La déqualification des femmes issues de la migration
Alors qu’elles sont professionnellement qualifiées dans leur pays, elles se retrouvent sous-employées en Suisse. Comment éviter, pour elles et pour le pays d’accueil, ce gaspillage de compétences ?
Par Fabienne Bugnon, directrice générale de l’Office cantonal des droits humains, Genève
Au moment où la politique de migration ne cesse d’être questionnée, dimensionnée, réorientée et même accusée de tous les maux, une modeste étude [1] réalisée par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) met en lumière les conditions dans lesquelles la migration peut être vécue dans notre pays.
Le principe directeur [2] sur lequel se base l’action de l’OIM a récemment été décrit par son directeur général, William Lacy Swing : « Faire en sorte que la migration soit une expérience sûre et enrichissante pour tous. De ce point de vue, de nombreux efforts sont requis pour réduire les obstacles à l’émigration, mais aussi pour tirer profit des opportunités qu’elle offre. La migration peut mener les individus à enrichir leur valeur, leurs compétences, leurs responsabilités économique et sociale. Pour cela, les femmes doivent avoir accès à des canaux migratoires légaux et sûrs. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons garantir leurs droits fondamentaux à toutes les étapes du processus migratoire. »
117 millions de migrantes de par le monde
Il est ainsi intéressant de prendre comme angle d’étude les femmes pour elles-mêmes, car celles-ci sont fortement présentes dans les flux migratoires, et, si leur parcours est souvent lié à celui de leur conjoint, de plus en plus de femmes migrent seules, en particulier pour des raisons économiques. En 1960, selon les statistiques de l’OIM, les femmes représentaient 47% des migrants internationaux et on estime que, à ce jour, elles représentent 49% des 240 millions de personnes qui migrent à travers le monde.
L’étude, empirique, se penche sur la situation de quelques femmes (33) installées dans le canton de Genève depuis plusieurs années (9 ans, en moyenne) et a principalement pour but de déterminer le possible impact du sous-emploi sur le bien-être psychologique de ces femmes. Elles sont toutes titulaires de diplômes universitaires, possèdent une expérience professionnelle et occupent actuellement des postes inférieurs à leur niveau de compétence.
Certes, la méthodologie choisie impacte un nombre très réduit de femmes, mais chacun et chacune d’entre nous, à la lecture, a reconnu une amie, une voisine ou une employée de maison au parcours similaire. Il est sidérant d’entendre des femmes occupées à des tâches n’exigeant aucune qualification, très faiblement rémunérées, parler de leur rôle dans leur pays comme médecin, enseignante ou juriste. L’exemple de la centaine de femmes nominées durant dix ans au Prix femme exilée, femme engagée [3] est d’ailleurs particulièrement éclairant sur cet aspect.
L’impact psychosocial du sous-emploi
Ce qui est questionné à travers cette étude, c’est aussi le rôle du pays d’accueil, de la Suisse et de Genève dans le cas particulier. A cet égard, on peut saluer la qualité du travail mené par l’OIM avec cette étude sur l’impact psychosocial du sous-emploi sur la vie des femmes migrantes qualifiées travaillant à Genève, car elle marque un pas important dans le nécessaire dialogue entre la société civile, les autorités administratives et politiques et les acteurs et actrices de la migration.
Le travail réalisé permet d’ouvrir le débat sur la manière dont sont traitées professionnellement des femmes (cela concerne par ailleurs également des hommes) qui se sont formées dans leur pays et qui, pour des raisons dépendantes ou indépendantes de leur volonté, se sont déplacées à travers le monde et se sont heurtées à toutes ces barrières plus ou moins sournoises jonchant leurs parcours migratoires et balayant des années d’études, souvent effectuées au prix d’importants sacrifices.
L’intérêt de cette étude et du débat qu’elle provoque nous ramène au-delà de la migration, au débat du genre, car il ne faut pas oublier que la sous-utilisation des compétences acquises et la déqualification d’une manière générale n’est pas l’apanage des femmes migrantes, mais bien des femmes tout court, en particulier de celles qui se sont retirées temporairement du monde du travail pour élever leurs enfants et qui se retrouvent « larguées » dans un monde professionnel toujours plus compétitif et impitoyable.
Le vocabulaire plus important que les compétences !
C’est d’ailleurs l’une des limites de cette étude qui est reconnue par ses auteures. Faute de temps, « il n’a pas été possible de comparer les résultats avec ceux de groupes de référence tels que les femmes autochtones en situation de sous-emploi ou les migrants qualifiés de sexe masculin ». Une autre réserve pourrait être formulée par rapport au fait que les femmes retenues pour l’étude ne sont pas « invisibles », elles ont un permis de séjour et bénéficient d’une intégration sociale par le biais d’associations. En cela, elles représentent, on le sait, la pointe extrême de l’iceberg.
Leur profil est toutefois très diversifié. Les pays de provenance se situent majoritairement en dehors des zones de recrutement autorisé, leur parcours est souvent lié à celui de leur conjoint mais parfois aussi à une persécution politique les concernant directement. Leur point commun est d’avoir toutes préalablement achevé des études universitaires de 4 à 6 ans et eu, en moyenne, 10 ans d’expérience professionnelle.
Les difficultés les plus souvent citées pour avoir accès à un emploi correspondant à leurs compétences sont la connaissance insuffisante de la langue française et en particulier l’absence de vocabulaire étendu, ce qui est à tort stigmatisé comme une absence de compétences, et leur statut de ressortissantes de pays en développement, en particulier pour les détentrices de permis F (admission provisoire).
Trois premières pistes d’action
Rendue publique le 22 juin 2012 dans le cadre d’un séminaire sous forme d’ateliers, organisé par l’OIM, l’étude a permis aux participant-e-s, essentiellement des femmes, d’avoir une meilleure connaissance des effets du phénomène sur les personnes touchées et leurs familles, des stratégies individuelles et des opportunités se présentant aux femmes migrantes ainsi que des recommandations sur les synergies à créer entre les réseaux existants.
Il ne s’agit donc que d’une étape dans un long processus de reconnaissance des acquis pour ces femmes et la contribution de l’OIM, même modeste, pourrait finalement déboucher sur un travail en partenariat des plus prometteurs, notamment en :
- améliorant et en facilitant l’accès à la formation ;
- élargissant l’offre de cours de langues ;
- sensibilisant les employeurs aux compétences acquises à l’étranger.
Des premières pistes assez simples, mais susceptibles de rendre leur dignité à des femmes issues de la migration tout en offrant à la société suisse la chance de pouvoir bénéficier de leur capital culturel.
[1] L’impact psychosocial du sous-emploi sur la vie des femmes migrantes qualifiées vivant à Genève, par Dr Luisa E. Marin-Avellan, psychologue, consultante auprès de l’OIM, et Blandine Mollard, chargée de projets à l’OIM, 74 pages, 2012. Commander ou télécharger gratuitement l’étude sur cette page du site internet de l’OIM.
[2] Intervention lors du 9ème Rassemblement pour les droits humains, Genève, 10 octobre 2011, en téléchargement.
[3] Créé à Genève en 2001 par Alba Viotto, ce prix distingue chaque année plusieurs femmes au parcours migratoire exemplaire.