Les néo-artisan·es du vivre-ensemble urbain
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© Anatoliy Karlyuk / Adobe Stock
Dans le sillage de grands projets immobiliers émergent les «faiseurs·ses de quartier», professionnel·les à la croisée des chemins qui accompagnent l'installation des habitant·es et favorisent le lien social dans les nouveaux espaces urbains.
Par Clémence Lehec, adjointe scientifique, et Simon Gaberell, professeur associé, Haute école de travail social Genève (HES-SO)
Une série de nouveaux quartiers émerge aujourd’hui en Suisse romande. À Genève, ces derniers font partie des grands projets urbains lancés ces vingt dernières années par le Canton pour répondre à la pénurie actuelle de logements et à l’augmentation projetée de la population. Ce contexte urbain est porteur d’exigences nouvelles en matière d’intégration et de participation des habitant·es, en lien avec la prise en compte des enjeux écologiques.
La révision du nouveau plan directeur à Genève a adopté une approche collaborative en invitant pour la première fois la société civile à y participer. En outre, la réforme des plans localisés de quartier, outil privilégié de l’aménagement du territoire sur le canton de Genève, a entériné en 2015 l’obligation de participation citoyenne dès les premières étapes du projet urbain. Enfin, la politique cantonale de cohésion sociale en milieu urbain, portée par le Département de la cohésion sociale, cible spécifiquement ces nouveaux quartiers pour développer des actions concertées avec l’ensemble des parties prenantes qualifiées comme actrices du territoire et du développement urbain, notamment les communes concernées, les fondations immobilières et le département du territoire.
En lien avec le « tournant participatif », de nombreux bureaux d’urbanistes ou des collectifs d’architectes se sont spécialisés sur ces enjeux ces dernières années laissant apparaître une modification de l’identité de ces professionnel·les, déjà documentée (Leonet, 2018 ; Maeder et al., 2019 ; Matthey, 2015). Des associations de travailleurs sociaux spécialisées dans l’intervention communautaire émergent également. Des faitières et réseaux sont apparus au niveau cantonal, romand et national [1] et plusieurs formations spécifiques ont récemment été développées [2]. La professionnalisation du champ de la participation citoyenne n’a toutefois rien de récent, à témoin l’apparition des premiers technicien·nes dans les années 1970 dans le contexte français (Nonjon, 2005). Par ailleurs, leurs profils, champs d’action et rôles ont déjà été largement étudiés (Bherer et al., 2017).
Une profession émergente ?
Toutefois, depuis une dizaine d’années, de nouveaux·elles professionnel·les ont fait leur apparition dans le contexte suisse romand. Leur spécificité est liée à l’échelle de leur périmètre d’action, ainsi qu’à la temporalité de leur intervention dans le projet urbain, soit à l’arrivée des premiers et premières habitantes, autrement dit à la « mise en service » des nouveaux quartiers. Leur fonction est d’accompagner l’emménagement des habitant·es en portant une attention particulière à l’accueil, à l’accès à l’information et en favorisant l’intégration, le vivre-ensemble et la participation à la vie de quartier.
Les nommer « faiseurs et faiseuses de quartier » contribue à souligner leur double mission, qui tient de la fabrique concrète de la ville tout comme de la construction de liens sociaux devant permettre l’émergence d’un quartier (compris comme une unité territoriale appropriée par ses habitant·es et usagers·ères). Qu’ils et elles soient nommé·es activateurs·trices ou coordinateurs·trices de quartiers, chargé·es de mission cohésion sociale ou encore consultant·es indépendant·es, cette dynamique est actuellement en pleine croissance. Nous postulons que, derrière ces appellations multiples, se trouve une diversité d’acteurs·trices et de structures, porteur·ses d’objectifs parfois divergents, qui participent au renouvellement des métiers de l’urbanisme et de l’action sociale. Certains aspects de ce phénomène, qui fait l’objet d’une recherche financée par le Fonds national suisse pour quatre années [3], sont éclairés ici.
Ainsi en est-il par exemple d’un projet pilote porté à Genève par une convention de collaboration entre le Canton et une commune : celui-ci prévoit un plan d’action de cohésion sociale pour accompagner l’arrivée des habitant·es et repose sur sept axes que sont la gouvernance, l’accueil et l’information, l’aménagement et la mobilité, le vivre-ensemble, le développement participatif, l’intégration sociale, ainsi que l’évaluation. Pensé pour une durée initiale de deux années, ce plan d’action prévoyait la création d’un poste de coordinateur·trice de quartier rattaché aux services communaux, mais déployant ses activités spécifiquement au sein du quartier de Pont-Rouge. Chargée de sa mise en œuvre, la personne recrutée est rattachée au service social de la commune. Elle a toutefois la particularité d’occuper une place pivot dans le dispositif de gouvernance transversal qu’elle coordonne, regroupant l’ensemble des services communaux actifs dans le quartier, les propriétaires immobiliers, des représentant·es cantonaux·ales et l’association de quartier.
Si les instances publiques s’emparent du sujet de l’accueil des nouveaux et nouvelles habitant·es, c’est que les défis qui sont les leurs sont importants. De fait, de nombreuses communes verront leur population doublée, voire triplée par la réalisation des grands projets urbains ces prochaines années, ce qui pose d’importants défis sociaux tant en termes d’infrastructures publiques que d’intégration des nouveaux et nouvelles habitant·es au tissu communal. Il semble ainsi exister une conscience partagée du fait que ces modifications majeures du territoire ne pourraient pas avoir lieu sans l’accompagnement d’un·e professionnel·le, a minima dans la phase de mise en service de ces nouveaux quartiers, et ce afin de renforcer la cohésion sociale et de prévenir les inégalités territoriales.
La mise en place de ces postes, renforcée par la mise à disposition d’un espace au sein du quartier, ambitionne ainsi de faciliter la communication, les liens et interactions entre les habitant·es et les institutions. Ces nouveaux et nouvelles professionnel·les agissent en complément des dispositifs communaux par ailleurs déployés sur le territoire, tels que les services sociaux, les maisons de quartiers, ou les travailleurs sociaux hors murs.
Mais les pouvoirs publics ne sont pas les seuls à porter leur attention sur ce moment particulier du projet urbain et sur les enjeux spécifiques liés à cette phase de développement. Certaines entreprises totales proposent la mise en place d’un accompagnement des habitant·es lors des premières années suivant la livraison d’un projet, comme une prestation complémentaire censée garantir une certaine qualité de vie dans le nouvel environnement. Encouragés à participer à la vie de quartier, il s’agit alors pour les habitant·es de s’autonomiser en prenant progressivement en main une association de quartier dont les objectifs concernent notamment l’animation et la vie de l’espace public. Un dispositif de financement indépendant peut être prévu en vue d’assurer à terme la pérennité de cette association.
On peut également citer des régies, des entreprises privées ou bureaux de conseil, d’architecture ou d’urbanisme qui se sont spécialisés ces dernières années dans ce qu’ils nomment « l’activation de quartier ». Enfin, on trouve également des structures associatives et coopératives qui portent ces mêmes ambitions d’animer un quartier en investissant du temps professionnel dans ce passage du chantier à un espace habité. L’émergence d’une nouvelle portion d’urbanité (au sens matériel et relationnel) semble ainsi nécessiter une présence professionnelle pour advenir et questionne sur les modalités d’action et les finalités poursuivies par ces nouveaux acteurs de la fabrique urbaine.
Temps et périmètre d’action de ces professionnel·les
Portées par les pouvoirs publics, privés, associatifs et coopératifs, ces actions se déploient dans un contexte de territorialisation de la question sociale (Donzelot, 2012). S’agit-il alors de déployer une action sociale préventive, c’est-à-dire de soutenir une activité professionnelle en charge de prévenir la survenue probable de tensions urbaines ? La question, posée à partir d’un autre point de vue, à savoir celui du développement territorial, tourne le constat à l’inverse : s’agissant d’une action déployée au moment où le quartier est livré, on pourrait y voir l’aveu d’un manque d’urbanité potentielle ou de défauts urbains qui seraient déjà connus, quand bien même ledit quartier est flambant neuf. Il s’agirait par exemple de venir pallier un manque d’anticipation concernant les équipements collectifs tels que des écoles, des espaces de quartier, parcs ou problématiques liées aux points de collectes des déchets, par exemple. Le rôle de ces professionnel·les est alors de faire remonter les besoins identifiés auprès des habitant·es et usagers·ères afin que des aménités puissent être programmées si cela n’avait pas été le cas ou modifiées pour être améliorées. Il s’agit également dans certains cas de temporiser les attentes des habitant·es et usagers·ères avant la réalisation de certains équipements.
La convergence d’acteurs aux intérêts différents autour de l’investissement dans ces missions questionne. En effet, derrière ces interrogations autour de la dimension préventive ou curative des actions déployées, il convient de s’interroger sur les objectifs qui sous-tendent la création de ces postes et l’allocation de moyens pour ce faire. S’agit-il d’un moment transitoire, qui correspond à la survenue concomitante de nombreux nouveaux quartiers et donc d’une spécialisation temporaire à la croisée des métiers de l’urbanisme et du travail social ? Que signifierait une pérennisation de ces actions quant à l’échelle d’intervention ? En d’autres termes, si une présence professionnelle est nécessaire à l’émergence de quartier de qualité, conviendrait-il d’étendre ce dispositif à l’ensemble des quartiers existants ? Permettant d’envisager une sortie des silos de l’intervention publique et de manière générale une hybridation disciplinaire, s’agit-il là d’une nouvelle manière de gouverner la ville, ses habitant·es et usagers·ères ?
Compétences et construction d’un champ professionnel
De façon sous-jacente, les interrogations autour des objectifs politiques qui président à la création de ces postes ouvrent sur la question des compétences mobilisées par les personnes qui incarnent ces fonctions. En effet, les missions confiées à ces professionnel·les sont étendues, allant du travail de terrain au plus près des habitant·es à la gestion et, parfois, au pilotage d’un système d’acteurs complexe et multiscalaire. Pour ces professionnel·les, il s’agit alors de s’appuyer à la fois sur des compétences sociales à l’image des travailleurs et travailleuses sociales et sur des compétences techniques à l’image des urbanistes. Ces emprunts ou hybridations nécessitent d’ouvrir un questionnement sur le nécessaire dialogue interprofessionnel qu’ils induisent.
Ces professionnel·les s’appuient également sur les ressorts du personnel, caractéristique principale de ce que le sociologue Gilles Jeannot a appelé « les métiers flous » (2005). En effet, ils et elles font face à des situations de travail qui mobilisent un savoir discrétionnaire et ne saurait être normalisé comme l’application d’un savoir standardisé. Le champ de tension qui se révèle dans la définition de leur identité professionnelle, située à la croisée de plusieurs champs, interroge sur la constitution d’un champ professionnel autonome bien circonscrit et spécifique qui serait garant de l’institution de la profession. C’est notamment ce que le chantier de recherche que nous ouvrons actuellement entend déterminer.
Bibliographie
- Bherer, L., Gauthier, M., & Simard, L. (2017). The Professionalization of Public Participation (Routledge).
- Donzelot, J. (2012). Question urbaine et question sociale : Qu’est-ce qui a changé ? In Changements et pensées du changement : Échanges avec Robert Castel.
- Jeannot, G. (2005). Les métiers flous. Travail et action publique (p. 166). Octarès.
- Leonet, J. (2018). Les concepteurs face à l’impératif participatif dans les projets urbains durables : Le cas des écoquartiers en France. Conservatoire National des Arts et Métiers.
- Maeder, T., Mager, C., Matthey, L., & Merle, N. (2019). Être urbaniste en Suisse romande. Description d’un champ professionnel en mutation. (Institut de gouvernance de l’environnement et développement territorial).
- Matthey, L. (2015). Malaise dans la profession. Métropolitiques.
- Nonjon, M. (2005). Professionnels de la participation : Savoir gérer son image militante. Politix, 70(2), 89.
[1] On peut citer le réseau Quartier Commun, la Plateforme des intervenant·es de quartier (regroupant les employés de différentes communes genevoises), Reropa (le réseau romand de la participation) ou encore la Faîtière suisse de la participation.
[2] On peut citer les CAS «projets urbains et pouvoir d’agir», «dynamiques participatives et pratiques émancipatrices» ou encore «gouvernance participative et action locale».
Cet article appartient au dossier Solidarité et lien social
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Clémence Lehec et Simon Gaberell, «Les néo-artisan·es du vivre-ensemble urbain», REISO, Revue d'information sociale, publié le 23 janvier 2025, https://www.reiso.org/document/13614