Douleurs fantômes et neuro-psychomotricité
Les douleurs fantômes dont souffrent nombre de patients amputés sont résistantes aux traitements médicaux. Une expérience menée entre Genève et Haïti ouvre de nouvelles perspectives cliniques et théoriques.
Par Chantal Junker-Tschopp, professeure, Filière Psychomotricité, HETS, Genève
Lors d’une amputation, l'intégrité même du corps vole brusquement en éclats. Les profondes réorganisations structurelles qui en résultent sont à l’origine d’un étrange phénomène: le patient continue de ressentir le membre qui n’existe plus. Cette sensation est éminemment corporelle d’où sa référence d’«hallucinose perceptive» ou membre fantôme.
Pour la majorité des personnes amputées, de fortes douleurs accompagnent ce phénomène sous la forme de crampes, décharges électriques, brûlures ou coups de poignard. Certaines vont jusqu’à rapporter des expériences de lacération des chaires ou de broiement des os. Si ces douleurs peuvent se résorber dans l’année post-opératoire, chez 50 à 60% des patients, elles persistent et en deviennent intolérables (Hunter, 2008) [1]. Elles le sont d’autant plus que le contexte qui a conduit à l’amputation est traumatique. En Haïti, les stigmates du tremblement de terre de janvier 2010 sont en effet inscrits dans une multitude de corps.
Particulièrement résistantes à tous les traitements médicaux, ces douleurs constituent un enjeu de santé majeur. Les médicaments analgésiques, anti-épileptiques et antidépresseurs entraînent une spirale chimique et de nombreux effets secondaires. Les solutions chirurgicales n’apportent quant à elles qu’un soulagement temporaire. Leur nature particulièrement invasive et irréversible voit de plus émerger complications et nouvelles douleurs. Plus récentes, les techniques de stimulation cérébrale ou spinale n’ont pas encore fait pleinement leurs preuves. Sans compter que ces douleurs se trouvent exacerbées par des composantes cognitives et psychiques. Retrait social tout autant que dépression sont ainsi récurrents.
La permance du schéma corporel
Longtemps reléguées au domaine psychiatrique, les douleurs fantômes sont à présent comprises comme intimement liées au contexte corporel de l’amputation et à celui, plus général, du fonctionnement nerveux. Des causes périphériques telles repousses osseuses ou névromes peuvent les provoquer mais leur fréquence reste relativement faible. Leur origine est à rechercher dans la très grande plasticité cérébrale observée dans les aires corticales intégrant la représentation de notre corps (le schéma corporel), en particulier les cortex somesthésique et moteur (Ramachandran et Hirstein, 1998 ; Flor, 2002; Reilly et Sirigu, 2008).
Suite à une amputation, le cerveau ne reçoit plus d’informations tactiles et proprioceptives (c’est-à-dire le toucher interne au niveau des muscles, tendons et articulations) alors que ses commandes motrices restent en suspens. Or ce brusque silence activerait la plasticité cérébrale. Le flot des informations racontant notre corps dans sa globalité et son intégrité doit en effet parvenir en continu afin d’alimenter en permanence notre schéma corporel. Le cerveau s’affairerait donc à les retrouver en réactivant un ensemble de connections neuronales jusqu’ici dormantes.
Quand la main fantôme existe
On observe ainsi que dans le cas d’une amputation du membre supérieur, les zones cérébrales associées au visage et au moignon débordent puis finissent par recouvrir celle du bras amputé (Flor, 2002). La main fantôme existe alors à travers les sensations reçues au niveau du visage ou du moignon. Ainsi, un patient à qui l’on applique une pression sur le moignon, la ressent simultanément sur son bras fantôme (figure 1 [2]).
Cependant, cet ajustement continuel du schéma corporel nécessaire à tout développement devient soudain un fléau ! Les douleurs fantômes seraient la résultante d’un profond décalage entre, d’une part, les cartes somesthésique et motrice intégrant la continuité sensorimotrice du membre amputé à travers les sensations fantômes et, d’autre part, les cartes visuelle et vestibulaire signalant son absence, le membre fantôme n’est en effet pas visible et n’a pas de poids (figure 2, en note).
Réintroduire une cohérence entre ces différentes cartes permettrait d’agir sur ces douleurs fantômes (Ramachandran et Hirstein, 1998). C’est le pari thérapeutique qui a été expérimenté en Haïti. En effet, en collaboration avec la Faculté de médecine de l’Université d’Haïti, la filière Psychomotricité de la HETS-Genève a ouvert fin 2013 à Port-au-Prince un centre de prise en charge des douleurs fantômes : le Centre de réhabilitation spécialisé pour les personnes amputées (CERPA) [3]. Seul centre de ce genre en Haïti, il est en cours de pérennisation dans l’un des plus grands hôpitaux du pays: l’Hôpital universitaire de Mirebalais. Le Centre répond à trois objectifs, intimement complémentaires.
- Sur le plan clinique, il offre une prise en charge neuro-psychomotrice des douleurs fantômes
- Sur le plan de l’éducation, il se propose d’apporter un ensemble de connaissances et de compétences dans la compréhension et le traitement des douleurs fantômes auprès d’étudiants et de professionnels haïtiens
- Sur le plan de la recherche, il vise une validation de l’approche neuro-psychomotrice par le suivi d’un nombre important de patients.
Dès son élaboration, ce programme a été activement soutenu par des institutions locales dont le Ministère de la santé publique et de la population d’Haïti ainsi que la Secrétairerie d’Etat à l’intégration des personnes handicapées. Il trouve son financement auprès de bailleurs suisses [4].
Associant la psychomotricité aux récentes découvertes en neurosciences, la neuro-psychomotricité offre une réponse thérapeutique nouvelle en postulant qu’une réorganisation du schéma corporel favorise la rémission de ces douleurs (Junker-Tschopp, 2012). La thérapie s’appuie sur les processus-mêmes qui construisent notre représentation corporelle.
Obliger le cerveau à s’adapter
En stimulant les sensations tactiles, proprioceptives, visuelles et vestibulaires qui participent à l’élaboration du schéma corporel, le patient est mis dans des conditions qui obligent le cerveau à retravailler sa perception du corps. Plonger son membre amputé dans de l’eau ou du sable ou le bouger dans une écharpe tenue entre ses mains (photos 3 en note) sont autant de situations qui permettent de ressentir avec acuité les limites réelles du moignon. Grâce au mouvement, le schéma corporel se trouve activement travaillé tant dans ses limites que dans son inscription spatiale. La cohérence de ces perceptions permet de rétablir la superposition des différentes cartes sensorielles et motrice. Cette situation calme de manière instantanée, bien que momentanée, la douleur. Sa reprise au fil des séances associée à un travail cognitif et émotionnel autorise un remodelage permanent du schéma corporel et favorise la disparition définitive des douleurs.
En cours de thérapie, tous les patients suivis dans le centre haïtien rapportent une diminution de leurs douleurs alors même que certains en souffraient depuis plus de vingt-deux ans. A ce jour, 125 patients sur un total de 128 présentent une rémission complète dans un intervalle temporel moyen de deux mois. A noter que ces résultats cliniques sont excessivement porteurs. Actuellement, la thérapie par le miroir (Ramachandran et Hirstein, 1998) offre le meilleur taux de guérison avec cependant 40% d’échecs thérapeutiques (Foell et al., 2013).
Un suivi systématique confirme jusqu’à présent une rémission sur le long terme, des patients traités il y a plus de quatre ans ne voyant pas réapparaître leurs douleurs. Certains rapportent que des manifestations douloureuses excessivement fugaces peuvent ressurgir dans un contexte émotionnel fort comme lors d’une explosion de colère. Cependant, tous relèvent la brièveté de ces apparitions, telle une piqûre de rappel de leurs douleurs chroniques évanouies.
La disparition de la douleur
Pour quelques patients, le membre fantôme continue d’exister. Cette sensation se trouve cependant pleinement déconnectée de la douleur. De plus, les thérapeutes leur ont appris à les projeter dans leur prothèse, ce qui en facilite l’instrumentation.
Portant à ce jour sur 128 patients haïtiens, cette expérience clinique met en évidence un lien intime entre schéma corporel et douleur. A partir de l’intégration des bases sensorimotrices constitutives du schéma corporel, la thérapie neuro-psychomotrice suit les chemins neurologiques qui portent la représentation du corps. Ce travail intense avec le patient réintroduit une cohérence entre les différentes cartes sensorielles et motrice. S’observe le plus souvent une disparition des douleurs fantômes.
Ce travail thérapeutique vient également en étayage au port de la prothèse. Car les douleurs fantômes en entravent l’utilisation, comme si le fantôme et la prothèse s’affrontaient dans un duel insoluble. Finalement, cette approche novatrice tout autant que peu onéreuse ouvre des perspectives plus qu’intéressantes pour les pays en voie de développement en proie aux conflits ou aux catastrophes naturelles. Surtout, elle s’inscrit dans les défis actuels de la santé concernant la prise en charge des douleurs neuropathiques.
[1] Quelques références
- Flor, H. (2002). Phantom limb pain: characteristics, causes and treatment. The Lancet: Neurology. 1, 07, 182-189.
- Foell J, Bekrater-Bodmann R, Diers M, Flor H (2014). Mirror therapy for phantom limb pain: brain changes and the role of body representation. European Journal of Pain. 18: 729-39
- Hunter JP1, Katz J, Davis KD (2008). Stability of phantom limb phenomena after upper limb amputation: a longitudinal study. Neuroscience : 28, 156:939-49.
- Junker-Tschopp C. (2012). Corps amputé, corps appareillé : comment reconstruire et réinvestir ce corps malmené dans son unité? Schéma corporel et perspectives neuro-psychomotrices. Les Entretiens de Psychomotricité. Bichat, 47-53.
- Ramachandran V.S. & Hirstein W. (1998). The perception of phantom limbs: The D.O. Hebb lecture. Brain 9 (121), 1603–1630.
- Reilly, K.T. et Sirigu, A. (2008). The motor cortex and its role in phantom limb phenomena. Neuroscientist, 14(2), 195-202.
[2] Figures et photos illustrent les divers aspects. En format pdf.
[4] Les bailleurs suisse : Service de la solidarité internationale du Canton de Genève, HETS - Genève, HES-SO, Société suisse de psychomotricité, la commune de Cologny ainsi qu’Alconi Management
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Comment citer cet article ?
Chantal Junker-Tschopp, «Douleurs fantômes et neuro-psychomotricité», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 12 mars 2018, https://www.reiso.org/document/2791