Le contexte d’une interruption de grossesse
Existe-t-il un contexte particulier chez les adolescentes demandant une interruption de grossesse? Une recherche menée à Genève montre que la majorité des jeunes filles concernées vivent une situation psychosociale difficile.
Par Geneviève Sandoz, psychologue, conseillère conjugale et en santé sexuelle, Unité de santé sexuelle et planning familial, Hôpitaux universitaires de Genève
Cet article est tiré d’une recherche menée en 2014 à Genève à l’Unité de santé sexuelle et planning familial [1] sur le contexte psychosocial des interruptions de grossesse (IG) à l’adolescence.
En Suisse, le taux d’IG chez les adolescentes est l’un des plus bas en comparaison internationale et la majorité d’entre elles en font le choix lors d’une grossesse accidentelle [2]. Or, la survenue d’une grossesse imprévue ne prend sens que dans un contexte donné et s’explique par l’interaction de multiples facteurs. En effet, l’utilisation d’une contraception n’est pas seulement une question de technique et d’information. Elle est aussi influencée par des représentations individuelles ou collectives liées à la sexualité et la fécondité, par des facteurs socioéconomiques, relationnels ou psychiques. Plus une femme, quel que soit son âge, se trouve dans une situation de vulnérabilité, plus la prise en charge de sa santé sexuelle et reproductive se révèle complexe [3].
Dans la perspective de mieux cerner le lien entre environnement psychosocial et IG, plus spécifiquement à l’adolescence, les dossiers des 43 jeunes filles de 18 ans et moins qui ont consulté pour une IG à l’Unité en 2013 ont été examinés, selon le contexte de la demande, dans les quatre dimensions suivantes: socioculturelle, scolaire, familiale et psychologique.
Les caractéristiques socio-démographiques donnnent une première idée sur cette cohorte :
- 15 ans : 18.6%. 16 ans : 27.9%. 17 ans : 30.2%. 18 ans : 23.3%. Plus la jeune fille est jeune, plus l’IG est corrélée à un contexte psychosocial difficile.
- Cycle: 7%. Post-obligatoire: 44.1%. Apprentissage: 14%. Classes spécialisées: 11.6%. En rupture de formation et sans travail: 23.3%
- Avec qui vivent-elles ? 9% des jeunes filles vivent avec leurs deux parents, 44.2% avec leur mère, 9.3% avec leur père, 7% avec une autre parenté, 2.3% seule et 2.3% en foyer.
- Nationalité. Plus des 2/3 des jeunes filles (67.4%) sont suisses et un petit tiers de nationalité étrangère. Presque trois quarts (72.4%) des jeunes filles suisses ont une autre nationalité. La plupart d’entre elles (75%) sont nées à Genève et font partie de ce qu’on appelle la deuxième génération.
Cette majorité de jeunes filles de nationalité suisse est en contradiction avec le profil général des femmes demandant une IG en Suisse, y compris celui des adolescentes, où les femmes étrangères sont plus représentées [4].
Sur le plan psychosocial, plus des trois quarts (76.7%) des jeunes filles sont effectivement confrontées à un environnement complexe où elles cumulent la plupart du temps les problématiques dans les quatre dimensions prédéfinies.
Le contexte socioculturel et scolaire
La migration récente, à savoir l’arrivée à Genève dans les deux ans, concerne toutes les jeunes filles étrangères de la cohorte sauf une. De plus, presque la moitié d’entre elles (46.1%) vit dans un contexte de précarité, sans statut légal. Pour ces adolescentes, la séparation d’avec leur pays d’origine marque le début d’un long parcours vers l’intégration. La confrontation à d’autres normes, en particulier dans le domaine de la santé sexuelle et procréative, complique leur parcours contraceptif [5]
Par ailleurs, un quart (25.6%) des adolescentes mentionne un conflit de loyauté important entre les valeurs attachées à la sexualité et la procréation de leur culture familiale d’origine et celles de leur culture d’accueil. Cet antagonisme ne concerne pas seulement les jeunes filles étrangères puisque dans plus de la moitié des situations (58.3%), il touche une jeune fille de nationalité suisse mais dont les parents sont issus de l’immigration.
L’ambivalence et la culpabilité face à une sexualité souvent interdite rendent problématique le recours à une contraception [6]. En effet, prendre une contraception présuppose qu’on assume l’idée d’avoir des relations sexuelles. Plus la sexualité est l’objet d’un conflit interne ou externe, plus la contraception risque d’être mal ou non utilisée.
L’échec et la rupture scolaires sont souvent les signes d’un malaise, qu’il soit d’ordre social, familial ou intrapsychique. Dans la cohorte étudiée, presque un tiers (30.2%) des adolescentes présente des échecs scolaires conséquents. Parmi elles, 76.9% sont même en rupture de formation.
Le contexte familial
Au niveau familial, les difficultés relationnelles, l’absence de communication et de soutien, les disputes, sont autant d’obstacles à une gestion active de sa santé sexuelle [7] Presque un tiers (30.2%) des jeunes filles de la cohorte vit un conflit aigu avec un des deux parents ou les deux, ou/et entre les parents. La violence familiale est mentionnée 3 fois et 4 familles sont suivies par le Service cantonal de protection des mineurs [8]. Ces dissensions concernent principalement les relations amoureuses et sexuelles mais aussi d’autres domaines de la vie de l’adolescente et de la famille.
En Suisse, au niveau juridique, une adolescente mineure peut recourir à l’IG sans mettre ses parents au courant. C’est sa capacité de discernement qui sera évaluée par le médecin [9] .Dans l’étude, la moitié (48.8%) des adolescentes ont mis au moins un parent au courant de l’interruption. Dans la presque totalité des cas, il s’agit de la mère (95.2%) même si, dans 42.8% des situations, le père a aussi été informé.
L’autre moitié (51,2%) des adolescentes n’avertit pas ses parents. Ce sont souvent la peur de la violence de leur réaction, la crainte de les décevoir ou le désir de les protéger dans un contexte de vie déjà difficile qui motivent ce silence. Par contre, 50% d’entre elles se confie alors à un autre adulte tel qu’un autre membre de la famille ou les parents du partenaire.
Au final, 27.9% des jeunes filles ont une interruption de grossesse sans aucun adulte de leur entourage au courant.
Le contexte psychologique
Un tiers (34.9%) des jeunes filles vivent une situation de perte ou de séparation: deuil ou maladie grave somatique ou psychique dans la famille (73.3%), rupture amoureuse significative (40%) ou séparation des parents en cours ou récente (20%). Là aussi, elles cumulent souvent les pertes. Si on y ajoute la migration, qui représente également un contexte de séparation, on arrive à la moitié du total des jeunes filles concernée par cette problématique.
Les bouleversements et la détresse qui en découlent logiquement peuvent rendre difficile une gestion stable et continue de la contraception. Par ailleurs, la grossesse imprévue peut faire partie des processus de deuil mis en jeu en tant qu’éventuelle compensation ou réparation des pertes réelles ou symboliques subies [10]
Presque un quart (23.8%) des jeunes filles souffrent de difficultés psychologiques sévères (dépression, addiction, impulsivité, tentamen, hospitalisations) et la plupart d’entre elles sont suivies en psychothérapie. L’IG est alors la conséquence d’un ensemble de comportements « à risque» qui mettent en danger leur santé.
16.3% des jeunes filles présentent une ambivalence importante quant à la décision de poursuivre ou non la grossesse. Parmi elles, deux jeunes filles ont déjà vécu une IG dans l’année qui précède, une jeune fille est en conflit avec son partenaire quant à la décision à prendre et deux jeunes filles sont confrontées à la décision d’interrompre une grossesse tardive, dont l’une avec un déni de grossesse.
Et la relation avec le partenaire?
Quant à la relation avec le partenaire, la grande majorité (86%) des jeunes filles estime être engagée dans un lien stable et durable où l’aspect affectif est essentiel. D’ailleurs, dans les deux tiers (61,3%) des cas, la relation existe depuis plus de 6 mois et pour 30% des jeunes filles, il s’agit du premier partenaire.
Presque tous les partenaires sont au courant de la grossesse (90.2%) et s’impliquent dans le processus de décision de l’IG. Ils sont vécus par les jeunes filles comme un soutien à la fois émotionnel et concret: présence aux entretiens à l’Unité (41.7%), accompagnement pratique et affectif (88.6%) sous la forme d’une plus grande attention, d’une participation aux démarches ou d’une contribution financière.
Les marqueurs d’un contexte global
En définitive, les trois quarts des jeunes filles de 18 ans et moins qui ont consulté pour une IG en 2013 vivent une situation psychosociale complexe où elles cumulent des difficultés dans les domaines socioculturel, scolaire, familial ou psychologique [11]. Migration récente, précarité, conflit de loyauté entre différentes normes, échec et rupture scolaires, mésententes familiales, pertes et séparations sont autant d’éléments favorisant cette fragilité psychosociale.
Sachant que la cohorte étudiée représente 64.5% des adolescentes de 18 ans et moins demandant une IG à Genève, la question est alors de savoir si les jeunes filles vulnérables viennent plus nombreuses à l’Unité ou si, de manière plus large, un contexte psychosocial difficile est effectivement un facteur de risque dans la prise en charge de la santé sexuelle des adolescentes.
L’IG à l’adolescence serait alors souvent le marqueur d’un contexte plus global où l’association de divers facteurs empêche ou complique la pratique contraceptive et génère un risque plus élevé de grossesse imprévue. Ces pistes de réflexions encouragent à mener une recherche à plus grande échelle.
[1] L’USSPF, pages internet, fait partie des Hôpitaux universitaires genevois (HUG) et sa mission consiste à promouvoir la santé sexuelle et reproductive pour la population de Genève, «Rapport d’activité 2016. Brochure «Santé sexuelle: histoire d’en parler», en format pdf. Lire aussi «Le parcours des interruptions de grossesse», paru dans REISO.
[2]Office fédéral de la statistique (OFS). (2017b). Nombre et taux d’interruptions de grossesse chez les adolescentes (15-19 ans), selon le canton de domicile - 2007-2016. Consulté 7 février 2018, lien
[3] Bajos, N., & Ferrand, M. (Éd.). (2002). De la contraception à l’avortement: sociologie des grossesses non prévues. Paris: Inserm.
[4] Office fédéral de la statistique (OFS). (2017a). Nombre d’interruptions de grossesse selon la nationalité, par canton d’intervention, femmes domiciliées en Suisse - 2007-2016. Consulté 7 février 2018, lien
[5] Pilecco, F. B., & Guillaume, A. (2017). Recours à l’avortement: changements autour de la migration. In Parcours: parcours de vie et santé des Africains immigrés en France (p. 314‑326). Paris: La Découverte. Lien
[6] Bolzman, C., Carbajal, M., & Mainardi, G. (2007). La Suisse au rythme latino: dynamiques migratoires des Latino-Américains: logiques d’action, vie quotidienne, pistes d’interventions dans les domaines du social et de la santé. Genève: IES éd.
[7] Greco, A., Reggers, J., & Glowacz, F. (2015). Interrompre ou poursuivre la grossesse à l’adolescence : facteurs de risque psychosociaux. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 63(8), 509‑517. Lien
[8] Service de protection des mineur-e-s, de l’office de l’enfance et de la jeunesse de la République et canton de Genève, lien, consulté le 07.02.2018.
[9] Assemblée fédérale de la Confédération suisse. (s. d.). Discernement (Art. 16d.). RS 210 Code civil suisse du 10 décembre 1907 (Etat au 1er janvier 2018). Consulté 7 février 2018, lien
[10] Rondot-Mattauer, B. (2003). Fonction de la grossesse en situation d’interruption. In Interruption volontaire de grossesse: la dynamique du sens: Un autre regard dans l’accompagnement psychologique (p. 139‑175). Ramonville Saint-Agne: Erès. Lien
[11] Deux graphiques montrent le cumul des difficultés psychosociales, en format pdf
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Comment citer cet article ?
Geneviève Sandoz, «Le contexte d’une interruption de grossesse», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 3 avril 2018, https://www.reiso.org/document/2901