcher et doctorante, et Gilles Descloux, post-doctorant FNS, Haute école fédérale en formation professionnelle (HEFP), Lausanne
Malgré d’importantes disparités cantonales, la formation professionnelle occupe une place centrale dans le paysage éducatif suisse. En effet, près de deux tiers des jeunes achevant leur scolarité obligatoire s’engagent dans cette filière, et plus particulièrement la voie duale (SEFRI, 2024), qui se caractérise par l’alternance entre formation en école professionnelle et en entreprise.
La formation professionnelle duale constitue une instance majeure de socialisation professionnelle, y compris aux questions de santé et sécurité au travail (SST). L’alternance des lieux (école, entreprise, cours interentreprises) et des modalités de formation (cours théoriques et pratiques), ainsi que l’expérience en entreprise auprès de personnes formatrices et de collègues visent l’acquisition des « qualifications spécifiques » permettant « d’exercer une activité professionnelle avec compétence et en toute sécurité » (art. 15 LFPr). Toutefois, en dépit des dispositions légales sur la protection de la santé et de la sécurité au travail, les jeunes de 15 à 24 ans, dont les apprenti·es, subissent plus fréquemment des accidents professionnels que les travailleurs et travailleuses adultes (OFS, 2021a ; SUVA, 2021). En outre, ce public est davantage exposé aux risques physiques et psychiques (OFS, 2021b).
Fondé sur les résultats de l’analyse documentaire d’une recherche en cours sur la santé au travail des apprenti·es [1], le présent article s’intéresse aux cadres prescriptifs entourant la santé et la sécurité au travail des apprenti·es. Il interroge les représentations que ces directives véhiculent et qui influencent celles des acteurs et actrices de la formation professionnelle, et in fine la transmission des savoirs de santé.
Cadre prescriptif étayé qui agit à divers niveaux
L’analyse a porté sur deux types de cadres prescriptifs : les cadres législatifs (lois, ordonnances et annexes des plans de formation) relatifs aux mesures de protection de la SST, et les plans de formation des cinq domaines investigués (coiffure, cuisine, gestion du commerce de détail, peinture en bâtiment, santé), relatifs aux savoirs professionnels, dont ceux de santé. L’analyse de contenu thématique des divers cadres prescriptifs a révélé les aspects traités, les conceptions de la SST sous-jacentes, et les mécanismes d’euphémisation à l’œuvre.
Cadres prescriptifs pluriels
La santé et sécurité au travail des apprenti·es est encadrée à divers niveaux. Un cadre légal général régit la situation des travailleurs et travailleuses et spécifie certains aspects pour les « jeunes travailleurs » (moins de 18 ans). Ce premier niveau est constitué de la Loi sur le travail (LTr), de la Loi fédérale sur l’assurance-accidents (LAA) et du Code des obligations (CO).
La Loi sur le travail définit les droits et les obligations des employeurs et des employé·es, et fixe les règles en matière de SST, notamment l’interdiction des « travaux dangereux » pour les « jeunes travailleurs » [2]. La Loi fédérale sur l’assurance-accidents impose aux employeurs et employé·es le recours aux équipements de protection individuels ou collectifs [3]. Enfin, certains articles du Code des obligations rappellent l’obligation de l’employeur de « protéger la vie, la santé et l’intégrité personnelle du travailleur », notamment des « jeunes gens », par exemple en matière de « harcèlement sexuel » [4]. Des ordonnances complètent les dispositions générales, en particulier en ce qui concerne les « jeunes travailleurs » [5], notamment en limitant la durée du travail [6] ou en listant les travaux dangereux [7]. En effet, l’emploi des jeunes à des « travaux dangereux » [8], est interdit, à savoir :
« Tous les travaux qui, de par leur nature ou les conditions dans lesquelles ils s’exercent, sont susceptibles de nuire à la santé, à la formation, à la sécurité des jeunes ou à leur développement physique et psychique » (art. 4, al. 2, OLT 5)
A ce premier niveau s’ajoutent des législations spécifiques aux apprenti·es : la Loi fédérale sur la formation professionnelle (LFPr) et l’Ordonnance sur la formation professionnelle (OFPr). La Loi fédérale sur la formation professionnelle indique les qualifications à acquérir par la personne en formation pour « exercer […] en toute sécurité » (art. 15, LFPr). L’Ordonnance sur la formation professionnelle exige que soient listées dans les ordonnances des métiers les « dispositions relatives à la sécurité au travail et à la protection de la santé » [9]. Les lois et ordonnances cantonales peuvent préciser certains aspects, notamment exiger des mesures de protection plus strictes.
Enfin, les plans de formation listent les « compétences opérationnelles » [10], dont des compétences relatives à la SST, qui doivent être acquises par les apprenti·es et qui seront évaluées au terme de la formation. Situées en fin de document, les annexes précisent les « travaux dangereux » propres à chaque métier, ainsi que les mesures d’accompagnement à appliquer en entreprise. Elles indiquent les sujets et contenus de formation et les moments durant lesquels la transmission et l’encadrement doivent être effectués.
Le dispositif législatif et réglementaire en matière de SST apparaît donc structuré et étayé. Il fonctionne de manière concentrique, appréhendant la situation générale des travailleurs et travailleuses, celle des jeunes et enfin celle des apprenti·es.
Enjeux limités ou difficilement appréhendables
L’analyse de ces documents laisse apparaître des définitions de la santé et sécurité au travail assez étroites et restrictives. Résultat d’un héritage historique, les textes se focalisent sur la santé physique et sur les accidents. En effet, les risques pour la santé ont initialement été identifiés chez les travailleurs de l’industrie, des mines et de la construction (Probst, 2014). Dès lors, une part congrue est laissée à la santé psychique ou aux risques psychosociaux générés par l’environnement de travail.
Par ailleurs, les plans de formation et les ordonnances s’inscrivent dans une logique de « compétences » plutôt que de « qualifications » (Bulten & Dolz, 2015), tendance dominante depuis les années 80 dans le champ économique et éducatif. Davantage rattachés aux enjeux de qualification, les savoirs professionnels, notamment les savoirs de santé, sont dès lors plus difficilement appréhendables.
Ces textes laissent apparaître une tension entre deux logiques, la protection de la santé d’une part, et les conditions de réalisation de la formation professionnelle d’autre part. Ainsi, dans l’ordonnance même qui les a édictées [11] est-il rendu possible de déroger aux mesures de protection prévues pour les apprenti·es. L’argument est que celles-ci ne doivent pas empêcher « [d’]atteindre les buts de la formation professionnelle » [12].
Diverses logiques de relégation des savoirs de santé
Les plans de formation reposent non seulement sur l’acquisition de compétences, mais encore de compétences productives, ce qui participe à reléguer les enjeux de santé et de sécurité. Trois logiques y contribuent : le brouillage des compétences de SST, l’invisibilisation des risques et la naturalisation de la gestion de la santé mentale. S’ajoute à cela une logique transversale, la responsabilisation individuelle dans la prise en charge des enjeux de SST.
L’organisation des plans de formation provoque un brouillage des compétences de SST. En effet, celles-ci se trouvent mêlées aux thèmes du développement durable, de l’entretien de la place de travail, de la sécurité alimentaire, mais aussi de la protection de la santé de la clientèle ou patientèle. En outre, l’absence d’une rubrique ad hoc ne permet pas d’identifier les enjeux de SST comme tels.
Autre phénomène, certains risques sont invisibilisés : les postures debout et les coupures en coiffure ne sont, par exemple, pas mentionnées en tant que telles dans les annexes. Ou encore la santé mentale et les risques psychosociaux dans les métiers de service ou du care qui, s’ils sont abordés, le sont presque uniquement sous l’angle de la gestion du stress.
En prolongement, certains savoirs sont naturalisés. Dans les métiers du care et des services, le travail relationnel et le travail émotionnel (Hochschild, 1983) — pourtant au cœur de l’activité — ne sont pas présentés comme relevant de savoir-faire relationnels, mais d’attitudes, de compétences personnelles et sociales. Ils sont associés, en particulier dans les formations féminisées, à des traits de personnalité adossés à la norme du féminin (Molinier, 2011) tels que l’empathie. Dès lors, ils ne sont pas envisagés comme sources d’atteintes spécifiques.
Enfin, un phénomène d’inversion de la responsabilité s’ajoute à ces logiques d’euphémisation. Il revient à l’individu et non à l’entreprise ou à l’État de se prémunir contre les atteintes liées au travail. En effet, et bien que dans certains secteurs l’organisation collective et ergonomique du travail ou le recours à des moyens auxiliaires sont soulignés, les textes mettent globalement l’accent sur les équipements de protection individuels, plutôt que sur la substitution des risques, la délégation des tâches dangereuses ou sur les équipements de protection communs. La charge de connaître les risques et de s’en protéger repose donc sur les apprenti·es. Leur statut subalterne, leur faible marge de manœuvre (Duc & Lamamra, 2022), ou encore l’influence du collectif de travail sur les pratiques ne sont ainsi pas pris en compte.
Cadres prescriptifs influençant fortement la pratique
Le dispositif encadrant la santé et sécurité au travail des apprenti·es est relativement fourni. Pourtant, son analyse laisse apparaître un paradoxe : les conditions de la formation sont invoquées à la fois pour asseoir les mesures de protection [13] et pour justifier des exceptions et le non-respect de celles-ci [14]. Ce paradoxe renvoie au large consensus entre partenaires sociaux sur lequel repose le système dual et au rôle central joué par les acteurs et actrices économiques (Bonoli, 2022). Dès lors, le cadre prescriptif en matière de SST priorise la pérennité du système et la santé économique des entreprises, mettant au second plan la santé au travail des apprenti·es.
L’entrée par les compétences opérationnelles, les différents mécanismes d’euphémisation, mais également le primat de la responsabilisation individuelle, désormais dominante dans le champ de la santé publique, contribuent à flouter les définitions de la santé au travail. Cela rend les enjeux de SST difficilement identifiables et fait ainsi obstacle à la transmission, parallèlement aux savoirs et savoir-faire de métier, des savoirs de santé, de prudence et de protection.
De même, attendre des apprenti·es qu’elles et ils disent « Stop » [15] lorsqu’elles et ils sont exposé·es à des tâches dangereuses, comme le suggèrent certains plans de formation ou campagnes de prévention, fait fi de leur statut, de leur position subordonnée et de leur faible marge de manœuvre. L’analyse fine de ces documents est dès lors indispensable pour agir sur la santé et la sécurité des apprenti·es en contexte professionnel.
Références
- Butlen, M. & Dolz J. (2015). La logique des compétences : regards critiques. Le français aujourd’hui, 191(4), 3-14.
- Bonoli, L. (2022). Un climat consensuel. Formation professionnelle et milieux syndicaux en Suisse entre 1880 et 1930. In G. Bodé, S. Lembré et M. Thivend (Ed.), Une formation au travail pour tous ? La loi Astier, un projet pour le XXe siècle (pp. 325-339). Classiques Garnier.
- Duc B., & Lamamra, N. (2022). Apprentices’ Health: Between Prevention and Socialization. Safety Science, 147, [online].
- Hochschild, A. R. (1983). The managed Heart. University of California Press.
- Molinier, P. (2011). Le care à l’épreuve du travail. Vulnérabilités croisées et savoir-faire discrets. In P. Paperman & S, Laugier (Ed.), Le souci des autres, Éthique et politique du care. (pp. 339-357). Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.
- Office fédéral de la statistique (2021a). Enquête suisse sur la population active (ESPA), 2020. Accidents de travail et autres problèmes liés au travail. Actualité OFS, 14 Santé. Neuchâtel, OFS.
- Office fédéral de la statistique (2021b). Enquête suisse sur la population active (ESPA).
- Probst, I. (2014). Genre et reconnaissance des maladies professionnelles. Le cas de la Suisse. Raison présente, 190(2), 69-79.
- Suva. (2021, août). Les apprentis présentent un risque d'accident accru«
[1] « La santé au travail : un impensé de la socialisation professionnelle des apprenti-e-s », Haute école fédérale en formation professionnelle, FNS n°10001A_200746
[2] Art. 6 et. 29 à 36, LTr
[3] Art. 82, LAA. Les équipements de protection individuels (EPI) renvoient aux gants, masques, lunettes, combinaison, etc. et les équipements de protection communs (EPC) aux dispositifs de ventilation, tables d’aspiration, insonorisation des locaux, etc.
[4] Art. 328 al. 1 et 2, CO
[5] OLT 3, OLT 5
[6] Art. 17 à 19, OLT 5
[7] Ordonnance du DEFR sur les travaux dangereux pour les jeunes.
[8] Art. 4, al. 1 à 6, OLT 5
[9] Art. 12, OFPr
[10] Par « compétences opérationnelles » il est entendu la capacité « d’exécuter des tâches et des activités professionnelles de manière ciblée, adéquate, autonome et flexible, voir SEFRI (2022).
[11] OLT 5
[12] Art. 4, al. 4, OLT 5
[13] Art. 4, al. 1 à 3, OLT 5.
[14] Art. 4, al. 4, OLT 5.
[15] Cela fait référence à la campagne de la SUVA pour un apprentissage en toute sécurité, où les apprenti·es sont invité·es à dire STOP en cas de risques d’accident.
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Nadia Lamamra et al., «Santé des apprenti·es: entre protection et risques», REISO, Revue d'information sociale, publié le 17 avril 2025, https://www.reiso.org/document/14028